Le partage des données dans le domaine médical attise les convoitises des géants d’internet et du monde de l’assurance. Cela met en danger la solidarité sur laquelle se fonde notre système de santé. À l’inverse, cette masse d’information pourrait bénéficier à la recherche médicale.
Par Michel Katchadourian – Militant Mutualiste

LE SNIIRAM : UNE BANQUE DE DONNÉES CONVOITÉE
Le projet de transférer les compétences de la Sécurité sociale vers les complémentaires santé (assurances, mutuelles, fonds de pension) n’est pas nouveau. Le dernier épisode du feuilleton se joue dans un entrepôt ultrasécurisé à Évreux où de grosses machines d’une capacité de stockage de 140 téraoctets « ingurgitent » chaque année 1,2 milliard de feuilles de soins. Cette base de données de santé, une des plus vastes au monde, la France la doit à notre système de sécurité sociale issu du Conseil national de la Résistance, en 1945.
Inconnu du grand public, le SNIIRAM (Système national d’information interrégimes de l’Assurance-maladie) contient des milliards d’informations sur les prescriptions de médicaments, les consultations médicales, les tarifs, etc. Depuis plusieurs années, il est au cœur d’un combat larvé pour l’accès à ces données particulièrement sensibles, convoité par les grands groupes capitalistes : Apple, Facebook, Google proposent aujourd’hui une sorte de carnet de santé connecté par exemple…
Nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la manière dont de telles données vont être traitées. L’entreprise de Mark Zuckerberg jure, la main sur le cœur, ne rien faire des données médicales de ses utilisateurs. Ces dernières ne seraient consultables que par le réseau social, qui ne les partagera ni avec amis ni avec des entreprises tierces. Facebook explique aussi ne récupérer aucun résultat médical et se contenter de savoir si oui ou non vous vous êtes rendu à un examen.
Étant donné le passé de Facebook et le statut privé de son nouveau service, des doutes subsistent chez certains. Les plus avertis savent pertinemment que le géant états-unien sera tenté d’en faire plus, de revendre les données ou encore de les utiliser pour un service assurance crée à terme… Pour l’heure, seuls les utilisateurs américains sont concernés par son application Preventive Health. On ne connaît pas encore les plans de Facebook à l’international.
Au regard de ce qui se passe avec le débat sur la réforme des retraites qui a mis en lumière BlackRock, premier gestionnaire d’actifs financiers au monde, il y a de quoi s’inquiéter. L’États-Unien n’est pas le seul à pouvoir prendre une part du gâteau : si les Français épargnent plus pour leur retraite par obligation, les acteurs français (Amundi, BNP, Axa…) sont eux aussi dans la course capitalistique.
UN TARIF EN FONCTION DE VOTRE ÉTAT DE SANTÉ
Le concept de couverture solidaire complémentaire, sans questionnaire ni sélection, était déjà mis en avant dans le cadre du rapport Chadelat.
Pour la petite histoire, Jean-François Chadelat était déjà présent dans le groupe de travail du rapport Gisserot de janvier 1985, commandé par Michel Rocard, Pierre Bérégovoy et Jacques Delors. Fameux rapport qui mit fin à l’exclusivité de la complémentaire santé gérée par les mutuelles. La concurrence libre et non faussée avant l’heure !
L’idée d’une sécu bis par les complémentaires, avec la prise en charge au premier euro, était en filigrane dans le rapport Chadelat. La dérive libérale n’ayant pas de limite, le rapport Babusiaux (2003) préconisait que « les assureurs complémentaires » puissent accéder aux données de santé.
Bien sûr, tous garantissent l’anonymat, mais les assureurs ne cachent pas que le but est de proposer des catégories de contrats « plus diverses et mieux adaptées ». En clair, un tarif en fonction du dossier de l’assuré, dans l’hypothèse de leur intervention accrue « sur le marché de la santé ». Voilà qui est extrêmement dangereux pour tous les assurés sociaux. La sortie régulière du marronnier « dossier de santé partagé » ne doit rien au hasard, surtout que l’OCDE, prenant exemple sur le Canada et le Royaume-Uni, tient le même discours, dans le cadre de la réduction des coûts de santé remboursés par les systèmes obligatoires.
UN OUTIL POTENTIELLEMENT UTILE
Personne ne conteste l’idée qu’un dossier mis en commun peut éviter les actes redondants, inutiles et améliorer les protocoles.
L’information fait partie intégrante de la relation de soin. Cette information doit permettre à la personne de prendre, avec le professionnel de santé, les décisions concernant sa santé, d’éclairer son consentement et de faciliter son adhésion au traitement. Elle contribue ainsi à l’amélioration de la qualité des soins. La possibilité pour une personne d’accéder directement aux informations formalisées ne fait que compléter son droit à l’information. Les professionnels de santé, les établissements de santé, les structures sanitaires et médico-sociales détenant les informations doivent, certes, veiller à ce que les modalités d’accès au dossier assurent la préservation indispensable de la confidentialité vis-à-vis de tiers (famille, entourage, employeur, banquier, assureur, etc.).
