À propos d’une nomination à la présidence de la CRE, Yves Bréchet*

Nous publions cet article écrit en août 2022, quelques jours après la nomination de l’ex-ministre Emmanuelle Wargon à la direction de la (Commission de régulation de l’énergie). Cette nomination, selon l’auteur, est révélatrice du fonctionnement de l’État où domine une forme de copinage politique.

*Yves Bréchet est ancien Haut commissaire à l’énergie atomique et membre de l académie des sciences

La Commission de régulation de l’énergie vient de voir renouveler sa présidence. Devenu ministre délégué chargé des Outre-mer, M. Jean-François Carenco est remplacé, sur proposition du président de la République, par Mme Emmanuelle Wagon, ci-devant ministre déléguée au Logement rattachée au ministère de l’Environnement, après avoir été secrétaire d’État auprès du ministère de la Transition écologique.

QU’EN EST-IL DES COMPÉTENCES ?

Que cette nomination, voulue par le président de la République, soit un lot de consolation pour la défaite électorale d’une fidèle n’est pas en soi inhabituel, on pourrait même y voir une forme de reconnaissance qui aurait presque quelque chose d’humain…

Que sa nomination n’ait été acquise qu’à la marge après le passage devant les commissions de l’Assemblée et du Sénat (48 voix « contre » et 43 voix « pour », ce qui lui assurait les 2/5 des voix nécessaires pour que la volonté du président de la République soit avalisée) révèle l’importance relative du Parlement et de l’exécutif dans notre République, et ce n’est pas non plus une surprise.

Que Mme Wargon ait pu, au cours de l’audition, affirmer son soutien au nucléaire alors même que le 22 février 2020 une brochette de ministres, secrétaires d’État et parlementaires (dont l’actuelle Première ministre et Mme Wargon) publiait dans le Monde une tribune intitulée « La fermeture de la centrale de Fessenheim marque une étape historique »[i]conduit à espérer, si l’on est optimiste, que la future présidente de la CRE a été touchée par la grâce ou, si l’on a mauvais esprit, qu’elle considère les électeurs et leurs représentants au Parlement comme une population avec le QI moyen d’une d’huître et la mémoire d’un poisson rouge, à qui on peut dire tout et son contraire sans qu’elle y trouve à redire.

Mais que cette candidature ait pu être avancée par l’impétrante au nom de la compétence et de l’indépendance, cela passe l’entendement. C’est un bel exercice de citoyenneté que d’écouter dans leur intégralité les auditions à l’Assemblée et au Sénat, disponibles sur Internet. Mais pour tirer profit de ce pensum nécessaire, il est utile de rappeler ce qu’est la CRE (et qui est fort bien expliqué sur le site de la CRE[ii]) : « Depuis sa création, le 24 mars 2000, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) veille au bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz en France, au bénéfice des consommateurs finals et en cohérence avec les objectifs de la politique énergétique. Elle repose sur trois principes : Indépendance vis-à-vis de l’industrie de l’énergie et du gouvernement pour la mise en œuvre des missions définies par la loi ; transparence des travaux et des procédures d’élaboration des décisions et des avis., impartialité pour garantir la neutralité, l’équité et l’objectivité des décisions et des avis. »

LES PRINCIPES DE LA CRE

Document consultable sur http://www.cre.fr

DES QUESTIONS NON POSÉES

Les questions posées au cours des auditions, par écrit en avance par les rapporteurs et oralement par les parlementaires, ont essentiellement porté sur l’indépendance vis-à-vis d’un gouvernement dont elle a fait partie, et sur des questions de tarification.

Sur le premier point, l’indépendance, sauf à faire un procès d’intention, on ne peut que croire sur parole Mme Wargon. Il faudrait être bien naïf pour s’attendre à voir nommer à ce poste stratégique quelqu’un qui serait a priori hostile au gouvernement, ce qui serait une autre manière de n’être pas indépendant. Il arrive que la fonction élève celui qui l’occupe. Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, a bien su résister au roi Henri II Plantagenêt qui espérait avoir nommé un prélat complaisant à qui il venait d’assurer une confortable prébende. Alors pourquoi pas Mme Wargon ?

Sur le second point, la tarification, elle a répondu avec le brio qu’on attendait de sa formation HEC-ENA, et de la compétence que lui donne sa trajectoire professionnelle de la Cour de comptes à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, puis au ministère du Travail, aux relations publiques du groupe Danone, suivi par les divers avatars de l’écologie politique.

Tout cela est bel et bon. À ceci près que les questions majeures qui vont se poser dans la présente crise énergétique sont techniques et industrielles au moins autant que tarifaires. Que la crise actuelle, qu’on attribue bien légèrement au conflit russo-ukrainien qui n’en a été que le détonateur, résulte de décennies de décisions ineptes et de procrastinations irresponsables, conséquences d’aveuglement idéologique ou de manœuvres électoralistes. Ces questions techniques n’intéressent probablement pas Mme Wargon, qui est bien au-dessus de ces viles préoccupations d’ingénieurs, mais on aurait pu espérer que la représentation nationale les lui pose. Non pas pour qu’elle y réponde (il n’est pas interdit d’espérer qu’elle s’instruise dans la pratique de son poste) mais pour qu’on puisse au moins être certain, avant de la nommer, que ces questions font sens pour elle et qu’elle ne les classe pas dans la catégorie commode « l’intendance suivra ». Il ne manquait pas de questions à poser à Mme Wargon, sur lesquelles on aurait aimé avoir son éclairage. On aurait pu demander :

– Quel est le rapport de la puissance installée à la puissance garantie pour les énergies renouvelables ? Voyez-vous des pistes d’amélioration ?

