La destruction organisée du service public forestier représente à la fois un risque pour les salariés et une mise en danger d’écosystèmes complexes et absolument nécessaires à la satisfaction des besoins humains. Face à la crise climatique, les moyens financiers et humains consacrés à la protection des massifs doivent urgemment être augmentés.
*Jacques Buret est représentant syndical CGT Forêt.
Si les forestiers de l’ONF ont cru passer au travers des mailles du filet néolibéral, ils déchantent amèrement aujourd’hui. Bien au-delà de toutes les désillusions sociales des personnels de l’établissement soi-disant public, c’est la forêt en tant que milieu vivant qui subit de plein fouet, telle une tempête provoquée, l’acharnement économique et gestionnaire avec les conséquences que l’on connaît. Plus un mois ne passe sans que l’actualité ne rappelle la pression exercée par les activités humaines sur les massifs forestiers, et toujours aussi peu de décisions politiques sont réellement prises en regard des enjeux portés par la forêt tant sur le plan du dérèglement climatique que sur le plan de la nécessaire protection de la biodiversité : planter quelques milliards d’arbres ne changera rien à l’affaire. Quant à la direction de l’ONF, elle indique tout juste qu’elle suit les instructions…
NAISSANCE ET ÉVOLUTION DE L’ONF
L’Office national des forêts, né en 1966 à la suite de la suppression de l’administration des Eaux et Forêts, a d’abord fonctionné selon les « rites » de l’administration. Ceux-ci sont encore bien présents dans les esprits et s’inspirent notamment d’une organisation hiérarchique très verticale. Jusque dans les années 1985, il était de coutume de respecter strictement les mœurs issues de l’ancienne administration, qui était fort puissante au sein du ministère de l’Agriculture et qui avait su imposer sa vision de la forêt et de sa gestion.

Le statut d’établissement public industriel et commercial devait à l’origine conférer à l’ONF la possibilité d’équilibrer son budget par des activités annexes, l’essentiel de son activité s’appuyant cependant sur l’application du régime forestier dans les forêts publiques (forêts des collectivités et forêts domaniales), soit sur environ 30 % du territoire forestier métropolitain. Trois axes guidaient ces activités : production de bois, protection des sols et des forêts soumises à un risque naturel (montagne, dunes, risque incendie méditerranéen) et accueil du public (activités sociales en forêts que l’on nomme aujourd’hui « aménités »).
Grâce à des cabinets comme Andersen, Deloitte, Touche et bien d’autres, le métier même de garde forestier fut banni, et il était (et il est encore) fort mal vu de revendiquer ce terme frappé désormais de désuétude.
C’est notamment à partir de 1985 puis à la suite des tempêtes dévastatrices de fin 1999 qu’un véritable tournant libéral s’impose à l’organisation de l’ONF. À l’aide de cabinets de consultants, dont certains deviendront célèbres à l’orée de la crise financière de 2008, le new management public se met en place à l’ONF avec la complicité d’une direction qui déploie tout l’arsenal sémantique et « nécessaire » à une bonne gestion de la forêt publique ! Avec la bienveillance des gouvernements successifs et un marché du bois qui s’effondre, une dérive libérale s’installe avec la complicité d’une direction qui s’attelle à détruire progressivement les piliers d’une politique forestière axée sur les besoins de service public.
CONTRAT ÉTAT-ONF, LA DÉRIVE LIBÉRALE
En 2002, profitant du traumatisme qu’a signifié la tempête de 1999-2000, le « Projet pour l’ONF » (PPO), premier contrat entre l’État et l’ONF, est mis en place.
Comme l’indique un rapport du Sénat de l’époque, les objectifs définis par le PPO sont à la fois financiers et fonctionnels. S’agrémentant d’une pincée d’objectifs environnementaux, le PPO s’attache surtout à réduire les effectifs en prétextant des gains de productivité de l’ordre de 30 % en cinq ans (rien que ça !). Pour faire avaler l’écharde, le projet propose une série d’accompagnements pur jus. Le menu, en novlangue, propose un nouveau management par objectifs, une sémantique purement libérale agrémentée de tout un tas d’outils censés rendre la digestion plus facile : démarche qualité, comptabilité analytique, entretiens individuels… Tous les ingrédients utiles pour mettre les personnels en concurrence et permettre à l’ONF d’entrer dans l’économie de marché.

