Une politique volontariste de soutien aux prix, Jonathan Dubrulle*

Se lever le matin quand on sait que le produit de son travail ne permet guère de faire bouillir la marmite ? Depuis la réforme de la PAC de 1992, l’intervention sur les prix a été progressivement supprimée au profit d’aides directes. Désormais, ce n’est plus la valeur ajoutée créée sur l’exploitation agricole qui fait le revenu mais les subventions publiques. Plutôt qu’une conception libre-échangiste, envisageons une autre politique d’intervention.

*JONATHAN DUBRULLE, ingénieur agronome et doctorant en agriculture comparée.

DES AGRICULTEURS EXPOSÉS À LA VOLATILITÉ DES MARCHÉS…

Les prix de marché sont volatils. Du fait d’une mondialisation des échanges, un choc climatique, sanitaire ou encore géopolitique sur une production donnée, qu’il se produise ici ou à l’autre bout de la planète, aura des répercussions sur les prix mondiaux. Et c’est sans compter l’appétit des spéculateurs, qui voient cette imprévisibilité manifeste comme un support privilégié de pari.

Cette fluctuation des prix impacte considérablement les agriculteurs, qui, contrairement à d’autres agents économiques, voient le marché imposer les prix de vente du résultat de leur travail. Ces derniers ne tiennent donc pas forcément compte des coûts de production. En l’absence de contractualisation, les producteurs peuvent se retrouver avec des hausses ou des baisses considérables d’une année à l’autre, comme l’atteste la flambée des cours des céréales à la suite du conflit ukrainien, exacerbant une volatilité structurelle que la crise économique et financière de 2008 a mise au jour. Ce manque de visibilité compromet l’investissement, l’embauche éventuelle de salariés et met en danger le revenu agricole. À superficie et rendement similaires, quelle est la garantie de pouvoir rembourser l’annuité du tracteur ou de la stabulation si les prix chutent d’une année sur l’autre ?

…À UN PRODUCTEUR LÉSÉ DANS LE PARTAGE DE LA VALEUR

Des prix formés par l’aval de la filière Un prix est aussi le produit d’un rapport de forces commercial, et non d’une relation entre offre et demande. En la matière, l’aval de la filière (coopératives et négoce, transformateurs, distributeurs, etc.) tire son épingle du jeu. Tout réside dans une situation d’oligopsone, avec d’un côté une myriade de vendeurs, les agriculteurs, dispersés sur le territoire et aux intérêts parfois contradictoires ; de l’autre, un petit nombre d’acheteurs, d’agents commerciaux, nouant des alliances stratégiques entre eux et disposant de multiples relais d’influence.

Un prix est aussi le produit d’un rapport de forces commercial, et non d’une relation entre offre et demande.

Quand il s’agit de déterminer les prix, comment faire le poids face à un cartel de quatre géants mondiaux du négoce de céréales ? face à quatre centrales d’achat ? face à un industriel qui représente plus de la moitié des volumes de viande bovine consommés en France ? L’Observatoire de la formation des prix et des marges signale dans son rapport au Parlement de 2022 que, en 2018, sur 100 € de consommation alimentaire finale, moins de 7 % de la valeur totale revient au producteur, contre 15 % captés par la grande distribution et 10 % par les industries agroalimentaires. Même regroupés en organisations de producteurs, les agriculteurs ne font guère le poids face à des filières majoritairement construites pour acheter à bas prix des biens peu spécifiques, destinés à être écoulés en masse pour satisfaire une consommation de masse. Telle est la logique de l’industrialisation de filières qui prennent en étau le producteur. De tels rapports sociaux de production et d’échange tirent les prix vers le bas pour satisfaire les intérêts de transformateurs voulant payer la matière première le moins cher possible et ceux de distributeurs qui se livrent une guerre des prix acharnée.

Un effet « ciseau » qui fait pression sur la valeur ajoutée

Les prix à la production sont aussi à apprécier de manière relative, en fonction du prix des moyens de production. Or il se trouve que depuis les années 1970 les agriculteurs français sont exposés à un effet dit de « ciseau » particulièrement pénalisant : les prix à la production baissent plus vite que ceux des principaux moyens de production.

En France, l’agriculture est le secteur d’activité où les gains de productivité physique du travail (production annuelle par travailleur en volume) ont été les plus élevés dans la seconde moitié du xxe siècle.

