Les chantiers navals constituent indĂ©niablement un maillon dĂ©cisif pour une indĂ©pendance commerciale dans la mondialisation. Dâimportance, il ne reste en France que les Chantiers de lâAtlantiqueâŠ
*Francis Velain est ingénieur
Un moyen de transport et mondialisation des échanges
Les rĂ©partitions inĂ©gales de populations et de ressources obligent Ă organiser des Ă©changes au niveau planĂ©taire. Tout acheminement ajoute de la valeur Ă celle initialement produite en rendant disponibles les marchandises sur les lieux de lâĂ©change. Source de revenus pour les uns et moyen de pression pour les autres. Tous exigent donc de tout rĂ©seau de transport rapiditĂ©, flexibilitĂ©, rĂ©activitĂ©. Le temps dâacheminement devient un coĂ»t, mais un tĂ©lĂ©viseur produit en Asie, dâune valeur de 700⏠Â, coĂ»te 10⏠ à transporter en bateau. Or un navire de 80 m de long et 18 de large peut transporter 3500 t, soit 10 fois le train de primeurs Perpignan- Rungis, ou encore lâĂ©quivalent de 88 poids lourds de 40 t ; ces camions feraient un convoi de 88 Ă 20 m = 1,76 km⊠Du reste, la flotte marchande mondiale compte quelque 51000 navires. Le transport maritime peut aussi ĂȘtre peu polluant : un porte-conteneurs de 20000 conteneurs Ă©met aujourdâhui, selon le carburant utilisĂ©, entre 3 et 30 fois moins de particules fines que les 20000 camions nĂ©cessaires pour acheminer 20000 conteneurs, entre 8 et 30 fois moins dâoxydes dâazote et 5 fois moins dâoxydes de soufre.
Les moteurs des gĂ©ants des mers fonctionnent aussi bien au fuel le plus polluant et le moins cher quâau gaz naturel. MAN dĂ©veloppe un moteur de navire Ă hydrogĂšne liquĂ©fiĂ© pour un ferry norvĂ©gien (source :Mer et Marine). Un des paquebots commandĂ©s Ă Saint-Nazaire expĂ©rimentera une pile Ă combustible dĂ©veloppĂ©e par CEA Tech et fonctionnant au GNL. Les ports se prĂ©parent Ă fournir aux gĂ©ants des mers Ă quai la puissance Ă©lectrique nĂ©cessaireâŠ
Depuis 2017, une convention internationale, signĂ©e par 52 pays, dont la France, impose le nettoyage des eaux de ballasts stabilisateurs, lesquelles participeraient Ă 60 % des cas dâintroduction dâespĂšces invasives. Les paquebots ne rejettent plus de dĂ©chets plastiques et autres depuis longtemps! Les navires se construisent, sâentretiennent⊠La norme internationale tend Ă imposer que, Ă la conception, la durĂ©e de vie dâun navire ne puisse pas ĂȘtre prĂ©vue en deçà de 25 ans, dans des conditions de navigation dâun haut degrĂ© de sĂ©vĂ©ritĂ© (modĂšles de houle de lâAtlantique Nord). Cela correspond Ă une pĂ©riode nettement plus courte que la durĂ©e physique du bateau mais Ă une relative visibilitĂ© du marchĂ©. Il est supposĂ© que le navire conservera ainsi une valeur de revente satisfaisante. Alors, il pourra, comme aujourdâhui, passer de mains en mains jusquâau dernier exploitant, rĂ©duisant au minimum les dĂ©penses dâentretien⊠ainsi que la sĂ©curitĂ©.
La flotte marchande française du grand commerce mondial se limite Ă 438 navires, dont 279 sous pavillon Ă©tranger. Les armateurs français revendiquent 1000 navires et 50 entreprises du secteur. Les 66 ports français de commerce maritimes ont traitĂ© en 2015 prĂšs de 350 millions de tonnes de fret et 32 millions de passagers. Parmi les 30 principales compagnies mondiales de transports maritimes rĂ©guliers, la troisiĂšme, la française CMA-CGM, dĂ©tient 147 navires et en affrĂšte 329, pour 31 milliards de dollars de chiffre dâaffaires et quelque 420 ports desservis sur 521 dans le monde (source : CMA-CGM). En 2017, la filiĂšre maritime française rĂ©alisait un chiffre dâaffaires de lâordre de 71,9 milliards dâeuros (source :Cluster maritime français). Peu de navires, pour beaucoup dâheures de travail.