Grâce à des cabinets comme Andersen, Deloitte, Touche et bien d’autres, le métier même de garde forestier fut banni, et il était (et il est encore) fort mal vu de revendiquer ce terme frappé désormais de désuétude. De nombreux cabinets de consultants travaillent dans l’ombre de la direction générale pour transformer l’ONF en outil libéral et saper les fondements de la politique forestière publique dont les personnels étaient les meilleurs gardiens depuis des décennies. Selon ses diverses directions, l’ONF sortait du bois et entamait le XXIe siècle bardé de tous les outils modernes, et même avec une certification ISO 9001 puis 14001 désormais passée aux oubliettes. Il était courant d’entendre des cadres de cette époque, grandes dents en avant et pourtant réduits au processus de soumission volontaire, indiquer qu’il était grand temps que les agents de l’ONF cessent de faire de la « surqualité ». Le bond vers la médiocrité n’a pas tardé, et ce dans de nombreux domaines, notamment pour ce qui concerne le soin et l’attention apportés aux personnels de l’établissement, qui payent le prix fort quand ils dénoncent ou renient les nouveaux anathèmes.
Plusieurs mouvements sociaux ont marqué l’établissement à partir des années 2000. Les agents, en majorité fonctionnaires, s’opposent à la nouvelle politique menée au sein de l’établissement, consistant à supprimer nombre d’emplois et à modifier les méthodes de travail. De son côté la direction, arguant de son budget déficitaire, continue à faire valoir la nécessité d’une évolution de la façon de travailler de l’ONF toujours soutenue par les deux ministères de tutelle, Agriculture et Environnement.
CRISE ÉTHIQUE ET SUPPRESSION DE POSTES
Les années2005et2006 sont marquées par une profonde crise éthique au sein des personnels de l’ONF – et de nombreux suicides sont révélés –, d’une importance statistique comparable à ce qui a été vécu à France Télécom, mais avec une couverture médiatique atone.
Bien sûr, la direction nie alors toute relation entre travail et conséquences sur la santé, la ministre de l’époque prétendant même que l’isolement (géographique) des gardes forestiers pourrait avoir une incidence sur ces suicides… Les gardes forestiers ayant disparu depuis longtemps, ainsi que leur maison au fond des bois, on ne peut que constater le cynisme ambiant.

Plusieurs enquêtes post-suicides et divers audits sociaux réalisés sous la pression des comités hygiène et sécurité montrent pourtant la dérive de l’établissement dans l’accomplissement de ses missions et la perte de sens douloureusement vécue par nombre d’agents de l’ONF. Las ! la direction de l’ONF continue d’imposer de nouveaux outils purement gestionnaires et accélère encore plus l’individualisation.
Des agences sont alors créées, ainsi que des filiales dont le but unique est de spécialiser les activités et mettre en concurrence les divers services entre eux. Place aux bons élèves et gare à ceux qui regrettent le temps passé des Eaux et Forêts !
Malgré les effets délétères du fonctionnement en silo, la direction persévère et les bilans sont toujours aussi déficitaires : les boucs émissaires sont tout désignés et le nombre de fonctionnaires ne cesse de diminuer, les gouvernements successifs refusant de boucher les déficits alors que l’essentiel du budget de l’ONF est dépendant du cours du bois, un prélèvement forfaitaire étant effectué sur chaque vente.
Injonction paradoxale relevant d’un passage sur le divan : les missions de l’ONF n’ont pas varié d’un pouce depuis sa création, mais le nombre de personnels ne cesse de diminuer. Les divers directeurs n’arrivent qu’à balbutier quelques explications creuses : gains de productivité, informatique, outils numériques… du bla-bla pour éviter d’aborder le nœud gordien : supprimer du fonctionnaire pour liquider le service public !
Le nombre de personnels est donc en chute libre, de 15000 agents tous statuts confondus (dont environ 70 % de fonctionnaires) dans les années 1980, les effectifs comptabilisés aujourd’hui sont autour de 8000 personnes, soit plus de 6000 postes supprimés. Ce n’est pas l’annonce récente du président de la République de geler les quelques dizaines de suppressions de postes prévues pour 2023 qui va inverser la tendance et ses redoutables conséquences autant sur l’état des forêts que sur la santé des personnels. Les personnels sont désormais majoritairement de droit privé, aucun personnel fonctionnaire n’étant désormais recruté, exception faite pour quelques cadres de haut niveau pratiquant plus facilement le pantouflage que la tronçonneuse.
L’ATTAQUE CONTRE LE SERVICE PUBLIC
La bascule est désormais atteinte, et la disparition des personnels fonctionnaires est programmée pour les années à venir. Comme l’avait indiqué la CGT Forêt dès les années 2000, la privatisation de l’ONF et de la forêt publique s’installe dans le même temps qu’une dégradation généralisée des missions de service public. Si le Code forestier est toujours en vigueur, de nombreuses attaques sont menées contre certains de ses articles, notamment par les très puissants lobbys du bois aidés en cela par des gouvernements successifs très pro-entreprises.
En supprimant la majorité des fonctionnaires, nombre de missions liées au pouvoir de police (constatation et recherche d’infractions forestières) ne seront plus effectuées. Les nouveaux recrutés ne disposant pas d’assermentation, c’est un autre pan de la protection du patrimoine qui va être détruit. À titre d’exemple et alors même que des grands incendies marquent désormais chaque été, la nécessité d’une surveillance des massifs représente une évidence. Au point que même des préfets de région se sont émus de l’incapacité pour l’ONF de réaliser ces missions de surveillance.
