L’attitude scientifique, douter ou relativiser ?, Hubert Krivine

L’attitude scientifique, douter ou relativiser ?, Hubert Krivine

n1-Doute-KrivineUne horloge arrêtée indique certainement l’heure exacte – et même deux fois par jour – mais on ne sait pas quand. De la même façon, le doute systématique permet certes de se prémunir des erreurs ou des escroqueries, mais il ignore également le vrai au passage. Quelles que soient les satisfactions intellectuelles et souvent mondaines qu’il peut procurer, le doute systématique est donc aussi opérant que notre horloge arrêtée. Historiquement pourtant, le doute a fait œuvre salutaire : c’est le « doute scientifique » apparu comme mise en question des vérités révélées. Sous sa forme plus moderne, c’est la notion popularisée par Popper que toute vérité pour être scientifique doit être réfutable. Une vérité scientifique « indiscutable » est donc un oxymore. Croire une affirmation seulement quand on a de bonnes raisons de la croire vraie peut sembler une banalité, un comportement que tout le monde tient. Mais le « seulement » rend ce comportement souvent difficile à maintenir. Les exemples abondent. Croire à un paradis au ciel, comme l’annonce la Bible ou en URSS comme le proclamait la propagande de Staline, sont des croyances fondées sur le bienfait qu’on en espère(1). La religion peut éventuellement calmer la peur de la mort et l’astrologie répondre à des angoisses, ça ne les rend pas vraies pour autant. Les « bonnes raisons » fondées sur l’avantage (ou l’inconvénient) qu’il y aurait à croire (ou à ne pas croire) sont en fait de bien mauvaises raisons. Il en va de même quand on juge une information seulement à l’aune de sa source. Qu’une information vienne de la CIA la rend certes douteuse, mais ne la disqualifie pas à coup sûr : après tout, ces Messieurs, quand ça les arrange, peuvent aussi avoir intérêt à dire des choses qui se trouvent être vraies : hélas, le goulag a bien existé. Lemaitre, prêtre de son état, président de l’Académie pontificale, a élaboré une théorie de « l’œuf primitif » qui fut initialement saluée par le Pape comme prouvant le Fiat Lux de la Bible. Et pourtant, cette théorie actuellement appelée « Big Bang » est universellement reconnue. Mais quid des « bonnes raisons » si on se refuse de les fonder sur leur vertu opératoire de court terme ? La réfutabilité, la reproductibilité, l’universalisme, la parcimo- nie, la capacité à prévoir, la consistance, etc. sont les attributs habituels d’une proposition jugée « scientifique ». Il faut ajouter un autre au moins aussi important et curieusement moins souvent évoqué : son imbrication dans le reste des connaissances. Cette imbrication lui procure en quelque sorte un poids effectif supérieur à la force de ses seuls succès locaux. En d’autres termes, le poids d’une connaissance intégrée s’alourdit du poids de toutes les autres(2). Les journalistes peuvent sans état d’âme titrer sur la mémoire de l’eau ou la vitesse des neutrinos supérieure à celle de la lumière, la communauté scientifique, effrayée par la chaîne des conséquences, est plus réservée. Conservatisme de la science ? Peut-être, mais c’est aussi l’exigence qu’à affirmation exceptionnelle il faut des preuves exceptionnelles. N’oublions pas que cette même communauté aura accepté la mécanique quantique avec son cortège de résultats stupéfiants (chat de Schrödinger mort et vivant à la fois, un électron passant simultanément par deux trous à la fois, etc.). Cette version de la validité des connaissances scientifiques est radicalement mise en question par les tenants (ou les héritiers) du « programme fort »(3), pour qui « le contenu de n’importe quelle science est social de part en part ». À des variantes près, Bruno Latour, dans son livre La Science en action (La Découverte, 2005), s’était fait le chantre de ces conceptions. Nous ne sommes pas certains que Latour continue aujourd’hui encore à flirter avec ce courant relativiste, mais son œuvre a eu un grand écho national et international. Un commentaire de Jacques Bouveresse sur le philosophe allemand Spengler (1880-1936) semble écrit pour lui : « Spengler – dont certains de nos philosophes des sciences « post-modernes », qui connaissent aujourd’hui un succès comparable au sien, ne semblent toujours pas avoir remarqué à quel point il les avait devancés – s’est contenté de sauter immédiatement à la conclusion qu’il n’y avait pas de réalité, que la nature était une simple fonction de la forme culturelle variable dans laquelle elle s’exprime, autrement dit, que c’est la nature qui est une fonction de la représentation que nous en construisons, et non pas, comme on pouvait le croire et l’espérer jusqu’à présent, l’inverse. Et il est parvenu à la conclusion que les questions épistémologiques étaient, en fin de compte, uniquement des questions de style, les systèmes physiques se distinguant les uns des autres