En France, l’agriculture est le secteur d’activité où les gains de productivité physique du travail (production annuelle par travailleur en volume) ont été les plus élevés dans la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, la quantité de travail socialement nécessaire contenue dans les biens agricoles a diminué plus vite que pour les biens industriels et les services, donc le prix des premiers a baissé davantage que celui des seconds.

Le rétablissement du coefficient multiplicateur permettrait un meilleur partage de la valeur entre l’agriculteur et le reste de la filière, notamment l’aval. Ce mécanisme réduirait les marges commerciales de la grande distribution.

Ce « ciseau » de prix pèse donc sur la valeur ajoutée, et le démantèlement progressif des prix garantis accentue cette tendance. En effet, en retirant les montants versés au titre de l’intervention ne subsiste plus que le prix de marché.

UNE LOGIQUE DE PRIX EN DEHORS DES RÉALITÉS DES MÉTIERS

Que l’on se donne rendez-vous à la Bourse de Chicago, au cadran de Plérin dans les Côtes-d’Armor ou au marché de Saint-Christophe-en- Brionnais en Saône-et-Loire, la logique est partout la même. Il s’agit d’une conception de l’économie où la cotation du blé, du porc ou du bovin vif provenant de ces marchés physiques tient uniquement compte de la quantité de travail socialement nécessaire à leur production. Dit autrement, plus le temps de travail – dans des conditions techniques, de formation et d’organisation données – est important, plus le prix de ces marchandises sera élevé. Par travail, nous entendons aussi bien celui fourni par l’agriculteur pour faire pousser du blé ou élever porcins et bovins que celui contenu dans les moyens de production achetés. Ces biens et services, produits en dehors de l’exploitation agricole, en d’autres temps et d’autres lieux par d’autres travailleurs, sont à voir comme l’immobilisation d’une dé – pense de travail passée – du « travail mort », comme disait Marx –, à savoir du capital. Combiné aux gestes de l’agriculteur et à l’action de processus bio-physico-chimiques de la terre et du climat, ce capital peut être totalement consommé durant le processus de production (engrais, semences, aliments du bétail, etc.) ou se borner à transférer une fraction de sa valeur à la production finale (tracteur, salle de traite, stabulation…), pouvant donc être utilisé plusieurs fois jusqu’à sa consommation totale.

Quand il s’agit de déterminer les prix, comment faire le poids face à un cartel de quatre géants mondiaux du négoce de céréales? face à quatre centrales d’achat? face à un industriel qui représente plus de la moitié des volumes de viande bovine consommés en France?

Le prix permet alors l’échange de marchandises de valeurs différentes, n’ayant pas demandé la même dépense de travail pour être produites. Il occulte néanmoins un certain nombre de propriétés inhérentes à un bien ou un service donné. Celles-ci sont fréquemment appelées « externalités » dans le discours économique dominant. Une telle conception considère le marché globalement bon pour refléter le prix des marchandises, mais s’avérerait parfois défaillante. Resteraient donc des éléments, par exemple les quantités de carbone émises ou captées lors de la fabrication d’une marchandise, qui se retrouveraient exclus de la sphère du marché, ne pouvant donc pas être intégrés dans la formation du prix.

La fluctuation des prix impacte considérablement les agriculteurs, comme l’atteste la flambée des cours des céréales à la suite de la guerre en Ukraine. Comment rembourser l’annuité des matériels agricoles si les prix chutent d’une année sur l’autre?

Un positionnement différent peut être adopté en préférant discuter l’utilité, ou l’inutilité, sociale d’un bien ou d’un service. La notion d’utilité renvoie à ce qui sert ou dessert un agent économique, soit à sa valeur d’usage, aux propriétés intrinsèques d’une marchandise. Lorsqu’on parle d’utilité sociale, c’est la collectivité qui est désignée. Nous plaçons donc nos lunettes du point de vue de l’intérêt du plus grand nombre, aujourd’hui et également demain. En intégrant le futur dans la définition de l’intérêt général, les aspects environnementaux sont inclus d’emblée dans la notion d’utilité sociale. En effet, porter atteinte à la reproduction des ressources naturelles ou contribuer à dérégler le climat lésera incontestablement les intérêts des générations à venir.

COMMENT INTERVENIR SUR LES PRIX ?