Les missions de l’ONF n’ont pas varié d’un pouce depuis sa création mais le nombre de personnels ne cesse de diminuer. de 15000 agents tous statuts confondus dans les années 1980, les effectifs comptabilisés aujourd’hui sont autour de 8000 personnes.
La direction de l’ONF ne propose que quelques arguties sémantiques pour pallier son incapacité à réaliser une mission de base pour un forestier : la protection et la sauvegarde de la forêt. Le sens du métier de garde forestier prend là toute sa valeur. La CGT Forêt n’a cessé et ne cesse de réclamer des moyens pour la forêt dans son ensemble et pour les personnels qui sont chargés de la forêt publique. De nombreuses revendications sont portées pour mener une véritable politique forestière ambitieuse et à la hauteur des enjeux de ce XXIe siècle tant sur le plan de l’exploitation que de la préservation, de la recherche et de la connaissance. L’ONF se rabougrit depuis quelques années et est désormais incapable d’entreprendre le renouveau qu’exige l’intérêt porté par le public à la forêt en général. On observe bien souvent une direction qui regarde d’un œil inquiet toute initiative, qu’elle soit citoyenne ou scientifique, et même culturelle, s’emparant du sujet de la forêt. Ce recroquevillement ne fait qu’accentuer les défiances entre l’ONF et le public en général.
LES VOIES POUR AVANCER
Plusieurs pistes ont été développées par la CGT pour construire un organisme capable d’embrasser toutes les problématiques forestières.
1. Du point de vue politique :
– la réunification des missions forestières au sein d’un grand ministère ;
– le fait que les missions de service public et les moyens humains et financiers nécessaires pour les réaliser deviennent l’axe stratégique prioritaire de l’ONF ;
– la perpétuation des missions de police, qui ne doivent être ni restreintes ni spécialisées ;
– le refus de tout projet d’abandon, d’externalisation ou de filialisation des missions de service public ;
– l’élargissement du champ du régime forestier à de nouvelles activités (exploitations en régie directe, affouage, montage des dossiers d’aides, réalisation des travaux sylvicoles et patrimoniaux) ;
– le financement complet par l’État des missions d’intérêt général qu’il confie à l’ONF ;
– des moyens ambitieux redonnés aux personnels par des embauches de personnels formés au travers d’un centre de formation « maison » avec des recrutements de fonctionnaires.
2. Du point de vue environnemental :
– percevoir le milieu forestier non comme une unité de production de matière première ligneuse, non comme une « forêt-usine » mais comme un écosystème avec sa biocénose particulière et dans lequel il faut s’efforcer de prélever sans nuire à son équilibre, donc une « forêtécosystème » ;
– préférer la diversification des modes de traitement de la forêt et des pratiques sylvicoles ;
– renforcer la fonction patrimoniale et écologique de la forêt, qui doit revêtir la même importance que les fonctions économiques et sociales. Ce qui nécessite des moyens suffisants, tant financiers qu’humains ou en termes de formation et de recherche ;
– renforcer l’implantation d’îlots de sénescence et de vieillissement avec une présence de bois morts au sol la plus homogène possible, afin de créer un maillage cohérent d’îlots de biodiversité reliés par des corridors efficaces ;
– faire de la qualité des exploitations forestières un enjeu stratégique majeur ; il s’agit de former au mieux les personnels chargés de la surveillance et de renforcer leur pouvoir de police.
3. Du point de vue des personnels et des conditions de travail :
– une gestion des effectifs répondant non à des impératifs financiers mais aux besoins nécessaires à la réalisation des missions ;
– au titre de l’égalité hommes femmes, une instauration de la parité lors des nominations dans les emplois de direction ;
– la suppression du management par objectifs et plus globalement la suppression de tous les outils du management néolibéral ;
– un vrai respect des instances syndicales et des textes réglementaires. Comme on le constate depuis de longues années, la lente agonie de l’établissement public a laissé de nombreuses traces. Pour prétendre donner à la forêt publique française un avenir durable il s’agit d’imaginer, en concertation et en coopération avec les personnels, des solutions ambitieuses et novatrices.
Si la tâche est rude, et que de nombreux combats sont en vue, nous n’avons pourtant pas le choix tant s’impose la nécessité de disposer d’une forêt « résiliente » adaptée à tous les usages, capable de résister aux effets du dérèglement climatique, jouant son rôle de puits de carbone et de réservoir de biodiversité. Avant d’inventer de nouvelles techniques, il faudra être capable d’observer et de respecter les temps, les rythmes de la forêt et résister aux tentations d’homo œconomicus.
Une réflexion sur “Pas de forêts durables sans un vrai service public forestier, Jacques Buret*”