*Sébastien Jumel est député de Seine-Maritime
L’actualité met en cause la mondialisation dans les formes qu’elle a prises, qu’elle nous a été imposée. Cela dit, les échanges sont nécessaires et les ports aussi. Or, dans ce domaine, le sous-équipement français est criant. Comment reconstruire ces outils ?
Le Brexit a remis sur le devant de la scène l’importance de l’économie maritime pour la France, trop souvent négligée. Un récent rapport du Sénat[1]Hervé Maurey et Michel Vaspart, « La compétitivité des ports maritimes à l’horizon 2020 : l’urgence d’une stratégie », rapport d’information de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, février 2019. estime que nos échanges avec le Royaume-Uni représentent près de 3 % du PIB, soit près de 75 millions de tonnes de marchandises échangées annuellement, dont une grande partie est transportée par la Manche. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a appelé à une actualisation du réseau transeuropéen de transport (dit règlement RTE-T) de 2013 ainsi que du mécanisme d’interconnexion européen (MIE), autrement dit le mécanisme de financement des infrastructures de transport dans tous les pays européens. Des débats autour de l’aménagement du nouveau réseau maritime européen ont fait apparaître la stratégie du chacun pour soi à l’échelle de l’Union. Les ports belges et néerlandais ont failli exclure les ports français dans les relations maritimes qui relient les 27 pays de l’Union européenne et l’Irlande, au sein de ce que l’on appelle le corridor du réseau central mer du Nord-Méditerranée. L’actualité géopolitique met également en lumière l’urgence de construire une véritable stratégie portuaire nationale. Le bilan des réformes portuaires de la décennie précédente a été très critiqué, de la même manière que le sont aujourd’hui les annonces gouvernementales. Face à une concurrence accrue des pays du Northern Range – Belgique, Pays-Bas et Allemagne – et à l’établissement des nouvelles routes de la soie chinoise, la France, malgré sa place singulière, ne parvient pas à bâtir une stratégie ambitieuse : gouvernance déstructurée, sous-investissement chronique dans les ports, transports fluviaux sous-exploités, etc.

La question portuaire percutée par la crise de la Covid-19
La question portuaire est également perturbée par la crise mondiale du coronavirus. Les métiers portuaires (dockers, lamaneurs…) et l’ensemble de la filière sont en première ligne pour continuer à assurer le transfert de marchandises, dont certaines sont essentielles à l’effort sanitaire indispensable. Quand la crise sera passée, à l’opposé de la logique des échanges débridés de la mondialisation néolibérale qui s’est imposée ces dernières décennies, le sujet de la relocalisation nécessaire de nombreuses productions industrielles sera sur la table. Il devra être pensé en relation très étroite, en proximité avec les ports et les infrastructures de transport dans une perspective d’aménagement du territoire et de limitation de l’empreinte environnementale.
La stratégie qui a cours depuis quelques années privilégie une gouvernance des ports au profit des régions, qui ne pourront assurer un pilotage global pourtant nécessaire. De l’autre côté, l’État actionnaire ne veut plus, ou si peu, endosser le rôle d’aménageur du territoire qui était autrefois le sien, ce qui pourrait bien être préjudiciable aux ports français, alors qu’ils concentrent beaucoup de richesses et de potentiels. La concentration économique des moyens à l’échelle européenne autour de trois axes principaux n’est pas à elle seule suffisante pour garantir à l’ensemble des ports français une place d’acteur dans le tissu économique local. On oppose colbertisme et régionalisme, alors qu’il faut dépasser ces visions pour favoriser une stratégie nationale qui dépasse la seule question des ports et de la mer et articule les territoires.
