Le Nobel et le chaudronnier, Jean-Claude Lagron*

Chaque année, les pays riches se félicitent de l’attribution à un des leurs d’un des prix Nobel scientifiques. La France y tient une place très honorable. Pour comprendre les facteurs qui y conduisent, par-delà le mérite personnel des lauréats, c’est tout le fonctionnement économique, social et culturel des nations qu’il faut prendre en compte.

*Jean-Claude Lagron est dessinateur-projeteur, ancien ingénieur au CNRS.

Depuis 1901, date de création du prix Nobel qui en 1903 récompensa pour la première fois des Français, Pierre et Marie Curie et Henri Becquerel, les conditions d’exercice des activités scientifiques se sont radicalement transformées.

Aujourd’hui, le caractère personnel de ces distinctions pourrait laisser penser qu’elles couronnent quelques cerveaux éclairés. C’est partiellement vrai, car les idées nouvelles proviennent de personnes très engagées dans une discipline, mais c’est aussi une vision très éloignée de la réalité du travail scientifique. Par-delà le mérite des heureux récipiendaires, la fertilité du travail de recherche effectué dans les laboratoires est le fait de collectifs de travailleurs – de ces laboratoires ou extérieurs – aux spécialités très diverses qui mettent en commun leurs savoirs et leurs savoir-faire. Le plus grand mérite d’un Prix Nobel est peut-être d’avoir été capable de s’appuyer sur les connaissances disponibles pour les porter plus loin.

LA MONDIALISATION DE LA PRODUCTION DES SAVOIRS

En arrière-plan de ces récompenses, il y a aussi de coopérations internationales. Bien que très déséquilibrées, celles-ci sont bien réelles. Cependant, 95 % des femmes et des hommes nobélisés proviennent des pays riches. Or l’activité de recherche dans le monde est bien plus répandue que ne le laisse croire cette apparente suprématie essentiellement occidentale. Au prix d’un pillage des meilleurs éléments des pays moins développés, une grande partie du travail scientifique dans les pays les plus riches est le fruit d’équipes de recherches composées d’acteurs venus d’autres pays. Or les postulants au Nobel sont tous des autochtones. Cette omnipotence occidentale tend à effacer l’apport bien réel des scientifiques d’autres pays ; elle montre aussi combien l’environnement dans lequel s’exerce chaque activité humaine joue un rôle majeur.

Les publications scientifiques reflètent partiellement cette mondialisation de la recherche; tout comme les distinctions scientifiques, elles sont les fruits d’échanges et de coopérations mondiales permanentes. Tous les pays ne sont cependant pas à égalité, car la disparité des moyens qui sont consacrés à la recherche est considérable, notamment dans les disciplines faisant appel à une instrumentation de plus en plus sophistiquée et de plus en plus coûteuse.

La situation politique internationale influence considérablement ces coopérations. Les guerres, les tensions provoquées par les volontés hégémoniques des plus puissants, la militarisation de la recherche et des économies pèsent très négativement sur les dynamiques de recherche. Ces tensions renforcent la suprématie des pays dominants.

Le Nobel (il n’est pas le seul) véhicule – à son corps défendant – une image presque irréelle de ce qu’est le mouvement des savoirs, de ses moteurs, des défis qu’il relève constamment.

Alors que l’accès et le partage des savoirs sont des enjeux majeurs de société, ils en sont fréquemment isolés. Cela donne un caractère élitiste à la recherche en ce sens qu’elle se développerait indépendamment de la société. Rien n’est plus faux. Cet isolement répand auprès de ceux qui sont de plus en plus éloignés de la diffusion des savoirs des sentiments de défiance et de crainte, et cela peut aller jusqu’au rejet, voire à l’irrationalisme, en raison des effets possibles ou supposés de ces évolutions.

N’oublions pas que, pour répondre à la dictature des marchés financiers, la désindustrialisation et les vagues de licenciements qui l’ont suivie ont été justifiées par l’inéluctabilité de la mise en œuvre des nouvelles technologies, elles-mêmes fruits supposés du mouvement des connaissances. Or les choix qui sont faits dans ces domaines ne sont pas neutres. Ils sont profondément marqués par les dogmes libéraux et ont des conséquences sociales et humaines très importantes. Il n’y a aucune fatalité à ce qu’il en soit ainsi.