De son côté, la personne doit exercer son droit d’accès au dossier avec la pleine conscience du caractère strictement personnel des informations de santé qu’elle va détenir. Mais le dossier partagé n’a pas pour seul but la réponse aux besoins des citoyens. Réduction des remboursements des dépenses de santé, transferts sur les assurances, donc les assurés, marché européen concurrentiel… le dossier de la Sécurité sociale est trop sensible politiquement pour que les différents acteurs soient dupes des véritables intentions des lobbies assurantiels.
PARTAGÉ AVEC QUI ?
Pour bénéficier de ces informations, les contrats complémentaires devraient répondre à des normes solidaires et n’utiliser ces informations que pour des actions de prévention.
Nous ne vivons pas dans une société idéale, chacun peut le vérifier ; la précarité, le chômage, la mise en concurrence des populations conduisent à des autosélections. Personne ne demandera ouvertement le dossier de santé ; ce sont les gens eux-mêmes qui, fragilisés par le libéralisme économique et social dans cette guerre du tous contre tous, le présenteront spontanément à leur assureur, à leur employeur, à leur bailleur…
Les assureurs complémentaires, pressés par les objectifs de rentabilité décidés par les actionnaires, mettront en œuvre des critères très sophistiqués pour éviter les risques. Et, pour tenter de survivre dans cette jungle capitalistique, les mutuelles à but non lucratif seront obligées de suivre le dictat du marché.
Avec le développement des sciences et des techniques, du marketing, de l’évaluation des risques de chaque individu en fonction de son patrimoine génétique, le résultat peut nous amener à l’arbitraire total, à une société invivable. La question est aujourd’hui particulièrement préoccupante du fait du développement du commerce électronique, qui se fonde notamment sur un « marché » des données personnelles.
Celles-ci sont en effet des outils de marketing permettant aux assurances de fidéliser leurs client(e)s en leur proposant un service sur mesure déduit de l’analyse de leur comportement sur les réseaux sociaux, par exemple via une presse spécialisée, des jeux ou des enquêtes « ludiques » ! La CNIL parle d’« explosion » depuis que la consultation de ces fichiers à des fins administratives est autorisée par la loi, notamment pour l’accès à certains emplois dans la sécurité et le gardiennage.
L’intercollectif DELIS (Droits et Libertés face à l’informatisation de la société) avait lancé un appel pour tenter de peser sur le débat parlementaire autour de la CNIL. DELIS suggérait notamment d’étendre la notion de « données sensibles » aux caractéristiques génétiques et aux données sociales et psychiques touchant à la vie privée, avec l’idée de rendre aussi le numéro de Sécurité sociale moins parlant.
L’intégration des complémentaires au système Sésame-Vitale, la possibilité d’obtenir la télétransmission directe de données telles que les codes des actes de la nouvelle classification commune, les codes identifiants de présentation (CIP) des médicaments, ou la tarification à l’acte (T2A) à l’hôpital méritent un débat public et contradictoire. Or chacun le constate, c’est plutôt l’omerta sur ce sujet.
La multiplication des hébergeurs, des concentrateurs, dans le champ du complémentaire santé, en France, mais aussi via des systèmes délocalisés, fait que partout sur la planète virtuelle risquent de se promener des informations hypersensibles.
LES PUCES RFID
À l’instar de n’importe quelle autre technologie de sécurité, les puces RFID, outils de radio-identification censée améliorer la traçabilité des produits ou le contrôle d’accès des individus, lutter contre la fraude ou encore sécuriser les passeports électroniques, sont portables. Il est facile d’y placer subrepticement des cookies, à la manière de ceux qu’envoient les sites web, afin de suivre à la trace le trajet des objets, donc des personnes ainsi identifiées.
Différents types de puces RFID existent :
– les puces passives : elles fonctionnent sans batterie et sont activées au moyen d’un lecteur-émetteur-récepteur qui leur transmet des ondes magnétiques (par exemple les badges RFID) ;
– les puces actives : elles possèdent leur propre batterie et transmettent de façon autonome des informations qu’elles enregistrent au capteur ;
– les puces intelligentes : elles sont munies d’un système de sécurité qui permet de crypter les informations qu’elles contiennent. Les données pour être accessibles nécessitent une identification (par exemple les cartes bancaires).
Par ailleurs, un marché des implants sous-cutanés se développe… Ainsi, ce qui suscitait des craintes il y a quelques années et effraie beaucoup aujourd’hui s’est concrétisé par ce qui peut apparaître comme un phénomène de mode : l’ouverture dans deux boîtes de nuit, à Rotterdam et à Barcelone, d’espaces VIP réservés à une clientèle ainsi « pucée ».
Avant de se précipiter dans les bras d’un Big Brother, il faut peut-être réfléchir à une alternative ou seuls une sécurité sociale démocratisée et des professionnels de santé seuls garants du secret médical, seraient en mesure de gérer ce type d’informations.
Il est possible d’obtenir des réformes de progrès, et la question du dossier médical mérite bien un débat public dans la transparence et avec tous les acteurs concernés afin que le numéro de Sécurité sociale ne devienne jamais un numéro d’insécurité sociale, économique et politique.