Un secteur économique fort qui nécessite des investissements
La France est une nation pleinement engagée dans l’économie maritime, avec ses trois façades maritimes qui cumulent 4000 km de côtes en France métropolitaine, et 19000 km en intégrant l’outre-mer, dispose du troisième territoire maritime mondial. Sa position singulière sur le continent européen lui a permis de développer un ensemble d’infrastructures portuaires majeures. Les ports français constituent un levier économique et social stratégique : ils comptent près de 180000 emplois directs ou indirects ; en générant 15 milliards d’euros de richesse annuelle, ils constituent un élément majeur de l’attractivité économique nationale. L’État actionnaire a favorisé une concentration de l’activité économique au sein des onze grands ports maritimes. Selon une analyse de l’Inspection générale des finances, en 2018 « les trafics et les activités des trois principales portes d’entrée maritimes françaises produisent de l’ordre de 13 milliards d’euros de valeur ajoutée et 130000 emplois directs ». Une tendance à la concentration de l’activité, qui ne permet cependant pas à notre pays de rivaliser avec les grands pays maritimes à l’échelle mondiale.
Les ports français ont subi trois réformes majeures (en 1992, 2004 et 2008) qui ont eu pour ligne directrice la déconstruction du recrutement des dockers, la régionalisation progressive et une réforme de la gouvernance. Présentées sur le papier comme indispensables à la compétitivité de nos places portuaires, marquées du sceau du recul de l’État, influencées par le néolibéralisme européen et la libre concurrence, ces réformes n’ont pas eu les impacts positifs annoncés sur la croissance portuaire.
La question du travail portuaire a dans ce sillage fait l’objet d’un abandon massif. L’emploi dans les ports a été déstructuré depuis 1992 et la remise en cause du statut des dockers. Salariés autonomes assurant un service public, les dockers n’étaient pas subordonnés à des employeurs et bénéficiaient d’un régime de droit du travail protecteur. Toutefois, les transformations incessantes du droit applicable au travail des dockers, associées à la réforme de la gouvernance des ports et aux projets de fusion, ont largement contribué à affaiblir l’attractivité de ces emplois. Comme le souligne la CGT [2]Fédération nationale des ports et docks CGT, « Relance des ports français. De la parole aux actes : “l’urgence” (Nos constats, nos analyses, nos propositions) », avril 2017., entre 1992 et 2016 le secteur de la manutention portuaire a connu des efforts massifs de productivité réalisés par les entreprises. Pourtant, le « coût » du travail, qui ne représente aujourd’hui qu’une fraction marginale du prix des productions portuaires françaises – moins de 1 % dans la production de 1 t d’acier, par exemple –, est toujours pointé comme le premier frein à la compétitivité des ports français. Un discours qui relève davantage de l’obsession libérale que d’une réalité objective.
Les ports français, malgré des atouts économiques évidents – le secteur portuaire affiche le plus faible taux d’endettement en comparaison des ports européens –, ont connu une inaction stratégique de l’État. La position d’aval, essentielle dans l’activité économique des territoires, s’est aujourd’hui érodée, avec un bilan explicite sur la période 2008-2015, comme le déplore la CGT : sur la période, le trafic a reculé de 15,8 % pour les trois premiers ports, de 14,4 % pour les grands ports maritimes et de 12,1 % pour les vingt premiers ports.
Garantir les équilibres territoriaux
Pour contrer cette perte d’attractivité, la stratégie nationale s’est construite, à partir de 2013, autour de plusieurs réflexions. Elle a abouti en 2017 à l’organisation du comité interministériel de la mer (Cimer) avec pour objectif de concentrer la France, dans le commerce mondial, autour de trois portes d’entrée nationales, Dunkerque, Marseille et Le Havre ; une stratégie sans pilote. La vision libérale déjà à l’œuvre dans les réformes de gouvernance des années 1990 et 2000 demeure prégnante. Dans le cadre de ce Cimer, le Premier ministre Édouard Philippe, après avoir été maire du Havre, disait en effet sa volonté de construire en France des « ports entrepreneurs ».
En ce qui concerne la gouvernance, la régionalisation progressive de la gestion d’un grand nombre de ports est réalisée au nom d’une supposée plus grande fluidité de gestion des régions. La création récente d’une seule entité pour les trois ports régionaux de Caen-Ouistreham, Cherbourg et Dieppe, regroupés sous le chapeau de Ports de Normandie à l’occasion de la fusion de la Haute- et de la Basse-Normandie, répond à une certaine logique et permet d’espérer une politique de développement coordonnée entre ces trois places, à côté des grands ports maritimes nationaux que sont Le Havre et Rouen. Si un retour au colbertisme strict n’est pas pour autant la solution, l’État doit redevenir un acteur planificateur du chantier maritime. En effet, le nouveau mode de gestion – inspiré du modèle hanséatique des ports flamands – tend à renforcer les inégalités de développement portuaire entre les territoires, et ouvre la porte aux lancements de projets qui viendraient s’inscrire dans un schéma territorial de concurrence des pôles économiques nationaux.
