Le virus promoteur du capitalisme, Antoinette Molinié*

Les mesures de confinement multiplient des utopies utiles au capitalisme et offrent des opportunités au régime néolibéral de déréglementation, par la hausse des profits grâce à l’exploitation du virtuel et par le contrôle de la contestation.

Par Antoinette Molinié – directrice de recherche émérite au CNRS, membre du comité d’éthique du CNRS

En réponse à l’épidémie de Covid-19 que nous vivons et au confinement qui nous est imposé, beaucoup de commentaires proposent une vision optimiste dans une perspective généralement « de gauche ». Certes, à première vue on peut envisager le virus et les mesures qu’il impose comme un bâton dans les roues du capitalisme, comme une leçon d’austérité aux émetteurs de dioxyde de carbone, comme un prêche de sobriété adressé aux consommateurs, comme un acte de contrition des prédateurs de profit…

Comme souvent, tous ces sermons ne feront que conforter un capitalisme néolibéral qui a fait sienne désormais l’idéologie bien-pensante de la social-démocratie. C’est ainsi que la protection de la nature anthropomorphisée a généré de nouvelles marchandises. Produits biologiques rentables, biotourisme décimant les sociétés traditionnelles, marchandisation de la culture par patrimonialisation imposée, l’écologie et sa politique verte sont désormais sources de profits, que celui-ci soit monétaire ou idéologique. Même si elle part de bons sentiments, sa fonction idéologique implicite est bien de faire apparaître comme correcte la politique peu correcte induite par le système capitaliste : de moraliser le profit et de donner une dimension éthique au pillage de la planète. On connaît le rôle joué par l’« éthique protestante » dans l’« esprit du capitalisme » naissant.

Les mesures de confinement, par leur dimension doloriste, ne font que stimuler ces utopies, certes généreuses, mais si utiles au capitalisme. Mais elles offrent au régime néolibéral des opportunités de déréglementation aussi : d’une part, la captation de la hausse du profit par l’exploitation du virtuel ; d’autre part, le contrôle des sources de contestation du système ainsi conforté.

LE TRAVAIL « VIRTUEL », NOUVEAU FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE

Au cours de la crise du Covid-19, chacun aura observé la facilité avec laquelle a été organisé le télétravail et le caractère apologétique qui l’accompagne le plus souvent. Certes, il présente des avantages pour certains travailleurs, certainement pas les plus précaires : diminution du temps de transport, aménagements personnels et compatibilité, dit-on, avec une vie de famille… On parle moins de la contribution du télétravail au profit du patronat. Or, comme le souligne IT Social du 16 mars 2020, dès le premier jour du confinement, « la Digital Workplace, le poste de travail virtualisé, améliorerait la productivité des employés en réduisant les coûts et en augmentant leur performance »1https://itsocial.fr/enjeux-it/enjeux-utilisateurs/poste-de-travail/poste-de-travail-virtualise-ameliore-productivite/. Nul besoin de statistiques pour comprendre que la réduction du temps de transport profite au rendement du travail en réduisant la fatigue des trajets aux heures d’affluence. Avantage supplémentaire : les investissements en transports publics se réduisent, diminuant ainsi le « coût » du travail.

Le télétravail a un autre avantage non négligeable pour les employeurs et les assurances : en restant à la maison, le travailleur risque moins un accident de travail qui, pour être reconnu comme tel, exige de se produire dans le lieu de travail ou en route pour s’y rendre, par opposition à l’accident domestique : il coûtera moins cher aux assurances et mutuelles et, finalement, à l’employeur.

On le voit, le télétravail promu par l’épidémie de Covid-19 augmente le nombre d’heures de travail et la productivité de celles-ci. Inutile de dire qu’il augmente la plus-value et agit ainsi comme agent efficace du fétichisme de la marchandise, et partant de l’aliénation des travailleurs. L’adjectif « virtuel » par lequel on qualifie ce travail sur ordinateur en dit long sur sa prétendue virtualité : la plus-value n’a jamais été si bien dissimulée que derrière les écrans, le fétiche n’a jamais été aussi magique qu’à l’ère de l’informatique et du virtuel. Comment penser que cette leçon ne va pas être retenue par le système capitaliste ? Comment penser que les profits générés par les mesures de confinement ne vont pas être captés par les patrons et susciter leur enthousiasme ?

Mais le télétravail a un autre avantage pour un système fondé sur le profit, dont la contestation constitue toujours une menace pour le capital : il permet un meilleur pointage des salariés.

DU CONFINEMENT COMME MODÈLE DE CONTRÔLE

Il ne s’agit pas ici de contester l’utilité du confinement dans la lutte contre la propagation du coronavirus, et ce n’est pas notre sujet de mesurer ici sa nécessité ni d’en analyser les modalités. Cela dit, on ne peut ignorer que le confinement et, surtout, le déconfinement sont fondés sur une surveillance qui peut facilement être transposée de la crise sanitaire actuelle à la crise économique phénoménale qui ne saurait tarder.