Ce rapide constat motive la pertinence d’une politique de soutien au prix que nous proposons d’articuler autour de trois logiques d’intervention visant à sécuriser le revenu des producteurs, à mieux répartir la valeur au sein des filières et à orienter la production en fonction de critères d’utilité sociale.

Une intervention anticyclique pour sécuriser le revenu

L’intervention dite « anticyclique » – l’intervention publique sur les prix en cas de conjoncture baissière – prend tout son sens dans le contexte de volatilité des prix. La création en 1936 de l’Office national interprofessionnel du blé (ONIB) par le gouvernement du Front populaire ainsi que la politique agricole française au sortir de la Seconde Guerre mondiale allaient en ce sens. En effet, dès les années 1950 sont instaurés des prix de base tenant compte de l’évolution des coûts de production, notamment du prix des principaux moyens de production[1] ; ils s’accompagnent d’un prix d’intervention déclenché quand le prix de marché passe en dessous d’un certain seuil. Ces mécanismes serviront ensuite de base à la mise en place d’organisations communes de marché et de prix garantis, cela dès les débuts de la politique agricole commune, en 1962, à la réforme dite « Mac Sharry » de 1992 actant la fin progressive des prix garantis au profit d’aides directes, d’abord liées aux volumes produits (soutiens couplés) puis s’en détachant (soutiens découplés).

Si l’intervention sur les prix semble remonter à des temps révolus en Europe, cette politique est encore en vigueur dans un pays qui n’a pourtant pas l’habitude de se démarquer pour ses penchants interventionnistes, à savoir les États-Unis. Selon Sophie Devienne[2] (2005) et Alexis Grandjean et Frédéric Courleux[3] (2014), l’intervention états-unienne sur les prix, en place depuis les années 1930, comprend un prix d’objectif (target price), intégrant des références de rendement, ainsi qu’un prix de soutien (loan price). Des paiements compensatoires (deficiency payments) sont versés dès que le prix de marché passe en dessous du prix de soutien. Ces paiements correspondent à la différence entre le prix d’objectif et le prix de soutien. Néanmoins, à la suite des réformes de 2014 et de 2018, le Farm Bill (nom donné à la politique agricole états-unienne) s’est peu à peu éloigné de l’intervention sur les prix. Celle-ci n’est plus systématique, puisque les producteurs peuvent choisir entre soutien aux prix ou au chiffre d’affaires, et représente moins de 10 % du budget du Farm Bill.

Il ne reste pas moins qu’un tel dispositif permettrait de sécuriser les investissements et le revenu des agriculteurs en évitant à ces derniers de subir la volatilité des cours. Par davantage de stabilité sur les prix, les producteurs gagneraient en visibilité pour effectuer des investissements sur le long terme, pouvant être bénéfiques pour l’environnement, avec notamment l’allongement des rotations. Dans le système dominant actuel, il est en effet difficile de penser une rotation sur dix ans – avec les avantages agronomiques que cela comporte, notamment pour contrecarrer les cycles des ravageurs et pathogènes – quand le producteur n’a aucune prise sur l’évolution des prix.

De même, en intervenant quasi automatiquement, avant même que les effets de la chute des prix ne se fassent sentir, il n’impose pas une attente de plusieurs mois pour percevoir une aide au titre d’un fonds de garantie ou d’une assurance chiffre d’affaires. L’action est immédiate et évite de se retrouver avec une trésorerie dans le rouge dans l’attente du déblocage de sommes demandant parfois de lourdes démarches administratives.

Rétablir le coefficient multiplicateur

Le rétablissement du coefficient multiplicateur permettrait un meilleur partage de la valeur entre l’agriculteur et le reste de la filière, notamment l’aval. Ce mécanisme serait en effet un moyen de réduire les marges commerciales de la grande distribution. Il se définit comme un coefficient entre le prix d’achat au producteur et le prix de vente au consommateur, coefficient dont le taux est fixé par le ministre de l’Agriculture : si le distributeur souhaite augmenter le prix de vente, il doit augmenter dans les mêmes proportions le prix d’achat à l’agriculteur ; par exemple, un coefficient de 1,1 signifie que le distributeur ne peut revendre un produit au-delà de 10 % plus cher que son prix d’achat. Instauré dès l’après-guerre et supprimé au milieu des années 1980 à la suite des pressions de la grande distribution, ce dispositif existe toujours pour les fruits et légumes périssables. L’élargissement du coefficient multiplicateur à l’ensemble des productions agricoles fait notamment partie des revendications du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) et fut défendu dans l’Hémicycle en 2011 et 2016 par le député communiste André Chassaigne.