L’exemple du canal Seine-mer-Nord est révélateur d’un défaut d’État stratège, d’État aménageur, d’État garant des équilibres territoriaux. Ce canal, qui doit relier le bassin de la Seine aux 20000 km du réseau fluvial européen à grand gabarit, et dont la première occurrence remonte déjà aux années… 1960, risque d’entraîner une concentration du trafic maritime et fluvial sur l’axe Nord au détriment de l’axe Seine. Il est donc perçu comme une menace pour les ports du Havre et de Rouen faute d’avoir été véritablement pensé et articulé en complémentarité avec des investissements massifs visant à désenclaver les ports de l’axe Seine. L’État a fait cruellement défaut dans ce choix. Les détracteurs du canal Seine-Nord redoutent une autoroute, un aspirateur à bateaux entre les ports belges et néerlandais et Paris, alors que depuis des lustres l’axe Seine manque des aménagements indispensables à son développement, au développement de son hinterland. La chatière qui doit relier directement les quais du Havre à l’axe fluvial pour éviter les ruptures de charge et doper le transport fluvial se fait attendre, tout comme le développement des infrastructures et équipements ferroviaires permettant une remontée en puissance du fret ferroviaire au Havre et à Rouen.
Ces retards ont constitué un véritable handicap de compétitivité pour les ports nationaux normands. Ils illustrent le fait qu’ en France la question portuaire, bien plus qu’une question de mécano institutionnel – port national versus port régional… –, bien plus qu’une question de coût de main-d’œuvre, est une question d’aménagement du territoire, de stratégie d’ensemble – qui ne peut être conçue et équilibrée qu’à l’échelle nationale – et d’investissements massifs, le tout sous la supervision d’un État garant des grands équilibres.
Quand l’ État se retire
Dans les faits, l’État reflue comme la marée un jour de grande marée et organise une libéralisation territoriale des ports français. La réforme de 2008 et la loi sur l’économie bleue de 2016 ont mis des investisseurs privés à la table des commissions d’investissement des grands ports maritimes. Ce mouvement s’accompagne d’un affrontement entre les tenants de la concession portuaire qui préserve le pouvoir de l’autorité publique portuaire sur les activités, et les tenants des conventions, qui ont la préférence des grandes fédérations d’entreprises portuaires. Aujourd’hui, cinquantequatre ports sont actuellement gérés par des collectivités locales, tendance qui s’est accélérée avec les différents véhicules législatifs en 2004 et en 2015, avec la loi NOTRe. Or cette gestion locale progressivement privatisée n’est pas en mesure d’assurer les ressorts économiques et sociaux suffisants pour développer et pérenniser l’activité des ports. Les ports qui résistent à la concurrence européenne et mondiale ne sont pas ceux qui pratiquent la faveur du droit privé et la cogestion, mais bien ceux qui disposent, comme au Havre et à Marseille, d’un hinterland structuré, dont seul l’État peut garantir le développement et la cohérence. Nous pâtissons de cette faiblesse au regard des concurrents européens : ainsi, Marseille, premier port hexagonal en termes de tonnage, ne comptabilisait que 80,4 millions de tonnes acheminées, alors que Rotterdam en comptabilisait 467,4 millions.
La régionalisation sur le modèle flamand tend à favoriser divers processus délétères pour l’économie maritime. La concurrence entre les ports en matière d’attractivité se renforce au détriment d’une stratégie de péréquation nationale. Quant au déficit d’investissement, il tend à s’accroître pour les infrastructures, car les collectivités se retrouvent prisonnières d’une incapacité à supporter les lourds montants d’investissement qu’elles demandent et subissent l’injonction à faire respecter une doctrine de rentabilité immédiate des ports
La nouvelle gouvernance agit également sur l’organisation même des infrastructures portuaires, puisqu’elle ne garantit pas une sanctuarisation du foncier portuaire. Cette garantie foncière – condition sine qua non de la poursuite de l’intérêt général – devrait pourtant s’accompagner d’une réflexion à l’échelle nationale et locale sur un aménagement multimodal qui respecte les différents usages, à la fois industriel et tertiaire.
