Affaire AXA : David peut il toujours triompher de Goliath?, Joseph Guibert*


La période de confinement a été du pain béni pour les assureurs qui ont vu le nombre de sinistres diminuer drastiquement et ont, dans leur immense majorité, préféré augmenter leurs bénéfices plutôt que de redistribuer aux assurés. Aujourd’hui, les mêmes déploient des efforts considérables pour ne surtout pas prendre en charge les pertes de chiffre d’affaires des entreprises en difficulté. Une preuve de plus que la moindre mesure d’intérêt général allant à l’encontre de la loi du profit devra être imposée par le rapport de force.

*Joseph Guibert est salarié du secteur des assurances.


Nous apprenons, dans la chaleur étouffante de ce vendredi 22 mai qu’un restaurateur parisien a fait condamner son assureur, AXA (24,5 milliards d’Euros de CA en France), qui lui refusait une indemnisation de ses pertes sur son chiffre d’affaires (dites « pertes d’exploitation ») dues au confinement, la couverture de ces pertes étant explicitement prévues par sa couverture d’assurance souscrite auprès de cette compagnie.
La défense d’Axa, qui dut sans doute être imaginée en haut lieu tant cette réponse a servi de doctrine pour nombre de clients qui se la virent imposée, tient en ces termes : « la perte d’exploitation lors de décisions par arrêtés ministériels consistant à interdire de façon généralisée l’accès au public à certains établissements pour lutter contre la propagation d’un virus ne peut être prise en charge ». Plus clairement : le confinement n’est pas un « fait générateur » (fait déclenchant une garantie et son indemnisation), Axa misait sur le fait que ce restaurateur aurait été désarmé face à cet argument d’autorité, envoyé en recommandé avec accusé de réception pour fermer le bal, et ne dirait rien, comme le font la plupart des assurés, un tel rapport ressemblant à David contre Goliath, Goliath étant armé de ses nombreux avocats, conseillers juridiques élaborant les contrats, les conditions générales, les règles et étant toujours censé gagner la partie.
Suite à cette décision, la panique qui s’empare d’eux se trahit dans le fait qu’ils ont annoncé très vite faire appel, le soir même. C’est que l’enjeu est colossal, à hauteur de plusieurs milliards d’euros à redistribuer à leurs clients, et surveillé de très près par tous les acteurs du système assurantiel : en cas de victoire définitive, de nombreux autres restaurateurs lésés risqueraient de prendre exemple sur cette victoire. Le vent du boulet fut d’ailleurs ressenti par la profession depuis quelques semaines, celle-ci plaidant qu’elle instaurerait un régime spécial épidémies (1), nouveau gadget intégré obligatoirement aux contrats pour faire payer plus, comme les risques dits de « terrorisme », les catastrophes naturelles… La loi du contrat, norme suprême avant celle de la morale ou des hommes, tel est le créneau de la profession et le fonctionnement de l’assurance, acteur majeur de la sphère financière. Ces conflits assureurs/assurés sont-ils exceptionnels, ou le contrat d’assurance, par sa nature même, amène-t-il inéluctablement à ces clashs ?

Le principe du contrat d’assurance


Revenons sur le fonctionnement même du contrat d’assurance pour se remettre dans le contexte. Vous avez tous, un jour, poussé la porte d’une agence d’assurances pour souscrire un contrat tel que ceux couvrant ce qu’on appelle des « garanties » (événements couverts par exemple un incendie, un vol, du vandalisme, une panne…) dans des contrats pour votre responsabilité civile (indemniser les risques que vous faites courir involontairement à la société, aux êtres ou au matériel), votre habitation, votre automobile, parce que la loi vous y pousse autant que le désir de vous sentir protégé et sécurisé financièrement d’un coup aussi soudain que dur. Votre assureur recueille alors les cotisations de l’ensemble de ses assurés (la « collectivité », dans le jargon du métier) et les affecte dans ses réserves pour le paiement des sinistres, en n’oubliant pas, au passage, son propre bénéfice. Le rôle de l’assureur est ni plus ni moins que de prévoir le coût de ces sinistres sur l’année à venir, impacter les cotisations en fonction de ces prévisions, à l’aide de ses super mathématiciens (les « actuaires ») et ses prédicteurs de risques, tout en délimitant les niveaux financiers qu’il alloue pour chaque garantie correspondant à vos besoins. Notons aussi que l’assureur ne peut recourir au crédit pour payer ces sinistres et se doit donc de toujours disposer dans ses comptes de quoi payer l’ensemble des évènements dans l’année à venir, tout en ayant interdiction de revenir sur votre cotisation en cours d’année, y compris en cas d’épidémie.