Tout d’abord, les heures effectivement passées à télétravailler font l’objet d’une comptabilité automatique effectuée par le poste de travail virtuel (digital workplace) : à tout moment il est possible de « tracer » la présence de l’employé. Finis les instants de répit, causettes de bureaux et conversations autour de la cafète pendant que le boss est en réunion. Les heures de travail effectif sont désormais vérifiées à distance. Ce contrôle pourrait ne pas s’exercer seulement sur les heures de travail, mais s’étendre à l’ensemble de la sociabilité et à sa réduction induite par le travail virtuel : le confinement pour réduire la propagation du Covid-19 peut suggérer un modèle de limitation des interactions sociales. Comment imaginer dès lors des réunions syndicales virtuelles ? Certes on pourrait organiser celles-ci par vidéo : on comprend vite que l’expression des travailleurs serait moins rude que si elles se tenaient sur le carreau d’une mine ou sur la chaîne de production d’une usine.

On connaît l’importance des cafés parisiens dans la diffusion des idées des Lumières. Dès 1785, les guinguettes des faubourgs de Paris accueillent les contestataires des fermiers généraux. Le 12 juillet 1789, c’est devant le Café de Foy que Camille Desmoulins prononce son grand discours devant la foule réunie au Palais-Royal ; deux jours plus tard, la Bastille est prise ! Les cafés parisiens deviennent désormais le siège des sociétés patriotiques et autres clubs. On y échafaude les émeutes du lendemain. Danton, Robespierre et Marat ne se sont-ils pas réunis le 28 juin 1793 dans l’arrière-boutique du Cabaret de la rue du Paon ?

C’est pourquoi la fermeture des restaurants, des salles de spectacle et autres boîtes de nuit imposée par le confinement coronavirus peut suggérer un moyen efficace de contrôler les mécontentements de la population. C’est évidemment encore plus vrai pour des cultures méditerranéennes, comme celle de l’Espagne, où les débats de comptoir constituent le pilier de la contestation sociale et politique.

On déplore que le confinement signe la mort des salles de spectacles et autres loisirs collectifs, et avec eux celle des commerçants. Il faut noter la rapidité avec laquelle certaines d’entre elles ont su s’adapter aux limitations de circulation, et même se sont organisées pour en tirer profit. C’est ainsi que nous avons appris à savourer des opéras joués aux quatre coins du monde grâce à Internet. Gratuitement à une date fixée à l’avance ou pour moins de 5 € à toute heure nous pouvons assister à un spectacle de qualité au Metropolitan Opera de New York. Nous n’avons pas à prendre de fâcheux transports ni à dépenser un centime en soupers fastidieux après l’extase de Mozart. Une sociabilité virtuelle pourrait ainsi se bâtir sur le modèle d’un confinement réel et souvent non exempt de profits. Nous sommes heureux de payer 5 € pour un spectacle qui, sans virtualité, nous en eût coûté 200. Mais ce produit du MET se vend dans le monde entier à des millions de spectateurs. Va-t-on ainsi confiner des corps jouissants et potentiellement explosifs en réorganisant le financement de la politique culturelle ?

D’autres réglementations se profilent à l’horizon du capitalisme non réglementé. Pour freiner la propagation du Covid-19, il va falloir procéder à des tests et des diagnostics massifs, à un tri de la population selon des critères certes médicaux, mais non contradictoires avec ceux du profit. Il est question que les vieux et les malades soient plus volontiers voués au confinement alors qu’ils représentent, car moins mobiles, moins de risques d’être de contaminants que la jeunesse. En revanche, les jeunes, plus amenés aux rassemblements, seraient appelés à sortir plus vite du confinement. Certes, ils sont plus robustes et résistants à la maladie. Et surtout leur travail est plus à même de générer du profit. Cette typologie des âges en fonction des effets du virus ne peut-elle pas guider une possible discrimination en fonction de la force de travail ? Et que penser d’une banalisation du tri et de son usage pour une discrimination des droits du citoyen, telle qu’elle pourrait être générée par la crise économique sans précédent qui nous attend ?

C’est ainsi que l’épidémie de coronavirus, par le confinement qu’elle implique, loin d’ouvrir sur des lendemains radieux de conscience citoyenne, risque d’inspirer un capitalisme financier en pleine mutation. Il est vrai que la virtualité du travail n’est pas une invention du confinement : mais elle acquiert, dans celui-ci, une légitimité de sauvetage qui invite à son extension. Il est vrai également que la réduction de la sociabilité réelle et le développement des relations virtuelles sont largement répandus par le numérique, par les réseaux sociaux, par la dimension masturbatoire des selfies et autres pornographies du contact. Tout cela n’est évidemment pas nouveau. C’est l’association de ces pratiques à une catastrophe sanitaire qui leur confère une dimension salvatrice dont le capitalisme, avec la dynamique exponentielle qui lui est propre, va pouvoir s’emparer.

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