L’un des enjeux majeurs de la recherche scientifique est la dissémination des résultats. Le public est rarement informé des enjeux économiques des revues.
Par Geoffrey Bodenhausen et Sébastien Elka
GEOFFREY BODENHAUSEN est professeur émérite de chimie à l’École normale supérieure,
SÉBASTIEN ELKA est est ingénieur et rédacteur en chef adjoint de Progressistes.
Revues scientifiques
Les chercheurs rédigent des articles qu’ils soumettent à des revues plus ou moins spécialisées. Ces articles sont évalués par des comités de lecture, expertisés par des pairs, puis publiés par des éditeurs. Or les revues scientifiques, que ce soit en France ou à l’international, souffrent de leur prise en main par quelques grandes maisons d’édition. Les revues les plus prestigieuses se targuent de leur « facteur d’impact », qui est calculé par des agences de notation telles que Clarivate Analytics1https://login.webofknowledge.com sur la base du nombre de fois que lesdits articles sont cités dans les deux ans qui suivent leur publication.
Nombre de chercheurs connaissent bien l’aspect fallacieux de ces facteurs d’impact. On assiste au triste spectacle de revues à fort facteur d’impact qui, malgré l’évaluation par les pairs, acceptent des articles aux titres spectaculaires dont le contenu s’avère décevant. Preuve en est le pourcentage désastreux de rapports qui s’avèrent être non reproductibles, notamment dans la recherche biomédicale. Certaines revues, même les plus prestigieuses, semblent incapables de faire expertiser les articles de manière sérieuse. Or cette étape est essentielle à une pratique scientifique rigoureuse. La quête aveugle du prestige déforme de larges pans de la recherche et encourage la science spectacle au détriment de la science elle-même. Il favorise aussi la langue anglaise comme lingua franca au détriment des langues nationales.
Éditeurs prédateurs
Le principal problème des revues prestigieuses réside dans les pratiques commerciales prédatrices de leurs propriétaires, notamment des grands éditeurs tels que Springer Nature, Elsevier et John Wiley § Sons, ainsi que des sociétés savantes telles que la Royal Society of Chemistry (RSC) et l’American Chemical Society (ACS)2https://revue-progressistes.org/2018/05/12/la-publication-scientifique-une-mauvaise-affaire-pour-la-science-geoffrey-bodenhausen-et-evariste-sanchez-palencia/. Les grands éditeurs engrangent des profit considérables : pas moins de 37 % de marge de profits déclaré pour Elsevier, et 35 % pour Springer, à comparer avec un modeste 29 % pour Apple, 25 % pour Google, 23 % pour Rio Tinto et un maigre 10 % pour BMW).
Ces éditeurs vivent au dépens du secteur public, car ils recueillent gratuitement des articles rédigés par des enseignants-chercheurs salariés, ils les font expertiser gratuitement par d’autres enseignants-chercheurs, puis rassemblent les articles dans des revues qui ne sont accessibles que sur Internet, dont ils vendent l’accès soit à des particuliers (à des tarifs de l’ordre de 50 € par article), soit à des bibliothèques publiques sous forme d’abonnements à des tarifs ruineux, difficiles à chiffrer car regroupés en « bouquets », dont les bibliothécaires n’ont pas le droit de révéler les coûts, en vertu d’accords de type non disclosure qui empêchent la divulgation des contrats, même s’ils sont négociés par des consortiums tels que Couperin en France ou DEAL en Allemagne. D’autres redevances (accès ouvert, figures en couleur, pages de titre qui font référence aux articles…) sont à la charge des auteurs ou de leurs institutions. Les auteurs qui souhaitent que certains de leurs articles soient en accès ouvert doivent s’acquitter de redevances dites « hybrides » (hybrid OA fees), qui doivent être payées en plus des abonnements réguliers acquittés par les bibliothèques. Cela revient à faire payer deux fois (une double peine, connue sous le vocable de double dipping). Ceux qui refusent de s’acquitter des frais d’abonnement, comme les institutions regroupées sous l’enseigne de l’université de Californie, n’ont plus le droit de lire les articles, même les archives (back copies) pour lesquels l’accès avait pourtant déjà été payé. On dit alors qu’ils sont behind a paywall, « inaccessibles sauf à payer ».
Par ailleurs, la propriété du droit d’auteur (copyright) que les auteurs des articles sont contraints de céder aux éditeurs donne un pouvoir quasi illimité à ces derniers. Seules exceptions : les articles parus dans un contexte de « science ouverte » (open access, OA), c’est-à-dire accessibles à n’importe quel public sans devoir payer d’abonnement ou acheter/louer l’article, y compris aux chercheurs de pays moins favorisés, aux commentateurs, écrivains, journalistes, aux enseignants-chercheurs émérites… et au public. Pour couvrir les frais de publications des revues en accès ouvert « doré » (Gold Open Access), les auteurs doivent s’acquitter d’une redevance (author publication charge, APC).