Un complément de prix pour orienter la production

Enrichissons cette combinaison interventionniste avec l’instauration d’un complément de prix conditionné et dégressif, en remplacement des subventions publiques, pour venir augmenter le prix de marché. Supporté par la collectivité, ce complément serait conditionné à des critères d’utilité sociale, tenant davantage compte de la valeur d’usage d’une marchandise agricole. En vue d’une élaboration plurielle et démocratique, les prix pourraient être définis au sein de conférences permanentes associant à la fois l’ensemble des parties prenantes de la filière, mais également des représentants des collectivités et des citoyens.

Même regroupés en organisations de producteurs, les agriculteurs ne font guère le poids face à des filières majoritairement construites pour acheter à bas prix des biens peu spécifiques.

Néanmoins, une dégressivité s’impose afin d’éviter que la majorité de l’enveloppe ne profite qu’à une minorité d’agriculteurs, en l’occurrence ceux qui produisent le plus. On pourrait imaginer, production par production, un fonctionnement dégressif avec la fixation de paliers. En viande bovine, par exemple, les 10000 premiers kilos de bovins vifs donneraient lieu à un complément de prix – dans l’hypothèse que sont respectés les critères de conditionnement –, lequel serait réduit pour les 10000 kg suivants, et ainsi de suite jusqu’à une quantité maximale. Ainsi, ramené à la production totale, les plus petites exploitations, soit celles où la production par travailleur est moindre, seraient davantage soutenues. Il s’agit là d’un moyen de réduire les inégalités entre producteurs, sachant qu’à ce jour les modalités d’attribution des aides européennes, majoritairement proportionnelles à la superficie et à la taille du cheptel, sont d’abord favorables aux plus grandes exploitations. Cette logique va donc à l’encontre de la spirale de concentration des exploitations, où les agriculteurs s’agrandissent notamment pour maintenir plus que pour accroître leur revenu en reprenant des terres laissées par des producteurs sans repreneur. Mais encore, cette corrélation entre volumes et prix permet un ajustement de la production agricole en fonction des besoins de la collectivité. Ces mesures incitatives répondent par conséquent à des enjeux de sécurité et de souveraineté alimentaire.

Par davantage de stabilité sur les prix, les producteurs gagneraient en visibilité pour effectuer des investissements sur le long terme, pouvant être bénéfiques pour l’environnement, avec notamment l’allongement des rotations.

Même si l’intervention sur les prix a été peu à peu détricotée au profit du versement d’aides directes, cette mesure reste d’une grande modernité. Plutôt que de subventionner notre agriculture pour laisser les industries agroalimentaires et la grande distribution appliquer des prix bas, inférieurs aux coûts de production, ouvrons aux agriculteurs la possibilité de vivre de leur métier. Revenons à une logique où le processus de production permet de dégager une valeur ajoutée couvrant l’ensemble des rapports sociaux de redistribution : paiement des fermages, des intérêts bancaires, des salaires, des cotisations sociales et du travail de l’exploitant agricole. En la matière, l’instauration de filets de sécurité publics, la réduction des marges de la grande distribution et le versement de compléments de prix conditionnés et dégressifs permettraient d’accroître significativement la richesse produite sur l’exploitation agricole. Restera à relever un second défi, à savoir l’adoption de pratiques plus intensives en travail, conduisant à la réduction de la dépendance aux fournisseurs d’engrais, d’aliment, de matériel, etc., en revenant à davantage d’autonomie productive et décisionnelle pour le producteur. À l’incorporation croissante de travail mort, préférons le travail vivant.


[1] Gabriel Brown, « Bilan de la politique française des prix et marchés agricoles 1948-1968 », in Économie rurale, no 79-80 (p. 147-155), 1969.

[2] Sophie Devienne, Gilles Bazin, Jean-Paul Charvet, « Politique agricole et agriculture aux États-Unis : évolution et enjeux actuels », in Annales de géographie, no 641 (p. 3-26), 2005.

[3] Alexis Grandjean et Frédéric Courleux, « Le nouveau Farm Bill américain : un renforcement des assurances agricoles subventionnées et des filets de sécurité anticycliques », in Analyse, no 74, Centre d’études et de prospective, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, 2014.

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