Routes maritimes géostratégiques, Jean-Claude Cheinet*

*Jean-Claude Cheinet est géographe

Vaste question qui croise la géographie, l’évolution des techniques de transports et les ambitions des grandes puissances. Impossible d’être exhaustif dans le cadre de cet article, mais modestement d’en évoquer quelques aspects principaux.

Depuis des siècles, les États protègent et fortifient leurs ports principaux. Peu à peu ont été définies des limites des eaux territoriales proches des côtes et surveillées. Il y a quelques décennies, les techniques se perfectionnant, il a été envisageable d’exploiter les ressources naturelles du sous-sol des océans (offshore) : c’est déjà le cas des hydrocarbures, ce sera bientôt celui des nodules polymétalliques des grands fonds. Il est dès lors devenu urgent de définir plus au large une limite pour des zones d’intérêt économique exclusif dont les États se réservent la maîtrise. Car au-delà il s’agit des eaux internationales dont la réglementation est ou inexistante ou cantonnée aux usages de la navigation. Lorsque les délimitations ont tardé et que l’on soupçonne la présence de ressources en mer, des conflits entre plusieurs puissances régionales couvent, comme autour des îlots des Spratleys/Nansha, Paracels/Hoang Sa ou encore Senkaku/Diaoyu en mer de Chine méridionale.

Des partenaires commerciaux inégaux

Après le commerce triangulaire, aux XIXe et XXe siècles, les routes commerciales entre métropoles et colonies sont à double sens : matières premières dans l’un, produits manufacturés dans l’autre; des ports militaires éloignés sont entretenus, qui alimentent les navires en charbon et protègent les itinéraires. Avec la mondialisation et l’usage des moteurs Diesel, le commerce maritime s’est développé et considérablement complexifié. La répartition des tâches au niveau international pour profiter des différentiels de salaires rend opposés et solidaires les pays fabricant les pièces détachées et ceux faisant le montage, tandis que, notamment pour l’énergie et les hydrocarbures, la relation à sens unique pays producteur/pays importateur perdure. Les coûts relativement bas du transport par voie maritime sont encore écrasés par la construction de navires de plus en plus volumineux. C’est ainsi que plus de 80 % du commerce mondial se fait par voie maritime entre très grands ports (Shanghai, Rotterdam…). Mais ces gros navires (tankers ou porte-conteneurs) évitent les canaux transocéaniques et doivent notamment contourner l’Afrique entre Asie et Europe. Le contrôle (la « sécurisation », selon la novlangue) des voies de ce commerce intéresse au plus haut point les grands États. En effet, il est des points de passage obligés que chacun surveille : les détroits (Dardanelles, Ormuz ou Malacca…) et les entrées des grands canaux transocéaniques (Suez, Panama…). Ceux des États qui le peuvent placent à proximité des bases militaires (Djibouti, Diego Garcia…). La stabilisation relative de ces dispositifs peut être remise en cause à tout moment en cas de tensions entre puissances comme sur le détroit d’Ormuz, où l’Iran s’oppose à l’Arabie saoudite et aux États-Unis.

Nouvelles routes, nouvelles rivalités

Le réchauffement climatique se traduit dans les régions arctiques par une fragilisation et un recul de la banquise qui ouvre des possibilités de navigation circumpolaire (passage du Nord-Ouest près du Canada, passage du Nord-Est près de la Russie) qui raccourcissent considérablement la durée des transports entre Atlantique et Pacifique. Cette route nouvelle est organisée méthodiquement par la Russie avec brise-glace et construction de ports. À remarquer qu’aucune zone économique n’a été précisée à ce jour pour les fonds de l’océan Arctique et que des revendications contradictoires s’annoncent (Russie/États-Unis/Canada…) car on y suppose la présence de ressources importantes. Les progrès technologiques actuels permettent d’utiliser mers et océans d’une façon à laquelle on ne pouvait penser auparavant. Ainsi des tubes sous marins permettent de contourner des États hostiles et de développer au-delà des relations commerciales fructueuses. L’approvisionnement en gaz de l’Allemagne dépend pour beaucoup du gaz russe livré par un gazoduc traversant l’Ukraine, laquelle est dans une épreuve de force avec la Russie. Du coup, le gazoduc Nordstream va contourner Ukraine et Pologne en passant par la mer Baltique. Un des aspects des conflits en Méditerranée orientale et au Proche-Orient réside dans les tracés des oléoducs et gazoducs, les ports auxquels ils aboutissent et les champs de gisements offshore dans des zones contestées. Outre les « royalties » perçues sur ce passage, il donne un pouvoir régional de contrôle que les États envient. Les médias se font l’écho de possibilités techniques d’écoute-espionnage depuis les eaux internationales à partir des câbles sous marins. Les océans sont un enjeu géostratégique, et pourtant nous sommes une humanité sur une planète unique qui attend avec urgence des coopérations pour les gérer autrement.

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