Hélas, la vogue actuelle de la « science ouverte », dont les éditeurs se sont saisis avec avidité, risque d’avoir l’effet pervers d’augmenter encore les marges déjà faramineuses des éditeurs commerciaux, tout en lestant les budgets des agences de moyens et des institutions de recherche.
Vers l’accès ouvertaux publications ?
En France, le débat sur la science ouverte est animé par le CNRS3http://www.science-ouverte.cnrs.fr, notamment par son comité d’ethique4https://comite-ethique.cnrs.fr/wp-content/uploads/2020/01/Avis-2019-40-1.pdf, et par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche5https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid39205/science-ouverte.html, qui sont venus en appui aux initiatives de l’Union européenne telles que le Plan S6https://www.ouvrirlascience.fr/principes-et-recommandations-pour-la-mise-en-oeuvre-du-plan-s. Ces initiatives ont révélé au grand jour que le secteur public subit un véritable pillage par les grands éditeurs. La plupart des chiffres ne sont pas publics, mais la petite Suisse avec ses 7 millions d’habitants joue cartes sur table7https://www.epfl.ch/campus/library/collections/swiss-national-contract-negotiations-with-academic-publishers : rien qu’en 2019 les contribuables suisses ont déboursé quelques 22,4 M€ HT sans accès ouvert pour environ 1 900 revues publiées par Elsevier, 2 190 revues produites par Springer Nature et 1 500 revues publiées par Wiley, sans compter les revues des sociétés savantes telles que l’ACS et la RSC. La France étant environ dix fois plus importante que la Suisse en termes d’effort de recherche, on peut craindre le pire pour ses dépenses annuelles.
Certaines grandes agences de moyens telles que l’ERC et l’ANR non seulement questionnent la signification des facteurs d’impact et prônent l’adhésion à la Declaration on Research Assessment(DORA)8https://sfdora.org/read/, mais manifestent aussi leurs réserves, voire leur opposition frontale aux frais de publication déraisonnables. D’une façon inattendue, on assiste à une incroyable prolifération de revues « prédatrices » qui permettent de publier à compte d’auteur. Nombre de grands éditeurs ont ajouté à la confusion en proposant un accès ouvert « vert » (green OA), ce qui signifie que les publications demeurent inaccessibles pour une « période d’embargo » de 6, 12 ou 24 mois avant de basculer dans le domaine public. Il y a aussi les archives ouvertes telle que HAL ou ArXiv, qui fournissent aux lecteurs un accès non censuré. Mais ces archives ne portent ni l’imprimatur des pairs ni celui des éditeurs, elles n’accordent pas le sésame d’un facteur d’impact.
Les enjeux ne sont pas les mêmes dans toutes les disciplines. Ainsi, les travaux issus des grandes infrastructures de recherche sont généralement publiés par plusieurs dizaines d’auteurs, souvent ordonnés par ordre alphabétique, à défaut de pouvoir démêler leurs contributions individuelles. Contrairement aux chimistes et aux biologistes qui travaillent souvent dans des petites équipes de 5 à 10 chercheurs, où il est essentiel d’être classé parmi les 2 ou 3 premiers auteurs. Ainsi, l’effet des facteurs d’impact sur les carrières diffère d’un domaine à l’autre. Les générations plus jeunes n’ont guère le loisir de contester la dictature des facteurs d’impact. Pour un jeune chercheur, être coauteur d’un article dans une revue prestigieuse telles que Nature, Cell ou Science semble une étape obligée pour accéder à une carrière scientifique. Le conseil scientifique du CNRS a discuté de cette dérive, mais malgré un accord de façade tout le monde se tourne vers les revues à forts facteurs d’impact. Malgré le discours officiel, nombre de jeunes qui cherchent à décrocher un emploi d’enseignant-chercheur hésitent à publier dans des revues à faible facteur d’impact. Heureusement qu’en dehors du circuit académique il y a un vaste marché de travail, dans le monde des start-ups, dot-coms, et même des grandes entreprises pharmaceutiques, où les facteurs bibliométriques jouent un rôle secondaire.
Publier n’est pas gratuit
Reste à savoir qui débourse les frais pour l’« accès ouvert doré ». Car publier n’est jamais gratuit : il faut vérifier que l’article ne contienne pas de plagiat, mener une correspondance pour consulter des pairs, corriger la syntaxe, formater, archiver, faire en sorte que l’article obtienne un numéro DOI (digital object identifier) qui permet de le retrouver, et qu’il soit référencié par des agences de notation telles que Clarivate, qui produit le Web of Science. Dans le modèle de l’accès ouvert « diamant », ces frais sont portés par la fonction publique, mais la généralisation de ce modèle suppose un renforcement considérable du personnel des organismes publics. Tout récemment, quelques institutions renommées, telles que TU Delft, TU Munich, FU Berlin, les sociétés Helmhotz, Leibniz, Max Planck, ETHZ, Iowa State University, le CSIS espagnol, etc., ont décidé de payer les frais d’accès ouvert « doré », mais pas les frais « hybrides », qui sont fort mal vus en raison de la double peine9https://publications.copernicus.org/for_authors/financial_support.html.