L’ENVIRONNEMENT IDÉOLOGIQUE ACTUEL

Depuis quelques années, un des gadgets idéologiques pour justifier les choix et l’organisation de la recherche est l’excellence. Or cette excellence est à la recherche ce que le CAC 40 est à l’économie réelle : une dramatique supercherie.

Cette course folle et absurde vers le podium et les sources de financement qui lui sont affectées n’a d’autres objectifs que de vassaliser les programmes de recherche et leurs acteurs, de réduire certaines activités ne rentrant pas dans les dogmes du moment, de pousser à la concurrence et à l’individualisation. Concurrence et individualisation sont des non-sens devant l’exigence grandissante de coopérations.

Pour trier les vainqueurs éphémères, des centaines, voire des milliers de bureaucrates sont chargés d’établir au nom de l’excellence des courbes de performances entre pays, entre organismes, entre laboratoires, entre individus, et ce à partir de critères ubuesques. Cela n’a d’excellent que la soumission aux critères établis en d’autres lieux et non à dynamiser la recherche réelle. Cette « excellence » consiste à désigner le meilleur d’une classe, qui certes a bien appris le mode d’emploi, tout en masquant les atouts et les difficultés du reste de la classe.

La recherche est un processus complexe, faisant appel à des travailleurs d’horizons divers et aux multiples savoirs et savoir-faire. Toutes les activités humaines sont de plus en plus interdépendantes. Elles le sont particulièrement dans le mouvement des connaissances. Les activités de recherche dépendent pour une part importante de l’environnement dans lequel elles se déploient, de la pertinence des outils à leur disposition et des hommes qui les mettent en œuvre.

Le critère d’« excellence » comme outil d’évaluation pour allouer des financements est à la recherche ce que le CAC 40 est à l’économie réelle : une dramatique supercherie.

Pourtant, les conditions d’exercice de ces activités peuvent laisser penser le contraire. Ainsi, par exemple, comment un chaudronnier perçoit-il son travail par rapport à un prestigieux Prix Nobel de physique? Mais aussi, comment un chercheur perçoit-il son travail par rapport aux technologies et aux métiers qui lui permettent de l’exercer ? Pour le moins, la vision de cette interdépendance n’est pas toujours perçue à sa juste importance.

COMPRENDRE LE PRÉSENT

Pour éclairer le sujet, un petit détour historique est utile. Quand, dans les années 1950, la France a décidé de développer sa recherche, le tissu industriel national a été un précieux contributeur à cette ambition. C’est ainsi que, par exemple, pour construire les nouveaux grands instruments nécessaires aux développements des recherches sur la matière, Frédéric et Irène Joliot-Curie – tous deux prix Nobel de physique 1935 et fondateurs de l’université d’Orsay; lui fut en outre haut-commissaire à l’énergie atomique – ont créé un cadre attractif pour le recrutement de personnels techniques hautement qualifiés regroupant des corps de métiers directement issus de l’industrie qui manquaient jusqu’alors au CNRS. Il en a été de même au CEA.

C’était l’époque où la France avait encore des atouts industriels et des ambitions pour son avenir. Par la suite, en lien avec le développement des laboratoires et de leurs besoins, ces corps techniques ont à leur tour contribué à la création de nombreuses entreprises dans les technologies les plus avancées. Ce n’est pas un hasard si l’industrie et la recherche allemandes restent prédominantes en Europe. L’Allemagne a globalement moins sombré dans les délocalisations et dans la désindustrialisation. De fait, son effort national pour la recherche est supérieur à celui de la France : respectivement 2,82 % et 2,26 % du PIB. La faiblesse de financement de la recherche fondamentale et industrielle de notre pays est allée, on peut le constater, de pair avec sa désindustrialisation.

Dans les métiers techniques, les effets des politiques à courte vue menées depuis cinquante ans, privilégiant notamment la finance (et ses cupides besoins), ont fait des ravages dans de nombreux domaines. Les métiers les plus utiles à la société sont en déshérence ou très dévalorisés. Certaines rares filières industrielles échappent à la règle, comme l’armement, l’aéronautique ou le nucléaire. Mais, même dans ces filières, la pénurie de professionnels qualifiés se fait de plus en plus ressentir ; elles pâtissent de l’appauvrissement généralisé du tissu industriel national. On le constate actuellement avec les difficultés que rencontre la filière nucléaire pour recruter des personnels qualifiés dans de nombreuses spécialités.

