*Yann le Pollotec est ingénieur
Le scandale du vol massif de données personnelles collectées par Facebook et exploitées par Cambridge Analytica a révélé au grand public l’existence de cette firme anglo-saxonne très particulière. Cette médiatisation de Cambridge a construit la légende urbaine d’une entreprise de big data toute puissante qui aurait fait l’élection de Donald Trump et la victoire du Brexit. La réalité est plus complexe, mais n’en est pas moins inquiétante.
Cambridge Analytica et ses techniques de big data n’ont pas plus contribué à la victoire de Trump et au Brexit, que l’imprimerie à caractère mobile et les feuilles de presse à la Révolution française, que la prise du central téléphonique de Saint-Pétersbourg par les bolcheviques à la Révolution d’Octobre, que les blogs Internet à la victoire du Non en 2005, ou les réseaux sociaux aux Révolutions arabes. Ou plus exactement cela a permis à des forces politiques et sociales de saisir des possibles et de les exploiter à fond pour gagner, mais dans le cadre de rapports de force et de contradictions politiques, sociales, et économiques qui créent ces possibles.
L’activité d’exploitation des big data n’est qu’une facette de l’activité de Cambridge Analytica. La véritable raison sociale de cette firme est une activité d’entrepreneur en élections et en politique. Plus précisément il s’agit d’une entreprise qui, en organisant des stratégies d’influence, vous livre clef en main le pouvoir, en utilisant un panel de moyens qui va de campagnes de communication sophistiquée à base d’Intelligence artificielle à des opérations de compromission d’adversaires politiques avec des prostitués. Jusqu’à la fin de la guerre froide, ce type d’opération était l’apanage des États, même si ceux-ci avaient créé des sociétés fictives pour couvrir certaines activités de leurs services ou l’action de leurs mercenaires. Avec Cambridge Analytica nous sommes dans un autre registre : celui d’une firme capitaliste, qui propose ses services à des organisations qu’elles soient gouvernementales (NSA, Commission européenne, OTAN), politiques ou non gouvernementales comme certaines ONG, pour prendre le pouvoir sur un territoire que cela soit par voie électorale ou celle d’un coup État.
Derrière le big data, les relations publiques
En réalité, Cambridge Analytica n’était qu’une filiale de Stratégic communication laboraratories group (SCL-group) qui se présentait comme une société spécialisée dans les « opérations d’influence » et dont la première présentation publique a eu lieu au salon Defence and Security Equipment International de Londres en 2005[1].
Pour faire la promotion de ses services lors de ce salon, SCL-Group avait organisé un « sérious games » : « À Londres, au cours des dernières 24 heures, sept personnes ont été hospitalisées avec les symptômes d’une maladie mortelle inconnue extrêmement contagieuse. Le gouvernement doit confiner les Londoniens chez eux, mais si la nouvelle de l’épidémie se diffuse, elle peut engendrer une panique de masse provoquant un exode massif qui rependrait la maladie dans tout le pays. Pour éviter cela gouvernement fait appelle à SCL-Group qui via les médias organisent une campagne sophistiquée de désinformation : Plutôt que d’alerter le public sur la menace de la maladie, SCL-Group met en place un «centre d’opérations» de haute technologie de l’information pour convaincre le public qu’un accident dans une usine chimique menace Londres. Alors que le nuage de gaz toxique fictif s’approche de la ville, les médias reçoivent des infographies retraçant le cheminement prévisible du nuage de gaz invisible. Les Londoniens restent confiner chez eux convaincus que même une courte promenade dans les rues pourrait être fatale. Le résultat final, selon les calculs de SCL-group, est quelques milliers de personnes périssent de l’épidémie au lieu des 10 millions initialement estimés ». L’attraction principale du stand de SCL-group était une maquette grandeur nature de son centre d’opérations, exécutant des simulations d’opérations de désinformations allant des catastrophes naturelles aux coups d’État politiques[2].
