Comment expliquer le démantèlement du groupe Atos ? Sylvain Delaitre*

Pour saisir les enjeux de l’actuel bradage du groupe d’informatique à un homme d’affaires – par ailleurs grand patron de presse –, il faudrait recourir à des termes peu familiers aux non-spécialistes, de supercalculateurs et HPC (high performance computing) à cybersécurité et cyberdéfense, en passant par ordinateur quantique, grid de microprocesseurs ou scalabilité.

*Sylvain Delaitre est ingénieur-chercheur, membre du Conseil supérieur de la réserve militaire et de la CGT Métallurgie.

Pour faire plus simple, penchons-nous sur une affaire industrielle malheureusement assez similaire qui s’est déroulé en 1996, sous le gouvernement Jupé. À l’époque, le nouveau gouvernement, de droite, décide de privatiser largement l’industrie française, en commençant par ses fleurons. Le groupe Thomson est sur la liste. En 1996 donc, ce groupe dual (activités civiles et militaires) représente beaucoup de capacités industrielles : informatique et infogérance, électroniques et hyperfréquences, télécoms militaires, composants spécifiques, radars et systèmes d’armes, sonars pour navires et sous-marins, systèmes de navigation, optiques infrarouges, électroménager et télévision, traitement du signal, deux laboratoires de recherche (Orsay et Rennes)…

LES DANGERS DE LA PRIVATISATION

Le gouvernement profite de la privatisation pour procéder au dépeçage du groupe. La branche militaire, avionique et sécurité est confiée à l’industriel et patron de presse Jean-Luc Lagardère, qui possède déjà le groupe Matra (aéronautique et militaire), tandis que la partie grand public (produits civils : TV, hi-fi et appareils ménagers) est cédée au consortium coréen Daewoo.

Il faut reconsidérer l’avenir du groupe Atos en conservant les portefeuilles des brevets les technologies, les métiers les compétences et les salariés.

Si une petite partie des dirigeants est résignée à collaborer avec Lagardère, la très grande majorité des salariés ne l’accepte pas. Grâce à la mobilisation des syndicats, au premier rang desquels la CGT, l’affaire tourne dès le début au scandale d’État. Les propos du Premier ministre Alain Juppé et du ministre des Finances Jean Arthuis, selon lesquels Thomson n’aurait que des dettes et ne vaudrait que un franc symbolique, finissent par révolter les indécis.

Thomson a fait perdre d’évidentes synergies industrielles et de propriété intellectuelle, de même le dépeçage d’Atos va rendre les parties restantes beaucoup moins efficaces

La valorisation de l’ensemble du groupe industriel à 1 F (un franc !) était une faute gravissime, car la valeur d’un tel groupe ne se réduit pas à son bilan comptable ; elle est constituée de l’ensemble de toutes les compétences de ses salariés, de son immense portefeuille de brevets et de ses laboratoires de recherche, de ses marques commerciales et de ses parts de marché… On retrouve exactement le même argument pour contester le prétexte, à savoir qu’Atos aurait 3 G€ de dettes, au démantèlement d’Atos aujourd’hui.

DES LEÇONS À TIRER

De même que le découpage de Thomson a fait perdre d’évidentes synergies industrielles et de propriété intellectuelle, de même le dépeçage d’Atos va rendre les parties restantes beaucoup moins efficaces et, sur le plan économique, va remettre en cause leur viabilité.

Le scandale du cadeau de Thomson à Matra et Daewoo a tellement mobilisé les salariés, les citoyens et les journalistes que la Commission de privatisation a déclaré, en novembre 1996, être « dans l’impossibilité de rendre un avis » (!). Le projet est resté bloqué, et le changement de gouvernement de 1998 a rebattu les cartes…

Rétrospectivement, on a froid dans le dos, car si Matra (avec Noël Forgeard) s’est retourné vers les Allemands pour participer à la création d’Airbus Défense (EADS à l’époque), Daewoo, lui, a été condamné pour fraude massive par la justice coréenne deux ans après, et a été dissous !