et s’opposant les uns aux autres comme les tragédies, les symphonies et les tableaux, en termes d’écoles, de traditions, de manières et de conventions (c’est à peu près textuellement ce qui est affirmé dans Le Déclin de l’Occident). » Synthétiquement, ce courant de pensée considère naïf de faire intervenir la Nature – c’est-à-dire l’expérience – comme arbitre des controverses scientifiques ; ou, plus subtilement, ne la considère que comme un argument rhétorique supplémentaire. La notion de « vérité » scientifique serait une imposture. À la limite, ce sont les scientifiques qui fabriqueraient les objets qu’ils croient « découvrir ». Qu’est-ce qui décide alors de la clôture d’une controverse ? Ce serait le rapport de forces entre les différents réseaux hommes (et machines) protagonistes du débat. Les chercheurs, nous affirme Bruno Latour : « n’utilisent pas la nature comme un juge extérieur et, comme il n’y a aucune raison d’imaginer que nous sommes plus intelligents qu’eux, nous n’avons pas, nous non plus, à l’utiliser. » Typique encore est l’affirmation d’Isabelle Stengers (Les concepts scientifiques, Gallimard, 1991) : « Un concept n’est pas doué de pouvoir en vertu de son caractère rationnel, il est reconnu comme articulant une démarche rationnelle parce que ceux qui le proposaient ont réussi à vaincre le scepticisme d’un nombre suffisant d’autres scientifiques, eux-mêmes reconnus comme « compétents » […]» Comme souvent, chez ces relativistes on passe d’une trivialité vraie : « si le concept est reconnu », c’est bien qu’il y ait « un nombre suffisant d’autres scientifiques » pour le faire, à une trivialité fausse : cette reconnaissance ne devrait rien à « son caractère rationnel ». Latour, comme Stengers ne prennent aucun risque et couvrent tout le champ du possible en affirmant que c’est le meilleur réseau qui gagne, mais ils n’ont rien dit. En revanche, lorsqu’ils racontent que la nature, c’est-à-dire l’expérience et l’imbrication dont nous avons parlé ne jouent qu’un rôle rhétorique d’appoint, ils disent quelque chose et ce quelque chose est faux. Galilée avait osé affirmer, contre Aristote et le Saint-Siège, que les montagnes de la Lune et les satellites de Jupiter n’étaient pas des artefacts de sa lunette. Il a finalement gagné parce que montagnes et satellites étaient bien là, tout simplement. Tout simplement ? Mais les satellites de Jupiter et les montagnes de la Lune étaient là depuis des milliards d’années et personne ne les avait vus. Pour ce faire, il fallait de l’audace, une certaine curiosité et surtout disposer de la lunette des Hollandais. Audace, curiosité et lunettes ne tombent pas du ciel ; ce sont clairement les productions d’une société à un certain moment. Mais ceci ne fait pas des montagnes de la Lune une construction sociale. Les théories relativistes sont peu connues, et en tout cas sans influence, chez les professionnels de la science, qui de façon générale – et à tort – se désintéressent de la sociologie des sciences(4). Nous leur avons donné de l’importance dans la mesure où elles en ont pour certains journalistes « savants » et décideurs politiques, voire pour certains enseignants. Sciences Po, par exemple, censé former nos futures « élites », avait choisi un sociologue comme directeur scientifique : Bruno Latour. Ces théories ne sont pas directement responsables des politiques scientifiques actuelles mais en constituent d’excellents compagnons de route. En effet, si le succès d’une théorie scientifique sur ses concurrentes est dû à la constitution d’un lobbying assurant la meilleure publicité, voire la meilleure propagande, mieux vaut alors développer dans les universités le budget « com », assurer le meilleur réseau, développer la visibilité, la concurrence et l’ « excellence ». Cette conception cynique d’une recherche mue par le désir de pouvoir se rapprocher du coup d’un désir d’enrichissement personnel, d’où le rôle de la prime au mérite et la tendance à faire du facteur h(5) le critère de la valeur d’un chercheur et du classement de Shanghai, celui d’une université. Dans cette période d’austérité, c’est un choix plus économique que celui d’une formation de masse et d’expériences coûteuses dont les résultats ne sont jamais garantis. Il ne s’agit pas de stopper la recherche, mais de la ramener à ce qu’elle vaut : un argument de plus dans la rhétorique de la compétition. Le malheur voudrait que cette philosophie déviante devienne auto-réalisatrice. Alors, on ne formera plus des chercheurs, mais des gagnants ou des « communicateurs », visant à se faire une place sur un marché des connaissances. Confondre l’intérêt de la science avec son intéressement, c’est à terme la stériliser.

HUBERT KRIVINE est physicien. Il a été chercheur au Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques de l’Université Paris-Sud (LPTMS).

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