– Au vu des recommandations de l’ASN, quelle est, selon vous, la situation en termes de rapport de la puissance pilotable à la puissance non pilotable et quelles sont les conséquences sur la stabilité du réseau et sur notre indépendance énergétique.

– Quelle est la puissance électrique nécessaire pour faire face à une électrification massive du parc automobile et au développement des pompes à chaleur ?

– Quelles sont les capacités de stockage de masse de l’électricité pour les diverses échelles de temps (horaire, journalier, intersaisonnier) ? Quels sont les besoins pour différents mix énergétiques envisageables ? Quels sont les potentiels de développement ?

– Quelle solution de remplacement a été prévue pour faire face à la fermeture de Fessenheim, que vous avez approuvée ?

– On parle beaucoup d’hydrogène vert… Quels sont les modes de production envisageables et quels sont les investissements nécessaires pour le transport et le stockage ?

– Le Président a annoncé une relance du nucléaire. Quelle est la stratégie industrielle qui permettrait de faire face aux besoins dans les échelles de temps requises, tant du point de vue de la rénovation du parc que du point de vue de son renouvellement ?

Malgré l’opposition de nombreux parlementaires, Emmanuelle Wargon a été nommée à la tête de la CRE. Elle est la première femme à présider cette commission.

Hélas, pas une de ces questions essentielles n’a été posée. Sans doute la rapidité de la décision à prendre ne laissait guère de temps à la commission d’audition pour instruire le dossier en profondeur.

LÉGITIMITÉ OU CHOIX PARTISAN ?

Dès lors, on est en droit de se demander si, dans de telles conditions, de telles auditions peuvent être autre chose que des joutes partisanes, visant à mesurer les rapports de forces politiques au lieu d’évaluer la qualité d’une candidature. Compte tenu de la crise énergétique qui se profile, des risques de rupture d’approvisionnement, des difficultés industrielles qui résultent en partie d’atermoiements sans fin, et de discours en suspens dans l’inaction, l’exercice brillant de Mme Wargon devant les commissions parlementaires faisait étrangement penser au spectacle d’un caniche sautant avec adresse dans des cerceaux sur le pont du Titanic en train de couler.

Mme Wargon a eu au moins l’honnêteté de se réclamer de M. Carenco, à qui elle prétend succéder : HEC- ENA comme elle, et alternant directions de cabinet dans les ministères et préfectures diverses. Par un intéressant syllogisme, elle explique que Jean-François Carenco était indépendant et compétent, et que par conséquence elle sera indépendante et compétente. Disons, pour ne froisser personne, qu’elle sera d’une compétence équivalente. Rappelons que le premier président de la CRE fut Jean Syrota, X-Mines, directeur de la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP), directeur de l’Agence pour les économies d’énergie, président de la Cogema. Sa compétence ne faisait pas de doute : EDF a encore en mémoire ses mercuriales contre le « tout électrique », preuves de son indépendance ; et son maintien en poste par Alain Juppé malgré les exigences d’une de ses ministres à qui il déplaisait témoigne d’une époque bien lointaine où l’on savait reconnaître et soutenir un grand serviteur de l’État capable de froisser les politiques quand le bien du pays était en jeu.

Mais au-delà du cas de Mme Wargon on peut sérieusement s’interroger sur la capacité des décideurs politiques à identifier les compétences nécessaires pour un poste clé, voire sur leur volonté de le faire. Il est tentant de s’absoudre par avance des nominations de complaisance, par la certitude implicite que le discours prime sur l’action et que l’obéissance tient lieu de compétence. Il ne manque pas d’exemples de telles nominations dans les années écoulées. Dans le secteur de l’énergie, la nomination à venir du futur président d’EDF sera révélatrice de la volonté réelle de « remettre la compétence au cœur du processus de décision »[iii]. Dans ce domaine essentiel pour notre pays, il est plus que temps.


[i]. Tribune dont la prescience augure bien de la capacité d’analyse des signataires, et où l’on pouvait lire, entre autres perles : « La mise à l’arrêt de la centrale de Fessenheim incarne l’écologie de responsabilité que nous portons. […] C’est un événement historique. Ce sera la première fois que des réacteurs de seconde génération seront fermés, un demi-siècle après le début de la construction du parc nucléaire français. […] Cette accélération couplée à la maîtrise de nos consommations énergétiques, notamment par la rénovation des bâtiments, permettra de compenser la mise à l’arrêt progressive des quatre dernières centrales à charbon et de quatorze des cinquante-huit réacteurs nucléaires, sans mise en cause de la sécurité d’approvisionnement. »

[ii] . On y trouve aussi, de façon détaillée, les CV des cinq membres du collège que Mme Wargon va présider. Je laisse le lecteur libre de juger si l’ensemble des compétences présentes dans ce distingué collège couvre l’étendue du domaine de l’énergie.

[iii]. Emmanuel Macron, discours de Villepinte, 2017.

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