La situation dramatique dans la santé jette un éclairage cru sur cette réalité, mais on pourrait aussi y ajouter d’autres secteurs clés dans les services publics, ou même ceux publics et privés liés aux défis environnementaux, de l’ingénierie et de la maintenance.

UNE CRISE QUI N’EST PAS NOUVELLE

Dans la recherche, le problème n’est pas nouveau. Le déclin des métiers techniques est apparu à la fin des années 1970.

Les premiers symptômes ont suscité de fortes mobilisations des personnels concernés et de leurs syndicats. Le gouvernement de l’époque avait dû engager un plan dit « de revalorisation des professions manuelles ». Il n’a pas été plus loin que de très vagues intentions, et cela pour trois raisons qui restent d’une brûlante actualité :

– tout d’abord, cette modeste revalorisation s’est faite sans aucun débat sur les causes d’une situation détériorée, des mutations et des besoins à satisfaire;

– d’autre part, son intitulé montrait parfaitement ses limites. Les mutations technologiques, industrielles ne peuvent être abordées sous le seul angle des professions manuelles. La technologie résulte de métiers avec leurs technicités spécifiques, qui ne se résument pas à des activités manuelles ;

– enfin et surtout, ce plan se situait en plein contexte de désindustrialisation massive de la France (métallurgie, sidérurgie, textile…) et de l’abandon des filières technologiques correspondantes.

En vérité, ledit plan s’est très vite transformé en plan social d’accompagnement du déclin industriel et technologique qui anticipait d’ailleurs un recul de l’effort national de recherche.

PROFESSIONNALISATION OU MANAGEMENT

La disparition de la référence aux métiers pour des appellations génériques traduit un abandon délibéré des professions techniques. Les techniciens ont remplacé les usineurs, les électroniciens, les opticiens, les chaudronniers… Dans l’administration, la situation a son pendant : managers adjoints, attachés de direction, action managériale, ressources humaines (qui n’ont d’humaines que l’appellation), businessmen en tout genre, etc., ont remplacé les secrétaires, les comptables… Les acronymes jouent leur rôle dans l’effacement de l’identification des métiers. Dans la recherche, aujourd’hui vous êtes accompagnant de la recherche. Dans la fonction publique vous êtes de catégorie A, B ou C.

Résultat d’un abandon des métiers industriels, la France en est réduite à importer à prix fort des professionnels dans la métallurgie : des tuyauteurs, des chaudronniers, des soudeurs.

Ce n’est pas qu’une question de rationalité du langage, c’est la disparition de la notion de métier, c’est la traduction d’un recul massif des formations professionnelles tous niveaux confondus, de l’ouvrier à l’ingénieur. C’est tenter de faire oublier des métiers qui n’existeraient plus. Les voies dites « professionnelles » et les métiers correspondants sont devenus des voies par défaut, censées caser les élèves en difficulté scolaire. Les professeurs, les élèves, les salariés vivent douloureusement cette marginalisation organisée.

Dans la fonction publique, les procédures de recrutement concourent elles aussi à brouiller les références à des technicités, c’est-à-dire à des métiers. Un technicien qualifié, possédant donc une qualification, n’est pas interchangeable avec n’importe quel technicien générique. Un métier se définit par un savoir et un savoir-faire spécifiques dans une spécialité, lesquels se sont construits dans l’activité professionnelle dans la durée et dans l’échange avec d’autres, pas seulement dans la même spécialité.

Ce glissement générique fourretout traduit surtout le peu d’ambition de notre pays pour les domaines concernés, publics ou industriels.

Aucun métier ne se réduit à l’exécution de tâches manuelles plus ou moins répétitives, figées dans le temps. Un métier évolue en permanence avec la société, en fonction des besoins et des techniques nouvelles. Un métier est l’exercice de compétences acquises par la formation initiale et continue, que chacun enrichit de son expérience personnelle, de ses propres savoirs et savoir-faire acquis dans sa pratique et l’interaction avec les autres. Un métier est un lien social construit par le partage et l’acquisition d’expériences communes, sublimant l’apport de chacun.

Après une bonne formation initiale, la transmission des savoirs et savoir-faire nécessite souvent plusieurs années d’apprentissage dans l’exercice de la spécialité avant que le travailleur atteigne une pleine autonomie professionnelle. L’exercice d’un métier, c’est une part importante de sa propre réalisation.

Dans le contexte général actuel, le développement du télétravail, en réduisant les échanges et les espaces vivants d’activités, risque d’avoir de redoutables conséquences professionnelles, économiques et sociales.