Couverture des risques ou profit des actionnaires : une opposition centrale

Pour garantir ce paiement des sinistres avec des réserves suffisamment garnies, il ne dispose pas forcément que de la collecte de vos cotisations. Il peut aussi, en plus de s’assurer lui-même auprès d’un réassureur (l’un des champions mondiaux de la réassurance est Français, et s’appelle SCOR, dirigé par Denis Kessler, véritable pape du milieu), adapter les niveaux financiers des garanties vers le bas, vous glisser des options garantissant des couvertures supplémentaires contre espèces sonnantes et trébuchantes, faire figurer des exclusions aux garanties, affecter une franchise (somme déduite de l’indemnisation totale) marquée sur vos conditions particulières (le document reprenant les termes individuels de la police d’assurance avec notamment ses montants, l’identité de l’assuré…). Entre alors une opposition d’intérêts, entre d’un côté un assureur qui s’engage à protéger ses assurés de la manière la plus attractive pour attirer la clientèle, tout en recourant à ces techniques que son talent commercial et juridique fera accepter à l’assuré. Et de l’autre, cet assuré qui cherche le meilleur prix, tout en ayant le plus d’évènements couverts par le contrat pour toucher la meilleure indemnisation possible en cas de coup dur, estimant que c’est une juste contrepartie à sa cotisation. Ce compromis est alors formalisé par écrit dans les conditions générales, véritable bible reprenant toutes vos garanties, ce qui est couvert, mais aussi exclu, et définissant la vie du contrat, que vous êtes sensés accepter même si, ne nous le cachons pas, la plupart des gens ne les lisent pas.
Néanmoins, l’assureur avance aussi avec ses propres intérêts économiques et choisit alors entre ses réserves et son bénéfice à distribuer aux actionnaires lorsque l’argent rentre. Ce curseur, en mouvement permanent est l’objet de bataille principal dans la création de la valeur. Donner plus d’argent aux sinistrés comme notre restaurateur, c’est moins d’argent pour les actionnaires, un refus de prendre en charge un sinistre permettant de laisser au chaud les réserves pour affecter les rentrées d’argent aux bénéfices. C’est ce curseur qui a fait choisir à un moment à AXA de ne pas indemniser notre restaurateur, comme plein d’autres.
Ces deux divergences d’intérêts étant devenues insurmontables dans le cas d’espèce, l’affaire fut donc portée devant les tribunaux. Il semble par ailleurs, dans cette affaire, que le restaurateur n’a pas saisi le médiateur des assurances, pourtant démontré comme un passage sensément obligé en cas de litige par la Fédération Française de l’Assurance, qui regroupe tous les acteurs du métier autour de la même table, ni par l’ACPR, régulateur du milieu qui, quoi qu’on en dise, continue de faire trembler les poids lourds de la finance.

La loi reste supérieure aux conditions générales : une protection judiciaire pour les assurés contre leurs assureurs

Le cas est éclairant en ce sens qu’ il est encore démontré ici, comme dans d’autres exemples (j’y reviens plus tard) que quelles que soient les termes du contrat associés à votre couverture d’assurance, que ce soit celui de votre maison, de votre smartphone, de votre trottinette ou de votre vieille voiture que vous ne sortez du garage que pour les vacances, celles-ci ne sont pas des écritures incontestables que l’assureur exécuterait pour votre seul bien afin de préserver la fameuse « collectivité », ni une zone de non-droit patronale ou la liberté d’expression serait garantie. Ce contrat est, certes, censé reposer sur une acceptation commune, sans réserve, faite avec votre consentement éclairé et susceptible d’aucun recours, la remise des nombreux documents avec votre contrat étant sensée bouclée le devoir d’information précontractuelle, puisque vous êtes sensé avoir réfléchi avec l’aide de votre assureur à quelles couvertures vous seraient le plus utiles, et sous réserve de quelles exclusions de garantie qu’il aura pris le temps de vous expliquer, en théorie. Et pourtant, on l’oublie souvent, ce contrat ne peut en aucun cas se substituer à la loi ni entrer en contradiction avec le Code des Assurances, livre épais de 800 pages honni par la profession toute entière. Celle-ci sait tellement bien que là où elle peut trouver un article quelconque pour vous refuser une indemnisation, vous pouvez toujours, à l’aide d’un bon avocat, lui en opposer un autre pour obtenir réparation. Et ce sont les courageux qui prirent cette voie de la justice qui firent plier les multinationales de l’assurance, ignorant les arguments d’autorité. Ce qui s’avère une sage décision bien souvent, les juges ayant conscience que les contrats d’assurance, bien que supposés mixtes, sont souvent déséquilibrés, en défaveur de l’assuré qui à un moindre poids économique lors de la négociation pour se faire assurer et prendre en charge, à qui ils accordent bien souvent gain de cause.
Il convient de faire quelques retours en arrière, pour voir à quel point ce schéma de David contre Goliath se répète souvent. Exemple retentissant en 2019 (2) Aviva refusait d’indemniser 300000€ de capital décès prévus par un contrat à une veuve, au titre que le décédé avait le gène d’une maladie neuro-dégénérative rare et non pas la maladie elle-même, non déclenchée avant sa mort, en s’appuyant sur les tests génétiques que l’assuré avait effectué à titre personnel. Là aussi, cet assureur s’appuyait sur le supposé marbre de ses conditions générales, les juges ont rappelle le principe de non-discrimination génétique inscrit dans le marbre du code de la santé publique.
En 2006, autre exemple qui fit date : La Mondiale (branche du groupe AG2R) et Axa, furent condamnées à reverser à leurs clients l’ensemble des pertes qu’ils subirent sur leurs placements, ayant été négligents sur le devoir d’information, bien que ceux-ci se retranchèrent également derrière leur interprétation de leurs conditions générales.