Un grand paquebot, câest 10 millions dâheures de travail Ă la construction, autant durant son cycle de vie et lors de sa dĂ©construction; la rĂ©paration est aussi importante pour lâactivitĂ© portuaire.
Construire des bateaux
Le paquebot France navigua quarante et un ans, une longĂ©vitĂ© courante pour les navires de commerce; il faut cependant en construire de nouveaux pour le renouvellement et les besoins nouveaux. La France comptait il y a quelques dĂ©cennies une demi-douzaine de sites de constructions navales, ils ont pour beaucoup disparu. Les chantiers ont disparu Ă Port-de-Bouc, ont Ă©tĂ© transformĂ©s Ă La Ciotat. Une lutte victorieuse de vingt ans dans la rĂ©paration navale marseillaise faisait dire en 2015 Ă Patrick Castello : « Les salariĂ©s et leur syndicat, la CGT, ont toujours cru en lâavenir de la rĂ©paration navale »⊠contrairement Ă la grande majoritĂ© des Ă©lus locaux et des reprĂ©sentants du patronat. Ainsi fut sauvĂ©e la forme 10, « un outil unique en MĂ©diterranĂ©e et indispensable Ă lâessor de la rĂ©paration navale marseillaise, capable dâaccueillir les plus grands bateaux du monde », et lâĂtat, le patronat, les Ă©lus locaux ont Ă©tĂ© contraints dâinvestir dans lâoutil industriel au lieu de la combler au profit dâun hĂŽtel de luxe.
La lutte du chantier de Lanester, Ă Lorient fut, hĂ©las, moins fructueuse. Lâoutil de travail appartenait alors aux Chantiers de Saint-Nazaire, qui prĂ©fĂ©rĂšrent externaliser hors des frontiĂšres la construction de morceaux entiers des coques des paquebots commandĂ©s plutĂŽt que de donner de lâair Ă sa filiale, avec la complicitĂ© de lâĂtat engagĂ© par ailleurs dans dâautres projets avec Piriou Navire Services⊠Pourtant, il y a Ă faire Ă Lorient ! La France nâa plus de capacitĂ© de production civile pour les navires entre 100 et 300 m de long. En MĂ©diterranĂ©e, la lutte de la SNCM manqua finalement de peu dâĂȘtre triplement victorieuse. Les marins obtinrent un plan de renouvellement des navires de la flotte Ă construire Ă Saint- Nazaire au nom de la desserte publique de la Corse et des liaisons avec le Maghreb.   Â
En partie parce que les marins et les mĂ©tallurgistes nazairiens avaient interpellĂ© conjointement les pouvoirs publics dans la sous-prĂ©fecture de Saint-Nazaire, Ă lâissue dâune Ă©niĂšme manifestation de dĂ©fense des chantiers alors en grandes difficultĂ©s de charges. Mais, il y eut trahison conjointe de lâĂtat et de Veolia⊠Dans la rĂ©paration, la Sobrena (Brest) et les chantiers ARNO (Dunkerque) sont passĂ©s sous contrĂŽle du nĂ©erlandais Damen, qui trouve du travail quand les ex-propriĂ©taires nây parvenaient pas. Quant Ă la construction navale militaire, lâarsenal de Toulon nâest plus que lâombre de lui-mĂȘme, celui de Brest se consacre aux sous-marins, la CMN Ă Cherbourg en construit aussi. Saint-Nazaire peut en ĂȘtre chargĂ© Ă tout moment, comme ce fut le cas pour les « Mistral »[1]La Russie avait commandĂ© des navires de la classe « Mistral » Ă la France. Du fait de la situation internationale (intervention russe en Ukraine), la vente fut annulĂ©e. Finalement, les bĂątiments furent vendus Ă lâĂgypte..
