Le célèbre généticien, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation, publie un texte fort sous forme de billet d’humeur sur son compte Facebook . Nous le reproduisons ici dans son intégralité, car il s’agit d’une série de questionnements qui traverse aujourd’hui de nombreux chercheurs, enseignants et vulgarisateurs…
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QU’AVONS-NOUS MANQUÉ, nous les intellectuels, scientifiques et vulgarisateurs de la fin du XXe siècle ?
Telle est la question que je posais hier en conclusion de mon cri de détresse « J’ai mal à ma France » ?
Je crois comprendre pourquoi la France est la plus touchée par la déferlante du complotisme et de l’appétence exclusive pour les « vérités alternatives ». Notre nation, fière de sa grande Révolution française, est fille du Progrès et de son optimisme. Il irrigue la République adoratrice de la raison, est la colonne vertébrale des courants socialistes du XIX siècle, du marxisme et du communisme au XXe mais aussi du libéralisme saint-simonien et du capitalisme industriel. L’optimisme du progrès est enseigné à l’école, il charpente « Le Tour de France par deux enfants », prend une dimension mystique avec le positivisme comtien auquel adhèrent Pasteur, Claude Bernard, peu ou prou Jean Rostand. Le programme du CNR en est baigné. Or, le bonheur n’a pas été au rendez-vous, son objectif était implicite dans le progressisme. Beaucoup de citoyens, amoureux éperdus du Progrès mais trompés et déçus, ont alors transformé leur passion en rage et agressivité envers l’amant infidèle.
L’opprobre a touché tous les pouvoirs et puissances, ceux de la politique, bien entendu, mais aussi de la « science officielle ». En effet, a-t-on sans doute pensé, ils détenaient les rênes et ont conduit l’attelage vers cette situation qui frustre tant. Puisque le Progrès et la science ont déçu, porte ouverte au n’importe quoi. La raison n’a pas conduit au bonheur. Bienvenue à la déraison. Partout les gouvernements et présidents, de gauche comme de droite,ont été balayés par les votes ou l’émeute. En France, le phénomène s’est vêtu d’un gilet jaune en 2018, puis d’une passion à l’occasion de la pandémie pour tout ce qui semblait être alternatif, Raoult, Perronne, Toussaint, Toubiana et autres zozos. À cela, nous ne pouvions pas grand chose, beaucoup d’entre nous ont milité pour la justice et la bienveillance, sans résultat notable.
L’autre phénomène est le combat inégal, pour l’accès à l’intérêt des jeunes, entre la table trigonométrique et les jeux vidéo se déployant dans un monde virtuel. Nous nous sommes efforcés de rendre la première attrayante. Mais n’avons pas fait le poids confronté aux artifices de l’excitation colorée, trépidante, de la jouissance éphémère mais immédiate. Le réseau frénétique des réseaux sociaux est attrayant, prenant puis addictif, laissant dans l’esprit peu de disponibilités pour d’autres sources de stimulation. Certains intellectuels, des « philosophes » en particulier, ont pris conscience de la nouvelle architecture des réseaux aboutissant à l’esprit des gens, des mœurs de mauvais garçon de ceux qui les empruntent, ils se sont alignés. Résultat, il sont plus devenu eux-mêmes des mauvais garçon plus que leurs cibles des philosophes en herbe ! D’autres ont renoncé et se sont retirés avec quelques uns des leurs sous leur tente.
J’ai, avec quelques collègues, expérimenté une troisième stratégie pour me faire entendre : utiliser les outils prisé par les récepteurs potentiels de mes enseignements et propos, au service cependant de mon langage et de la forme de mes messages. Le résultat n’a pas été brillant. L’effet sur les cibles dépend à la fois de l’arme et du projectile. Un bouquet de rose tiré par un canon est aussi inefficace qu’un boulet projeté par une fronde. Nous avons échangé, je suis sur le pont depuis quarante ans : outre mes tâches de médecin, chercheur et autres choses, j’ai donné d’innombrables conférences, suis allé dans des centaines de lycées, ai une expérience professionnelle de la télé et de la radio. La réceptivité à mes messages a décliné. La pente s’est accentuée dans la société du XXe siècle. Et on est dans cette France qui me fait mal.
Oui, les quelques personnes – peu nombreuses – ayant mon expérience ont sans doute loupé quelque chose, je ne sais pas quoi, si ce n’est qu’à l’inverse de la Reine rouge d’Alice, ils ont couru moins vite que le paysage, que la société. ils ont échoué.