Comment démarrer une nouvelle revue à l’abri des grands éditeurs
Quelques enseignants-chercheurs ont décidé de prendre le taureau par les cornes, notamment des mathématiciens, qui ont mis sur pied le centre Mersenne à Grenoble10http://www.mathdoc.fr/centre_mersenne, et des géophysiciens qui, en s’appuyant sur l’European Geosciences Union (EGU), ont créé une série de revues en association avec la maison d’édition Copernicus à Göttingen11https://publications.copernicus.org. Nous leur avons emboîté le pas en mettant sur pied dès janvier 2020 une revue que nous avons appelée Magnetic Resonance12https://magnificence-resonance-ampere.net. Cette revue ne s’adresse qu’à un secteur bien délimité de la recherche qui a regroupé environ 8 000participants au dernier congrès de la International Society forMagnetic Resonance in Medicine (ISMRM) qui s’est tenu à Paris en juin 2018, et quelque 1 200 chercheurs en physique, chimie et biologie qui se sont réunis au congrès de la European Magnetic Resonance (EUROMAR) à Berlin en août 2019.)).

Cette expérience nous a enseigné qu’il faut remplir au moins cinq conditions pour démarrer une nouvelle revue :
1. S’associer à une société savante qui joue le rôle de propriétaire. Pour notre spécialité, la résonance magnétique, nous avons identifié le groupement AMPERE (Atomes et molécules par études radio-électriques) comme propriétaire approprié13www.ampere-society.org. Ce choix n’est pas sans risques, car certaines sociétés savantes ont cédé à la tentation et profitent de leur position pour gagner beaucoup d’argent. Ainsi, les abonnements aux revues publiées par la Royal Society of Chemistry et par l’American Chemical Society sont vendues à un coût considérable aux bibliothèques publiques.
2. Trouver une maison d’édition. Nous avons identifié Copernicus comme maison d’édition adéquate, car elle a travaillé depuis une dizaine d’années en association étroite avec l’EGU, ce qui lui a permis de développer un mode de fonctionnement « ouvert » qui va bien au-delà des exigences minimales de la plupart des revues qui pratiquent l’accès ouvert, notamment par la publication des critiques des pairs. Ceux-ci ont le choix de renoncer à leur anonymat. Copernicus facture 75 € par page, à comparer avec d’autres éditeurs qui pratiquent aussi l’« accès ouvert doré » mais facturent 1 500 dollars par publication pour Scientific Reports, 1 600 pour PLOS One et 2 909 pour Nucleic Acids Research, pour ne mentionner que quelques concurrents directs.
3. Réunir un comité de lecture (editorial board). Nous avons invité une cinquantaine de spécialistes de la résonance magnétique du monde entier à nous rejoindre dans notre comité de rédaction, cet élément clé pour la réussite de l’entreprise. Presque tous ont accepté par retour de courrier ; certains ont posé des questions légitimes auxquelles nous avons essayé de répondre14http://paris-en-resonance.fr/images/Magn-Reson-FAQ. Un petit nombre ont refusé parce qu’ils craignaient que les revues établies ne souffrent de la compétition.
4. Inviter des auteurs qui soutiennent le projet. Il s’est avéré qu’il n’est pas difficile de trouver des auteurs expérimentés qui partagent nos points de vue. Cependant, bien que nombre d’entre eux sont ravis de défier la tyrannie des facteurs d’impact, ils savent que leurs thésards, post-doctorants et collaborateurs permanents sont prisonniers de ces « métriques », surtout s’ils rêvent à des carrières universitaires.
5. Bénéficier d’un environnement économique favorable. Chose remarquable : il n’y a nul besoin de capitaux pour démarrer une nouvelle revue. L’environnement économique semble actuellement favorable pour démarrer une nouvelle revue en accès ouvert. Des prix stratosphériques sont facturés par les éditeurs commerciaux afin d’augmenter leurs profits pourtant déjà déraisonnables. Il y a fort à parier que le système actuel ne sera plus « soutenable » dans un proche avenir. Nous espérons que notre initiative de mettre sur pied une nouvelle revue « ouverte » soit suivie dans d’autres champs de la recherche. Il ne serait pas difficile de faire de même dans divers domaines de la physique, de la chimie et de la biologie. 15Les auteurs remercient Édith Laviec pour sa relecture critique.