Les Chantiers de l’Atlantique Ă Saint-Nazaire
Les chantiers de Saint-Nazaire sont actuellement un paquebot industriel ballotĂ© par manque dâambitions industrielles. Ils passent de mains en mains Ă©trangĂšres depuis 2006, aux rythmes des pĂ©riodes fastes et dâimmenses creux de charges. Akard- Yard (2006), STX (2008), demain peut-ĂȘtre Fincantieri. Ce redoutable concurrent italien (20 chantiers navals dans 11 pays, 19500 salariĂ©s, dont 8300 en Italie, une production diversifiĂ©e de navires civils et militairesâŠ) est trĂšs liĂ© au chinois CSSC. Bruno Le Maire ne jure que par lui pour consolider « la construction navale europĂ©enne [âŠ] indispensable pour renforcer sa compĂ©titivitĂ© et pour dĂ©gager les ressources nĂ©cessaires qui financeront lâinnovation face aux concurrents, notamment chinois ». Cap sur le marchĂ© des navires militaires ? OubliĂ©s les liens de Fincantieri avec la Chine ? Â
La construction navale participe de la souverainetĂ© nationale, mais elle est soumise Ă un marchĂ© mondialisĂ©. Or la Commission europĂ©enne ne jure que par la concurrence. Lâaccord franco-italien pourrait Ă©liminer les Chantiers de lâAtlantique en tant que force indĂ©pendante et concurrentielle importante dans un marchĂ© dĂ©jĂ concentrĂ© et soumis Ă des contraintes de capacitĂ©. Le Medef lui-mĂȘme sâen est Ă©mu : « En 2018, 20 entreprises cotraitantes des Chantiers de lâAtlantique (PME et ETI), la plupart membres du rĂ©seau Neopolia, ont concrĂ©tisĂ© leur actionnariat dans une sociĂ©tĂ© commune » qui entrerait Ă hauteur de 1,5 % dans le capital des chantiers. Sur cette base, il faudrait quelque 1300 PME-ETI pour contrĂŽler 50 % du capital des chantiers.
Aujourdâhui les chantiers de Saint- Nazaire affichent 10 ans de charge, dâabord des paquebots (immense faiblesse du monoproduit) et 4 ravitailleurs militaires en carburants, munitions, piĂšces de rechange et vivres pour la Marine nationale. Preuve que les chantiers peuvent se diversifier. Ces 10 ans doivent les ouvrir Ă la construction dâautres types de navires, Ă accroĂźtre les capacitĂ©s humaines et de production comme lâexigent bien seuls la CGT et les communistes de lâentreprise. Autant pour rĂ©ussir la diversification et transmettre les savoir-faire que pour ne pas voir filer des offres de commandes vers dâautres chantiers pour cause de dĂ©lais dâattente trop longs, et pour cesser lâactuelle sous-traitance Ă des chantiers lointains de tronçons entiers de coque quâil faut ensuite acheminer par mer et assembler Ă Saint-Nazaire.
Invoquer la qualitĂ©, la « vertu », terme employĂ© dans les supports de communication des Armateurs de France, ne suffit pas. Imposer des « normes » et financer sur cette base ne dure quâun temps. La Chine a compris : ses chantiers construisent nos navires Ă nos normes, les siens suivent. De mĂȘme, elle modernise les routes de la soie, construit des EPR Ă partir des normes françaises avec dĂ©jĂ plus dâefficacitĂ© que nous. La normalisation ne garantira pas au capital la course en tĂȘte. Le « reste » â travail des mathĂ©maticiens, des physiciens, des informaticiens, des soudeurs â sâapprend plus vite que jamais pour qui veut et se dĂ©localise parfois. Question de politique. Les futurs ferries de P&O Ferries de la ligne Douvres-Calais, commandĂ©s Ă un chantier chinois, ont Ă©tĂ© conçus par un bureau dâarchitecture danois.