INVESTIR MASSIVEMENT DANS LES MÉTIERS UTILES À LA SOCIÉTÉ

La France souffre terriblement aujourd’hui de ces abandons successifs. C’est à contre-courant de la réalité du travail, qui, à l’inverse, fait appel à des spécialités de plus en plus pointues et diversifiées dans chaque corps de métier.

On ouvre des formations génériques qui, fréquemment, ne correspondent pas ou plus aux besoins. On forme des touche-à- tout, autrement dit de futurs salariés sans spécialité. Certes, une vraie formation professionnelle a un coût… Mais quel est le coût de la dépendance française en la matière?

Après avoir bradé des branches entières des filières industrielles, actuellement la France importe à prix fort des professionnels aux technicités pointues ; par exemple, dans la métallurgie, des tuyauteurs, des chaudronniers, des soudeurs… Cette dépendance découle des choix politiques dominants, lesquels privilégient la finance et ses serviteurs. Ce n’est pas de managers que la France a besoin mais de professionnels qualifiés pour répondre aux défis contemporains.

Cette déprofessionnalisation provoque une perte de repères professionnels et sociétaux, une perte de sens du travail. Elle engendre une souffrance au travail par la déqualification ainsi qu’un sentiment d’inutilité.

TECHNOLOGIES ET LABORATOIRES

Hier, la plupart des outils de recherche étaient conçus et fabriqués dans les laboratoires. Aujourd’hui, les besoins en instrumentation des laboratoires sont partiellement satisfaits par l’industrie. Cette externalisation d’une partie du travail technique vers l’industrie correspond à un rapprochement des besoins industriels et des besoins de recherche ainsi qu’à la diversification et à la technicité de l’instrumentation scientifique.

Partant de ces évolutions, au niveau d’une équipe ou d’un laboratoire, l’usage d’un professionnel très pointu n’est pas toujours nécessaire. Une certaine forme de polyvalence peut donc être très utile, à condition que ce ne soit pas au détriment de la maîtrise des technologies mises en œuvre.

En instrumentation scientifique, l’importance de la technologie n’a cessé et ne cesse de grandir. Or, face à ces transferts, la tendance est à croire que les métiers correspondants n’ont plus d’utilité dans les laboratoires. C’est une erreur. Cette vision met la recherche en situation de dépendance vis-à-vis des marchés qui, eux, ont des logiques très différentes de la recherche, ce qui pose la question de la maîtrise des outils. Qui n’a pas la maîtrise des procédés ne détient pas la chaîne des processus. En outre, les technologies les plus avancées ne sont pas toutes en accès libre. Des clauses de secret industriel ou de secret défense limitent les champs de leur diffusion et peuvent ainsi priver la recherche publique fondamentale d’outils qui lui sont essentiels.

Il serait souhaitable d’identifier certains besoins structurants des laboratoires et de fédérer leurs réalisations au plan régional ou national. Ce serait hautement préférable à l’importation d’instruments produits à des milliers de kilomètres des laboratoires, accroissant ainsi la dépendance nationale dans ces domaines.

ACTEURS OU DÉPENDANTS

Les techniciens et les chercheurs n’ont pas vocation à être des consommateurs dépendants de technologies qui leur sont de plus en plus méconnues. Qui produit et qui maîtrise les composants? Quelles incidences pour le tissu industriel français? Quelles conséquences pour la recherche elle-même ? Telles sont quelques-unes des questions qui mériteraient des réponses sérieuses. D’autant que nombre de technologies avancées sont conçues et expérimentées dans les laboratoires publics avant de leur échapper en entrant dans la sphère industrielle et commerciale.

Cela montre l’importance d’avoir dans les laboratoires des personnels qualifiés et pour maîtriser les outils produits dans l’industrie et pour pouvoir les faire évoluer en fonction des pratiques scientifiques. Dans les technologies avancées, un produit industriel doit toujours être confronté à l’expérimentation et sans cesse développé en fonction de la pratique. Dans cette interface, les techniciens qualifiés des laboratoires ont un rôle majeur à jouer. Or, aujourd’hui, de très nombreux techniciens passent leur temps à consulter les catalogues spécialisés, à passer des commandes et des marchés, puis à les réceptionner.

Dans le verbiage bureaucratique des ressources dites « humaines », cela s’appelle « polyvalence ». C’est devenu un critère essentiel de promotion. Quelle dévalorisation de compétences! Quels gâchis pour nos laboratoires ! Quelle démotivation, quel sentiment d’inutilité!

