La théorie de la valeur (2), le sacrifice, Taylan Coskun

Dans les pas de l’école soviétique d’échecs

*Taylan Coskun est membre du comité de rédaction de Progressistes

Article paru dans le numéro 28 de progressistes (avril-mai-juin 2020)

«Alors Isaac s’adressa à son père Abraham en disant : “Mon père!” Et il répondit :“Me voici mon fils !” Isaac reprit : “Voici le feu et le bois, mais où se trouve l’agneau pour le sacrifice ?” » Bible, Genèse 22-7.

Le sacrifice a une longue histoire religieuse et mythique. D’Apollon, grand amateur du graillon de bêtes sacrifiées, à Abraham, qui se décide à la demande de l’ange à tuer son fils Isaac, les exemples ne manquent pas. L’idée reçue la plus répandue sur les sacrifices c’est qu’il s’agit d’une pratique qui consiste à mettre à mort un vivant ou à accepter de perdre une possession pour obéir à des forces divines, les amadouer et les rendre favorables.

Alors que la préservation de toute vie devrait être un des marqueurs de la modernité, le sacrifice continue de hanter le monde contemporain sous différentes formes plus ou moins sécularisées. Le darwinisme social, qui justifie la disparition des plus faibles et la survie des autres en est une. Il est apparu en pleine forme pendant la crise de covid-19, sous les habits de la doctrine dite « de l’immunité du groupe », selon laquelle si la majorité de la population est infectée les plus faibles risquent de mourir mais le groupe trouvera à terme un équilibre immunitaire. On a vu le résultat en France et partout où elle a été appliquée.

Aux échecs, la forme sécularisée du sacrifice est moins dramatique, et surtout d’abord ludique. Contrairement à la vraie vie, dans le jeu d’échecs la mort (du Roi) n’est ni définitive ni irrémédiable : il est possible de jouer une nouvelle partie.

Dans notre précédent article, nous avons expliqué la théorie de la valeur des pièces. Aux échecs, le sacrifice se présente comme un acte qui va à l’encontre d’une rationalité d’accumulation matérielle. C’est un risque et un pari : on sait ce que l’on perd sans être certain de ce que l’on gagnera en retour. Cela relativise la valeur de chaque pièce : aucune n’est absolue, chacune peut être sacrifiée. La possibilité du sacrifice rend le jeu instable, inattendu, difficile à calculer.

On distingue pseudo-sacrifice et vrai sacrifice. Le premier consiste à donner du matériel en sachant que ce faisant on gagnera la partie. Le second est de type positionnel. Le gain reste incertain ; il s’agit d’obtenir un avantage qui peut conduire à la victoire.

Commençons par le pseudo-sacrifice, l’espèce la plus répandue : nous donnons du matériel pour détruire la protection du Roi adverse ou pour gagner un avantage matériel décisif et le mater.

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