De nombreuses niches abritent de petits chantiers. Ce petit monde est dĂ©jĂ un monde de groupes, typiques structures capitalistes. Le chantier MerrĂ© est, par exemple, liĂ© au groupe BMA, qui dĂ©tient Ă©galement une participation dans MĂ©casoud, sous-traitant nazairien des chantiers de Saint-Nazaire. MĂ©casoud fait partie du groupement de 20 entreprises prĂȘt Ă entrer Ă hauteur de 1,5 % dans le capital des chantiers. MĂ©casoud peut ainsi construire un bac pour le dĂ©partement de Seine- Maritime, dont certains Ă©lĂ©ments sont fabriquĂ©s par le chantier MerrĂ©, qui a actuellement en commande huit vedettes pour la dĂ©fense nationale et, avec les CMN de Cherbourg, des remorqueurs pour la DGA. Quand la famille Piriou transmet son entreprise Ă ses cadres supĂ©rieurs, « les banques Idia Capital Investis – sements (CrĂ©dit agricole), BPI France et Africinvest entrent au capital. Arkea Capital Managers, qui Ă©tait dĂ©jĂ actionnaire, devient le premier investisseur professionnel du groupe » (source : Mer et Marine).
Lâensemble de la filiĂšre est gagnĂ© par les logiques de concentration du capital et les petites structures sont phagocytĂ©es, absorbĂ©es plus ou moins directement. Le capital et ses machines nâont pas lâintelligence du cerveau et de la main entraĂźnĂ©e de lâhomme. Les chantiers de Saint-Nazaire dĂ©sespĂšrent de trouver des soudeurs qualifiĂ©s. Ăpaisseur de la tĂŽle, mĂ©tĂ©o, longueur des soudures⊠Lâhomme aux sens entraĂźnĂ©s sait adapter son geste et son cerveau au nĂ©cessaire des hommes; pas les actuels robots soudeurs ni les robots « intelligents ». Les travailleurs de tous les pays conservent une certaine main. Pas des moindres ! Doivent-ils doter leur pays dâune flotte marchande stratĂ©gique jusquâĂ en assurer la conception, la construction et la propriĂ©tĂ©?[2]La France sâest dotĂ©e dâune loi Leroy sur lâĂ©conomie bleue (2016). Le Medef considĂ©ra alors « Loin de nous lâidĂ©e de vouloir sanctuariser des navires, ce que nous voulons câest garder et crĂ©er des filiĂšres dynamiques. Nous avons pu mesurer rĂ©cemment les consĂ©quences du dĂ©sagrĂ©gement du lien entre la nation et sa marine marchande : en perdant notre flotte sismique française [suite Ă la dĂ©cision de CGG de dĂ©sarmer ses navires français, NDLR], nous avons perdu dĂ©finitivement un savoir-faire stratĂ©gique »..
Une nationalisation dâun seul chantier de construction â fĂ»t-il celui de Saint- Nazaire â ou de rĂ©paration ne ferait donc pas totalement sens en France. Les raisons dâune appropriation publique de lâensemble de la filiĂšre sont en revanche dĂ©jĂ lĂ : du fait de lâapport permanent et important de fonds publics, au nom des immenses enjeux de sĂ»retĂ© dâapprovisionnement des populations, de la gestion des Ă©changes mondiaux et nationaux, du littoral jusquâau coeur de rĂ©gions entiĂšres Ă partir dâutiles cabotages et transports fluviaux. Que les travailleurs prennent la main sur la navale nâest pas un dĂ©fi politique impensable.
↑1 | La Russie avait commandĂ© des navires de la classe « Mistral » Ă la France. Du fait de la situation internationale (intervention russe en Ukraine), la vente fut annulĂ©e. Finalement, les bĂątiments furent vendus Ă lâĂgypte. |
↑2 | La France sâest dotĂ©e dâune loi Leroy sur lâĂ©conomie bleue (2016). Le Medef considĂ©ra alors « Loin de nous lâidĂ©e de vouloir sanctuariser des navires, ce que nous voulons câest garder et crĂ©er des filiĂšres dynamiques. Nous avons pu mesurer rĂ©cemment les consĂ©quences du dĂ©sagrĂ©gement du lien entre la nation et sa marine marchande : en perdant notre flotte sismique française [suite Ă la dĂ©cision de CGG de dĂ©sarmer ses navires français, NDLR], nous avons perdu dĂ©finitivement un savoir-faire stratĂ©gique ». |