FAIRE RAYONNER LES CAPACITÉS DE CHACUN

Cette situation est préjudiciable à la recherche, à l’innovation, à l’industrie françaises. Elle est préjudiciable à la recherche car les équipes de recherche deviennent des consommatrices dépendantes de produits manufacturés et des parts de marché. Elle est préjudiciable à l’innovation car les instruments les plus novateurs sont conçus dans le cadre des activités et besoins de recherche en évolution permanente. Elle est préjudiciable à l’industrie car c’est dans les liens permanents entre les besoins de la recherche et leur commercialisation par l’industrie que s’élaborent des produits nouveaux.

Sur le plan scientifique, les coopérations entre chercheurs sont très anciennes. Elles ont montré leur pertinence, et de ce fait constituent des repères utiles. Par contre, sur le plan technologique, les coopérations sont récentes et restent très limitées. Pour l’essentiel, elles se situent dans un cadre strictement commercial pour la réalisation d’un produit déterminé. Les freins à des échanges plus approfondis, plus durables, ne sont pas que du côté industriel. Récemment encore, il était peu admis qu’un technicien de laboratoire se rende en entreprise. On pourrait imaginer que des techniciens de laboratoire séjournent en entreprise et que des techniciens d’entreprise séjournent dans un laboratoire afin d’échanger leurs expériences, de concevoir ou de finaliser un projet. Cela aurait l’intérêt de croiser les pratiques de la recherche et celles de la production.

DÉMISSION NATIONALE ET SOUMISSION AUX ACTIONNAIRES

Nombre d’entreprises françaises de haute technologie sont issues de partenariats – le plus souvent non formalisés – avec des laboratoires publics.

Cela dit, force est de constater que dans le domaine de l’instrumentation scientifique la France est de plus en plus dépendante des technologies étrangères, notamment états-uniennes ou allemandes. D’importantes entreprises technologiques françaises, surtout parmi les plus performantes, ont disparu après avoir été cédées à des multinationales plus puissantes.

Certaines grandes entreprises délocalisent leurs activités de recherche vers les pays les plus riches et leurs activités productives vers les pays les plus pauvres. Que reste-t-il en France? Une bureaucratie financière de serviteurs chargés de gérer des pôles qui n’ont plus aucune connexion entre eux, autrement dit une coquille vide.

En raisonnant profits et dividendes immédiats, une telle aberration affaiblit tout à la fois les potentiels de recherche et les potentiels industriels en détruisant les liens entre eux. Dans ces logiques illogiques, toute référence à l’intérêt national devient un langage totalement abscons.

Les modes de financement de la recherche publique jouent un rôle très négatif. Comme les ressources humaines, ils sont étroitement assujettis aux dogmes en vigueur, ce qui entraîne une stupéfiante et asservissante bureaucratie de pilotage, déresponsabilisant les véritables acteurs.

Les cénacles chargés de ces tâches ne connaissent d’ailleurs ni un laboratoire ni un atelier. Les financements sur projet contraignent les équipes à une vision de court terme. On privilégie l’achat d’un matériel clé en main, immédiatement consommable, au recrutement et à l’activité créatrice d’un professionnel qualifié.

UNE DÉVALORISATION EN ACTES

Depuis quelques années, les phénomènes relatifs à la disparition des métiers technologiques s’élargissent aux emplois scientifiques. Dans l’enseignement, la désertion des formations scientifiques l’atteste.

À cet égard, un cas illustre parfaitement cette situation. Certaines grandes écoles organisent annuellement des forums avec les entreprises. Dans le cas auquel nous faisons allusion, il s’agit du forum annuel d’une des plus prestigieuses grandes écoles à vocation scientifique et technologique de la République. Née de la Révolution française, elle avait pour objectif de donner à la nation les cadres scientifiques et techniques nécessaires à ses nouvelles ambitions. Bon an, mal an, elle a tenu ce rôle pendant deux siècles. Ce forum est un des grands rendez- vous annuels des « chasseurs de têtes ». Or les stands d’entreprises y sont dorénavant essentiellement ceux des banques, des institutions financières françaises et internationales. Et pour cause! Les cursus de cette école ont progressivement délaissé les enseignements technologiques et scientifiques au profit des formations managériales et financières.