Cela n’a pas sauvé pour autant les activités civiles de Thomson, car les pouvoirs publics l’ont laissé tomber, mais le groupe Thomson-CSF (la branche sécurité, défense et aéronautique) a poursuivi sa route malgré des alliances stratégiques assez peu judicieuses ; en premier lieu, l’accord avec Alcatel de 1998, qui n’a pas eu d’effet industriel positif : Alcatel s’est retiré en 2005 au bénéfice de Dassault. Même si la privatisation a bien eu lieu, l’État y conserve une très forte participation, en direct, et en indirect via la société Dassault.

QU’EN EST-IL DE LA COMPARAISON AVEC ATOS ?

Le nom Atos est beaucoup récent que celui de Thomson ou de Thomson-CSF (qui datent respectivement du début du XXe siècle et de 1967). Il ne reste pas moins qu’Atos, groupe né en 1997, a procédé en 2014 au rachat de Bull, acteur historique de l’informatique en France passé sous contrôle de General Electric en 1964, d’où le plan Calcul décidé sous de Gaulle. Thierry Breton est un de ces PDG historique, qui a présidé à la forte croissance du groupe dans les années 2010, croissance d’ailleurs critiquée, car toutes les acquisitions n’étaient pas judicieuses, ainsi de certaines coquilles vides. Pour mémoire, M. Breton officia d’ailleurs en tant que P-DG au sein du groupe Thomson de 1997 à 2002. Au fait, que pense le « stratège de l’année 2001 » (c’est la Tribune qui l’affubla de ce titre) et aujourd’hui commissaire européen de ce qu’il advient de son ancien groupe ?

Toujours est-il que ses successeurs, beaucoup moins médiatiques, ont contribué à faire monter la dette, et à déstabiliser Atos, les plans de « redressement » se suivant mais n’améliorant en rien la situation comptable du groupe, bien au contraire.

Le gouvernement profite de la privatisation pour procéder au dépeçage du groupe.

Aujourd’hui, le plan du conseil d’administration (pas de participation étatique directe) propose tout simplement le démantèlement du groupe, principalement au profit de l’homme d’affaires (Casino, presse…) Daniel Kretinsky. Toute l’infogérance et les activités informatiques d’Atos lui seraient cédées ; et il prendrait 7,5 % du capital de la pépite Eviden (qui regroupe la cybersécurité, cyberdéfense, supercalculateurs, calcul intensif, cloud…) ; bref, il pourrait avoir le contrôle de toutes les activités critiques, y compris celles concernant la simulation du nucléaire militaire ! Ce découpage implique une perte de synergie et d’efficacité économique (réduction du spectre d’activité, fin des coopérations internes, affaiblissement du réseau commercial…) et une mise en danger d’une partie des activités régaliennes de la France, sous forme d’une perte de souveraineté. C’est complètement incompréhensible, au moment où le gouvernement ne parle que de réindustrialisation, de la nécessité d’un cloud souverain, et du besoin de développement de l’IA, et tout cela dans un cadre de cybersécurité garantie de bout en bout !

ALORS QUE FAIRE ? QUELLE SOLUTION ?

La situation est à bien des égards critique, et elle demande donc que des mesures d’urgence soient adoptées, à commencer par décréter un moratoire sur la vente. L’intervention, au moins provisoire, de la puissance publique devient nécessaire : une nationalisation temporaire est « admise dans notre droit », comme le soutenait Arnaud Montebourg lorsqu’il était ministre du Redressement productif. Cela permettrait de prendre le temps de reconsidérer l’avenir du groupe Atos, en conservant les portefeuilles de brevets, les technologies, les synergies entre les domaines, les complémentarités, les métiers, les compétences et les salariés.

La situation est à bien des égards critique, et elle demande donc que des mesures d’urgence soient adoptées, à commencer par décréter un moratoire sur la vente.

L’intervention de l’État doit également contribuer à sécuriser la situation bancaire du groupe, via des financements stratégies (type France 2030) sur les technologies critiques d’Atos, en utilisant des financements remboursables sur la durée.

L’État devrait, étant donné le caractère souverain de beaucoup de technologies, prendre au minimum une participation au capital, avec une minorité de blocage sur les décisions stratégiques, niveau du conseil d’administration (qui a été largement défaillant ces derniers temps). Cela pourra garantir à tous les clients que le groupe reste dans une trajectoire crédible, et sera en capacité de se développer à niveau, dans les domaines stratégiques.

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