Faire respecter les droits des assurés, une histoire de volonté politique

Et lorsque que ce n’est pas la justice qui contraint les assureurs à faire le ménage dans leurs affaires, c’est l’Etat qui doit imposer des avancées nécessaires pour les assurés. C’est alors la question de la volonté politique d’imposer de telles décisions aux assureurs qui rentre en ligne en compte, pour leur rappeler l’intérêt général sans avoir peur de leurs foudres. Rappelons que jusqu’à la tempête de 1999 la couverture des catastrophes naturelles était également soumise au bon vouloir des assureurs, et c’est l’Etat qui dut sonner la fin de la récréation sur ce point. C’est le même Etat, qui, via la loi Eckert, révolution dans le domaine des assurances vie/décès, obligea les assureurs à se mettre en quatre pour rechercher des bénéficiaires de capitaux décès, s’élevant à plusieurs milliards dormant dans les coffres des assurances, ceux-ci ayant la fâcheuse tendance de se remplir les poches des capitaux décès issus de couvertures d’assurances décès ou de placements cotisés tout au long de leur vie par les assurés, en prétendant que les héritiers auraient pu eux-mêmes faire les démarches. Allianz fut même condamnée à 50 millions d’euros d’amende en 2014 par une ACPR peu sensible à cette argumentation, pointant sa négligence. Autre loi célèbre, la Loi Badinter de 1985 refit le ménage dans l’assurance automobile en déclarant imprescriptible l’indemnisation de la victime d’un accident automobile, la fin des fautes exonératoires du type le piéton qui traversait en dehors du passage piéton ne pouvait prétendre à indemnisation. Toutes ces lois ont corrigé des manques ou abus de la liberté contractuelle.
Toutefois, certaines situations absurdes continuent de persister, parce que le régulateur n’a pas encore tranché ou la justice n’a pas encore jugé ce type d’affaires : Ainsi, Aviva, par sa filiale d’assurance-vie AFER, ou encore Générali, contraignent aujourd’hui tout nouveau souscripteur a ses assurances vie, y compris lorsque ce sont des juges des tutelles qui y envoient par décision de justice des personnes âgées, handicapés, ou inaptes à gérer leurs affaires, à prendre au moins 30% d’actions, y compris hyper volatiles et risquées, sur le versement effectué auprès de celle-ci. Une vraie bombe en période de krach pour ces petits porteurs, qui peuvent se retrouver en partie amputés des économies d’une vie. L’offensive médiatique des compagnies, il y a quelques mois, dans les médias fut à hauteur de la régression en question.