Après une petite étude comparative, les salaires et les perspectives de carrière proposés dans ces domaines ont peu de chose à voir avec ceux de la recherche ou de l’industrie. Du point de vue de l’intérêt national, c’est une vraie forfaiture.

Et pourtant, de quoi avons-nous réellement besoin? De professionnels de santé, d’enseignants eux-mêmes formés pour transmettre les savoirs et savoir-faire, de personnels qualifiés pour répondre aux énormes défis sur l’avenir de l’humanité, dans de nombreux domaines et à tous niveaux. Les défis sociaux, climatiques et environnementaux posent des questions nouvelles et ouvrent d’immenses champs d’action à l’industrie et à la recherche. Allons-nous relever ces défis ou poursuivre dans la voie de l’impuissance collective ?

Nobel et chaudronnier ont certes des activités singulières mais, au fond, hautement utiles et complémentaires. Hasardons-nous à proposer quelques pistes d’actions.

CHANGER LE COURS DES CHOSES

Une prise de conscience de la situation actuelle, de ses causes et des gâchis qu’elle produit est un point de départ incontournable. Les difficultés rencontrées dans l‘exercice des métiers respectifs ont des origines communes, les réponses doivent être recherchées dans une réflexion d’ensemble sur leurs activités.

À partir du regard ainsi porté sur les activités techniques dans nos laboratoires, il découle, presque naturellement, deux idées majeures étroitement liées : réindustrialiser la France, revoir de fond en comble les enseignements professionnels et technologiques. Ces enjeux ne sont pas indépendants du mouvement des savoirs, et donc de la recherche. Réindustrialiser la France Pour répondre aux grands défis contemporains, il faut réindustrialiser notre pays, notamment dans les domaines industriels stratégiques de l’énergie et des transports. Ces domaines font appel à une multitude de métiers aux techniques de plus en plus poussées. Dans ce cadre, les liens recherche-innovation-industrie seraient considérablement dynamisés. Si l’un des acteurs est défaillant, la pertinence de chacune des composantes est réduite.

Alors que les activités humaines sont de plus en plus interdépendantes et appellent des coopérations, que veut dire réindustrialiser la France? Interdépendance ne signifie pas démission. Pour coopérer, il faut exister. La France doit se donner les moyens de maîtriser, de concevoir et de produire ce qui lui est nécessaire, en mutualisant ces moyens dans le cadre de coopérations réciproquement utiles. Elle ne peut répondre seule à ses besoins et aux défis planétaires qui les conditionnent, elle le pourra de moins en moins. L’interdépendance, c’est l’inverse de la subordination au capitalisme mondialisé.

L’effort national de recherche est significativement déterminé par les ambitions industrielles, lesquelles sont à leur tour conditionnées par l’effort de recherche et de développement dans la longue durée. Peut-on innover dans un désert industriel ? Peuton développer la recherche sans être en capacité de concevoir et de maîtriser les outils qui lui sont nécessaires ?

Il faut réindustrialiser la France pour créer des partenariats nouveaux entre les pratiques de recherche et les pratiques productives, entre les métiers de la recherche et les métiers de l’industrie. Il convient de faire partager cette ambition bien au-delà des milieux professionnels concernés. Il faut établir des échanges permanents entre les acteurs, les ateliers, les laboratoires et la société. Former la jeunesse pour investir dans la société Revoir de fond en comble les formations initiales technologiques et professionnelles. Cette refonte doit impérativement s’appuyer sur l’objectif d’une vraie reconquête industrielle, laquelle passe par une revalorisation massive des métiers correspondants. À partir de cette ambition nouvelle, il conviendrait d’ouvrir des filières en lien avec les évolutions actuelles et à venir des métiers et des techniques. Elles doivent s’inscrire dans de grands enjeux nationaux de reconquête de secteurs entiers ou de secteurs nouveaux comme l’énergie, les transports et l’environnement mentionnés précédemment. L’orientation vers ces filières ne doit plus être contrainte ou par défaut mais doit résulter d’un projet personnel positif. Pour cela, il convient de :

– revaloriser les métiers correspondants, de recruter des enseignants eux-mêmes formés à la diffusion des savoirs et des savoir-faire issus des métiers et technologies nouvelles ;

– renforcer considérablement les moyens consacrés aux établissements d’enseignement technique et professionnel ;

– développer la formation continue dans les établissements publics et industriels ;

– établir des partenariats avec les entreprises sur le contenu des formations et développer les échanges de formateurs.