Bien loin de se limiter aux États-Unis et au Royaume-Uni, SCL-group et sa filiale Cambridge Analytica sont intervenus directement dans plus de 200 campagnes électorales en Italie, Lettonie, Ukraine, Albanie, Roumanie, Afrique du Sud, Nigéria, Kenya, Afghanistan, Libye, Pakistan, Ile Maurice, Inde, Indonésie, Philippines, Thaïlande, Taiwan, Géorgie, Colombie, Antigua, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Saint-Kitts-Et-Nevis et Trinité-et-Tobago[3],…
SCL-Group se décrivait lui-même sur son site Web[4] comme une « global election management agency » c’est-à-dire en français une agence mondiale de gestion des élections. Mais outre les élections SCL-Group avait une activité de briseur de grève avec sa filiale SCL-Behavioural qui se vantait sur le site web du groupe d’avoir non seulement empêché une grève pour l’augmentation des salaires dans l’entreprise Toleman Automotive, mais d’avoir aussi fait accepter par les travailleurs une baisse de 25% de leur salaire[5]. La filiale SCL-Defence s’occupait de guerre psychologique et de contre insurrection en Afghanistan, en Irak et dans d’autres pays[6] et la filiale SCL-Social faisait dans l’humanitaire et les ONG (sic) s’occupant de la gestion des catastrophes, des addictions… Enfin une filiale formation permettait entre autres d’apprendre à gagner une élection[7].
Après le scandale Cambridge Analytica-Facebook, Cambridge Analytica est devenue la société Emerdata limited[8] et SCL Group s’est renommé SCL Elections en rompant avec toute visibilité médiatique en particulier sur le web grand public.
La campagne électorale organisée à Trinité-et-Tobago par SCL élection est assez représentative des méthodes de cette entreprise de manipulation des masses. Dans cette île des Caraïbes, la population se divise entre habitants originaires du sous-continent indien et afro-caribéen. La vie politique de cette république insulaire était dominée par une alternance entre le People’s National Movement (PNM), dont l’électorat est majoritairement afro-caribéen, et l’United National Congress (UNC), qui lui recrute ses partisans dans la population indienne. L’UNC avait fait appel à SCL Group pour gagner les élections de 2010 et prendre le pouvoir. SCL Group développa une campagne d’hégémonie culturelle intitulée « Do So » ciblant les jeunes afro-caribéens avec des grapheurs, des concerts, des compétitions sportives, des clips Youtube, des produits dérivés, afin de ridiculiser l’acte de voter, de présenter comme fun de s’abstenir et de ringardiser la politique. Résultat l’abstention progressa de 40% chez les 18-35 ans entraînant un effondrement électoral du PNM sur cette tranche d’âge, ce qui permit à l’UNC de gagner l’élection avec une avance de 6%.
Alexander Nix patron de Cambridge Analytica définissait ainsi les méthodes d’influence de SCL group : « A quel groupe appartiennent les gens ? À quel réseau social ? À quelle structure de pouvoir ? Se croient-ils maîtres de leur propre destin ? Quels sont leurs ennemis communs, et comment peut-on utiliser tout ça pour contrôler leur comportement ? On s’intéresse à la culture, aux croyances, à la religiosité, mais aussi aux individus. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que vous pensez du Président, non c’est vous. Qu’est-ce qui vous fait agir ? On pense que ce sont les gens qui changent les gens, pas les messages. On veut que ce soient les gens qui parlent pour nous ! »[9]
Dans ses présentations des services de sa firme, Alexander Nix illustrait métaphoriquement les méthodes de SCL group en montrant que le meilleur moyen pour le propriétaire d’une plage privée d’empêcher les touristes de pénétrer sur sa propriétaire n’était pas de mette un panneau « plage privée, interdite au public sous peine de poursuite », mais un écriteau « Attention requin, baignade interdite ».
Le profilage de masse au service des candidats
Au-delà des stratégies d’influence et de désinformation, le couteau suisse électoral qu’était SCL Group, offrait des prestations plus brutales comme piéger des adversaires politiques, en leur offrant des pots-de-vin ou en les compromettant avec des prostituées, voir en organisant des pressions physiques allant jusqu’à l’assassinat politique[10].
Au cœur des stratégies d’influence plus sophistiquées de SCL qui furent employées lors des élections présidentielles étatsuniennes et du Brexit, on retrouve les vieilles techniques de manipulation de masse décrites dans « Le viol des foules par la propagande politique »[11] de Serge Tchakhotine, mais appliquées au Big-Data, ainsi que l’exploitation de certains travaux universitaires de psychologies sociales et comportementales des années 80-90, en particulier le modèle dit des « Big Five » ou OCEAN pour Ouvert, Consciencieux, Extraverti, Agréable, Névrosé, afin de définir les grandes tendances psychologiques gouvernant les individus. Il va sans dire que ce modèle est loin de faire l’unanimité et fait l’objet d’importants débats dans la communauté scientifique, y compris au travers de la remise en cause critique des expériences de Stanley Milgram.