Le mirage de la concurrence

Ainsi est illustré le fait que le mirage libéral de la concurrence libre et non faussée n’est pas un régulateur du secteur, ne produit pas plus d’efficacité ni d’intérêt général ou individuel, sauf celui de l’agent dominant, en l’occurrence. Le foisonnement des acteurs (de plus en plus remis en cause par les fusions en cours et la naissance des assureurs en ligne) ne signifie pas que ceux-ci vous proposeront une meilleure couverture pour s’assurer de votre fidélité sur de nombreuses années. Ils peuvent au contraire s’arroger une meilleure position de force, nourrie de leur gigantesque poids chiffrable en milliards d’euros, pour conserver leur bas de laine, satisfaire les actionnaires et vous imposer leur loi. Faites vous refuser un sinistre par l’assureur X, qui vous jettera de chez lui, pensez-vous trouver meilleur chez l’assureur Y ? Les marges de manœuvre pour faire jouer la concurrence sont quasi inexistantes, sauf éventuellement dans quelques euros mensuels devenus précieux avec la crise, ou quelques garanties supplémentaires à la marge pour appâter le chaland. On revient au clivage morale/loi, ou l’assureur ne fait en réalité que prendre la liberté qu’on lui donne, et prospérant sur le silence et la peur de ses assurés. Le contrat est la norme suprême, les conditions générales la loi que l’assureur vous impose à partir de son autorité morale. Ceux-ci estiment qu’à tout risque correspond une garantie, donc un contrat, donc une rentrée d’argent, que nos vies, constituées de risques divers (se faire voler, accidenter, perdre ses objets incendier sa maison) sont évaluables par les polices d’assurance et les montants qu’elles allouent selon la couverture et surtout son prix. Vous voulez toucher plus lors du vol de votre voiture ? Prenez une garantie plus élevée ? Vous voulez que les biens brûlés lors de l’incendie de votre maison soient payés en valeur à neuf ? Cotisez à une option supplémentaire. Celui qui paie le plus à la meilleure couverture et pourrait ainsi vivre sa vie le plus sereinement possible, voilà la conception du mérite selon nombre des acteurs de ce secteur.

Les actionnaires ne feront pas pleurer dans les chaumières ! Les profits se portent bien

Le refrain est entendu depuis des années, des écoles d’assurances aux Assemblés Générales des employés de compagnies en passant par la novlangue redoutable des jeunes loups d’école de commerce destinés à prendre les rênes de branches entières de risques au sein des compagnies : nos chers assureurs milliardaires tireraient la langue, les coûts sur les sinistres explosent du fait du contexte économique, de l’envolée des matières premières, de la hausse des prix, la politique de l’Euro fort pénalise les placements, les réassureurs deviennent méfiants après la quasi-faillite du poids lourd AIG en 2009, les nouveaux risques types vol de smartphones ou accidents de trottinette plombent leur rentabilité, les changements climatiques alourdissent les survenances de sinistres et donc les indemnisations, et l’assuré ne cesserait d’être négligeant avec ses biens, sa santé et sa relation avec les autres. Les objets connectés deviennent de plus en plus chers, donc difficiles à assurer. Pour couronner le tout, les assureurs prennent toujours comme un facteur d’instabilité la Loi Chatel, qui offre la liberté à l’assuré de résilier quand il veut. Et les nouvelles normes de solvabilité instaurées au niveau Européen en 2017 leur ont fortement déplu. Alors ces efforts de créativité dans le refus de la prise en charge décrits précédemment, c’est paraît-il pour préserver la collectivité des clients de l’assureur. Utiliser les vides juridiques comme l’a fait ici AXA pour maximiser les bénéfices serait plutôt un sacerdoce pour sauver l’économie.
Or, aujourd’hui, malgré toutes ces embuches citées précédemment, nul besoin de pleurer sur les bénéfices mirobolants du secteur. Le confinement a permis aux assureurs de faire de substantielles économies, restaurer leurs plus-values et les dividendes versés aux actionnaires voire redonner du lustre à leurs réserves. Que la MAIF restitue 100 millions d’Euros a permis de mettre en lumière une autre attitude plus taboue : les assureurs n’ont pas restitué les économies qu’eux réalisèrent. Personne n’a emboîté le pas à la MAIF malgré les économies du confinement. Dans le cas d’Axa, malgré la conjoncture supposée difficile, le bénéfice net à bondi en 2019 de 80%, à hauteur de 3,86 milliards. 100 millions constituent une peccadille pour eux, mais mieux vaut laisser respirer les bénéfices. Allianz a réalisé, pour sa part, en 2019, un bénéfice net de plus de 7 milliards d’Euros. Et le Marcionisme culturel n’est pas là pour arranger les choses ni réguler humainement les comportements, comme dans le reste de l’économie.
Laisser faire son « meilleur ami assureur », c’est comme ouvrir l’enclos des moutons aux loups, en prétendant qu’il y a autant de loups que de moutons dans l’enclos, et que cela constitue donc une preuve d’un équilibre merveilleux qui autorégulera le système à l’échelle du pré. Il ne reste alors que l’exemple de ce restaurateur, qui, espérons-le, galvanisera bien d’autres clients dans d’autres compagnies : attaquer en justice, quoi que celui-ci dise, pour faire un exemple, obtenir réparation. David peut triompher de Goliath, bien plus souvent qu’on ne le pense.

(1)= https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/04/14/coronavirus-bercy-et-les-assureurs-travaillent-a-un-regime-d-assurance-pandemie_6036512_3234.html
(2)= https://www.ouest-france.fr/societe/justice/tests-genetiques-aviva-condamne-en-justice-6591988

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