Les contenus des formations ne peuvent être définis par les desiderata patronaux, qui se limitent à leurs besoins et objectifs de rentabilité de court terme mais par des programmes dans le long terme anticipant l’évolution des savoirs et des métiers. Changer le travail Par-delà ces deux axes prioritaires totalement interdépendants 1De ce point de vue, la nouvelle et énième réforme des lycées professionnels est, dès son annonce, plombée par l’absence d’ambition de reconquêtes industrielles et de revalorisation des métiers correspondants., dans les équipes, dans les laboratoires, dans les organismes publics, la conception et l’organisation du travail doivent être profondément changées. Il s’agit d’une question fondamentale. Soit on poursuit avec les objectifs actuels, rendant le travail aliénant, avec les rejets que cela entraîne, soit on transforme les buts du travail, et donc son organisation.

Le travail ne se résume pas à la mise en œuvre de techniques et de procédés. Les structures humaines, sociales et participatives jouent un grand rôle pour construire les liens nécessaires entre tous les acteurs.

Il conviendrait de donner beaucoup plus de pouvoir aux salariés en ce qui concerne l’orientation et l’organisation des laboratoires, des organismes de recherche et d’enseignement. Les quelques avancées issues de la loi d’orientation de 1968 ont été vidées de leurs prérogatives initiales car les conditions de leur exercice se sont profondément dégradées. On peut mesurer aujourd’hui les effets de cette dégradation. Si les salariés avaient plus de pouvoir nous n’en serions pas là.

Oui le mécanicien, l’électronicien, l’administratif ont toute leur place dans les instances décisionnelles où ils travaillent. Pour cela, ils doivent pouvoir disposer de structures professionnelles indépendantes. Cela suppose, entre autres, de considérer l’activité syndicale comme utile à la vie sociale professionnelle, et non de l’entraver, voire de la combattre.

Dans ce contexte de désocialisation du travail, de destruction des liens professionnels et de concurrence entre les personnels, les « séminaires de cohésion » aux coûts de plus en plus élevés au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie, sont de véritables farces. Ils tentent misérablement de rendre supportable l’enfer que le capitalisme et ses méthodes rendent quotidiennement impitoyable. Les quelques récréations épisodiques n’ont d’autre but que de faire perdurer l’inacceptable. L’être humain trouve son humanité dans le travail (Karl Marx), et non dans des gadgets tentant de s’y substituer.

Les dogmes managériaux considèrent avec suffisance que leurs vérités jupitériennes ne doivent souffrir aucune contestation. L’application de ces doctrines est à l’organisation du travail ce que l’élection présidentielle est à la démocratie. On voit chaque jour où ces dogmes mènent la France. L’heure est au contraire à partager les pouvoirs et les savoirs en donnant beaucoup plus de place à tous les acteurs et à la société dans les instances d’orientation et de décision.

La citoyenneté ne doit plus s’arrêter à la porte du laboratoire ou de l’atelier. Dans son activité professionnelle, chaque salarié doit pouvoir déployer toutes ses capacités pour lui-même, pour son travail et leurs rapports à la société.

DU DÉCLIN À LA RECONQUÊTE, VOILÀ L’AVENIR

La gouvernance en vigueur dans la recherche produit de la dévalorisation, de la déqualification, de la précarisation de masse. Elle est contre-productive car elle tend à faire croire aux acteurs eux-mêmes que leur apport au travail du groupe est devenu secondaire, coûteux, voire inutile, alors que c’est précisément de ce travail vivant que l’on manque partout. Elle tend non seulement à isoler, mais aussi à opposer les individus alors qu’il convient de fortifier les collectifs.

Peut-on innover dans un désert industriel? Peut-on développer la recherche sans être en capacité de concevoir et de maîtriser les outils qui lui sont nécessaires?

Revaloriser les métiers, les salaires, les rendre plus attractifs, développer les formations techniques, professionnelles, voilà l’avenir.

Dans la recherche et ailleurs, les personnels techniques ne sont pas que des accompagnants. Ce sont des acteurs à part entière. Ils doivent être reconnus pour la place qu’ils occupent, et donc disposer de beaucoup plus de pouvoir qu’ils n’en ont aujourd’hui.

Si ces quelques lignes ont permis de rapprocher le Nobel du chaudronnier en montrant que leurs préoccupations et leurs intérêts communs sont ceux de la nation, alors, demain, l’espoir pourrait enfin se transformer en changements.

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