Pour une stratégie renouvelée
Les différents enjeux industriels, économiques et territoriaux de la question portuaire appellent à une plus grande cohérence et à l’organisation stratégique de la propriété publique de l’ensemble des infrastructures portuaires françaises. La question centrale aujourd’hui est celle de l’aménagement du territoire et de son outil, la planification nationale, nécessaire pour désamorcer les projets déraisonnables et pour assurer à tous les territoires une chance, sur la mer et par les fleuves. Alors que les grands ports historiques français se sont construits autour des énergies fossiles, il est nécessaire de disposer d’un soutien public financier considérable pour opérer une transition dans le cœur de leur activité et assurer une montée en compétence et compétitivité de l’ensemble de l’architecture logistique.
Les ports doivent pouvoir être considérés désormais comme un élément central de la chaîne économique et logistique de l’activité nationale. Ils ne peuvent souffrir d’être uniquement appréhendés comme des modes de transport et d’acheminement ; ils doivent pouvoir être mieux interconnectés avec l’hinterland français et servir de véritable porte d’entrée à l’économie d’un grand nombre de territoires. Poser la question spatiale des ports et de leur place dans les territoires, c’est porter une vision de l’aménagement qui sort de la logique du tout-concurrentiel pour démontrer que l’activité économique est relative à la continuité territoriale, à des logiques historiques et géographiques qui dépassent la seule logique du profit. Actuellement, l’hinterland français est approvisionné majoritairement par voie routière, les modes ferroviaires et fluviaux restant marginaux dans la logistique nationale. Le véritable enjeu pour la compétitivité de nos ports est de pouvoir s’affirmer face à une concurrence mondiale très appuyée : aujourd’hui, près d’un conteneur sur deux est débarqué dans un port étranger. Les ports français doivent être pensés avant tout comme des outils industriels multimodaux plutôt que comme des lieux d’expérimentations urbaines et touristiques. C’est pourtant malheureusement le destin d’un grand nombre de structures portuaires et industrielles qui deviennent des objets de patrimoine et de conservation, à défaut de développer l’économie des territoires.
Nous plaidons pour une réflexion complémentaire à la stratégie de grands canaux Seine et Nord qui vont concentrer l’activité autour de Paris et déséquiper le reste des façades maritimes si on n’y adjoint pas un volet sur l’irrigation des territoires que ces axes traversent. De la même manière, la gouvernance, si elle doit intégrer les collectivités comme nouveaux acteurs de développement économique, doit sanctuariser le principe de propriété domaniale publique des ports en ce qui concerne les infrastructures. L’intérêt général – comme l’a confirmé l’arrêt Verdon en 2017 – doit continuer de primer sur les règles de mise en concurrence en ce qui concerne l’exploitation des ports français.
Nous proposons en ce sens la création d’un ministère de la Mer de plein exercice, chargé de la pêche et, plus largement, de l’économie maritime, qui serait en capacité de peser pour coordonner et harmoniser les ports fluviaux et maritimes. Nous proposons la création d’un pôle public financier pour développer une stratégie de logistique et industrielle plus performante. Les ports sont notre chance d’offrir un meilleur mix modal de transports, clé d’un développement économique ambitieux et écologiquement soutenable. Nous proposons enfin que la question essentielle, celle de l’aménagement des territoires, soit au cœur des politiques publiques. Le véritable enjeu est moins l’opposition colbertisme/régionalisme que l’investissement dans les infrastructures d’aménagement et de transport.
↑1 | Hervé Maurey et Michel Vaspart, « La compétitivité des ports maritimes à l’horizon 2020 : l’urgence d’une stratégie », rapport d’information de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, février 2019. |
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↑2 | Fédération nationale des ports et docks CGT, « Relance des ports français. De la parole aux actes : “l’urgence” (Nos constats, nos analyses, nos propositions) », avril 2017. |