Afin d’établir un profilage et un ciblage de millions d’Etatsuniens, selon le modèle OCEAN pour gagner les électeurs indécis à Trump ou de les dissuader de voter Clinton, Cambridge Analytica est parti de tests ludiques[12] a priori inoffensifs proposés aux usagers de Facebook. Ces questionnaires ont permis de récupérer les données des usagers, allant du graphe de leurs relations sociales à des informations personnelles. Ces données au final portant sur plus de 50 millions d’usagers ont permis à Cambridge Analytica de construire des profils psychologiques et politiques permettant de les appliquer à d’autres profils, de cibler les électeurs avec des messages individualisés ou d’effectuer des simulations de participations électorales,…
À partir de ce recueil de données, Cambridge Analytica a travaillé sur le graphe social de ces personnes afin de leur envoyer des messages personnalisés sur les réseaux sociaux ou sur leur boîte courriel jouant sur leurs angoisses profondes afin de les dissuader de voter Clinton ou de les pousser à voter Trump par rejet de la candidate démocrate.
Aujourd’hui le scandale du vol des données personnelles de 50 millions d’Étatsuniens usagers de Facebook a contraint SCL Group et Cambridge Analytica a officiellement disparaître, pour mieux renaître en toute discrétion au travers de sociétés comme Emerdata. SCL Group a certes été perdu par l’exposition médiatique de sa filiale Cambridge Analytica, mais cette entreprise n’est que la partie immergée de l’iceberg d’une constellation de sociétés offrant les mêmes prestations que SCL group. On l’a vu au Brésil où SCL n’a pas été impliqué et où des stratégies d’influence ont permis sous couvert « de luttes contre la corruption » (sic) de chasser le Parti des travailleurs du pouvoir par un coup d’État institutionnel dans un premier temps et d’y installer dans un deuxième temps Bolsonaro. En France, certaines campagnes électorales aux municipales en particulier dans les grosses communes de Banlieue laissent à penser que déjà des sociétés d’entrepreneuriat en élections et en politique avec des méthodes comparables à SCL groupe sont à déjà l’œuvre. Sous le vocable tendance de « civictech », on assiste à une véritable généralisation et industrialisation de ces stratégies d’influence partout dans le monde pour gagner les élections, prendre ou garder le pouvoir par tous les moyens.
Certes de telles stratégies d’influences que ne font que jouer à la marge sur les rapports de force et qu’exploiter des opportunités ponctuelles, elles ne font pas l’Histoire, ni même à elles toutes seules les victoires du Brexit et de Trump d’autant que leurs adversaires utilisaient en partie les mêmes techniques. Mais lorsque l’Histoire hésite entre plusieurs possibles, elles peuvent être la plume qui fait pencher le plateau de la balance vers l’un de ces possibles.
Bien sûr, il ne s’agit de reprendre à son compte les méthodes de SCL group et d’autres, mais de prendre conscience qu’aujourd’hui encore moins qu’hier pour gagner une élection il ne suffit plus d’avoir raison, de bonnes idées, de les médiatiser et d’essayer de convaincre de leur justesse les électeurs, il faut une stratégie, des campagnes qui partent de la citoyenne ou du citoyen électeur et de son être social. C’est-à-dire identifier précisément les électorats auxquelles on veut s’adresser, et de se poser en permanence la question ; « Qu’est-ce qui pourrait les conduire à voter pour nous, voir à être acteur de notre projet ? ».
[1] Concurrent anglo-saxon du salon de l’armement français Euro Satory avec en plus une composante sécuritaire qui s’ajoute à la composante militaire.
[2] https://slate.com/news-and-politics/2005/09/psy-ops-propaganda-goes-mainstream.html
[3] https://web.archive.org/web/20170520211639/sclgroup.cc/elections/projects
[5] https://web.archive.org/web/20110620083710/http://sclbehavioural.com/15/client-successes/case-histories.html
[6] https://web.archive.org/web/20150224105335/http://scldefence.com/15/client-successes/case-histories.html
[7] https://web.archive.org/web/20110618022948/http://www.scl-training.com/47/training-capabilities/training-for-elections.html
[8] Emerdata.net
[9] Page 316, L’affaire Cambridge Analytica, Brittany Kaiser, chez Harper Collins
[10] Alexander Nix filmé en caméra caché par un journaliste de la chaîne Channel 4, se présentant comme un futur client de SCL : “On peut amener quelqu’un qui se présente comme un riche promoteur immobilier, il offrira beaucoup d’argent au candidat pour financer sa campagne en échange de terres. On filmera tout avec une caméra (…) et on le mettra sur internet, ou sinon on peut envoyer des filles chez lui ». https://youtu.be/mpbeOCKZFfQ à partir de 14:20
[11] « Le viol des foules par la propagande politique » 1939, réédité par Gallimard dans la collection Tel
[12] « this is your digital life »