Il est des situations où le chercheur académique doit quitter sa tour d’ivoire pour se confronter au bitume de la vie. La crise ardente qu’a subie l’Amazonie durant l’été 2019 ainsi que les politiques gouvernementales de gestion engagées dans les pays amazoniens sont de ces alarmes qu’on ne peut négliger.
*Stephen ROSTAIN est archéologue, spécialisé sur l’Amazonie, directeur de recherche au CNRS.
Les mois ont passé, éteignant à petit feu notre conscience écologique allumée par les terribles incendies qui ont ravagé l’Amazonie pendant la saison sèche 2019. Pourtant, les flammes poursuivent leur lutte acharnée contre la biodiversité tropicale. Des feux, il y en a toujours eu en Amazonie, et tous d’origine humaine – à l’exception de ceux, très localisés et circonscrits, causés par la foudre s’abattant sur la canopée. L’orage n’est donc pas fautif ; des humains sont coupables.
Aujourd’hui, la peau végétale de l’Amazonie est détruite par le feu, tandis que les pétroliers lui siphonnent son épais sang noir et que les orpailleurs lui laissent ses veines aurifères ouvertes.Ce sont 7 604 km2 de forêt tropicale brésilienne anéantis pour les neuf premiers mois de 2019, soit une augmentation de 85 % par rapport à l’année précédente.
Mais, s’il y a clairement des humains derrière les feux, il ne faut pas ignorer ceux qui sont devant. Eux sont les véritables martyrs de cette tragédie équatoriale.

UN BON INDIEN EST UN INDIEN FORT
La menace écologique a escamoté un danger humanitaire certain. Il est urgent d’alerter des orientations désastreuses prises par les politiques nationales d’Amérique du Sud en matière de gestion de la plus grande forêt du monde.
Le nouveau président du Brésil a clairement affiché ses tendances ultralibérales, associées à des dérives climatosceptiques et une intraitable volonté de faire fructifier un immense territoire considéré comme inutile. Le chef de l’État brésilien, peu avare d’insultes xénophobes et de violentes récriminations contre les Occidentaux – et leurs femmes – a érigé en principe un nouveau concept : la colonisation de son propre peuple ainsi que l’invasion et la destruction de son propre territoire. Il cannibalise ainsi allégrement sa terre et ses gens. Selon des idées populistes en vogue, cette immensité chlorophyllienne doit être rentable, et pour cela exploitée à grande échelle. Profit dans le gain de terres utilisables et nonchalance de l’État dans les débordements sont les clés de la réussite de la déforestation.
Telle une marabunta, cette masse de fourmis légionnaires dévastant tout sur son passage, M. Jair Bolsonaro rase la sylve et razzie les habitants. Amérindiens et Cabocles (métis issus de la fusion africaine, européenne et indigène) seront donc ses principales proies, dont le sang abreuvera les millions de confortables propriétaires et financiers comptant leurs bénéfices à l’abri dans leurs tours de verre en ville.
Des criminels aux gants blancs. À l’instar d’un apocalyptique Thanos terrestre, notre société industrielle est à l’origine de la disparition prochaine d’un arbre sur deux en Amazonie et, depuis cinquante ans, de près de 90 % des vertébrés dans les tropiques. La sixième extinction de masse des animaux est en route. Alors, pourquoi ne pas l’étendre aux humains ?
L’Amérindien n’existe pas officiellement dans beaucoup de pays amazoniens. Ou, en tout cas, il est effacé de l’histoire de la nation car, pour certains, le « drame de l’Amazonie » viendrait du fait que « l’homme amazonien n’est pas assez entré dans l’Histoire ». En vérité, il en a été exclu, particulièrement des manuels scolaires, qui le réduisent à un être errant en nomade affamé dans la forêt corruptrice et résistant mollement à l’oeuvre « civilisatrice » occidentale avant de disparaître du discours officiel.
Ce sont bien les héritiers des conquistadors qui ont écrit les chroniques du Nouveau Monde. De douloureuses annales pour les Amérindiens. Il aura fallu qu’ils frisent l’extinction – entre 80 et 95 % des habitants originels d’Amazonie disparurent des suites de la conquête européenne – puis opèrent un rétablissement salvateur avant de s’insurger de leur condition pour devenir visibles au monde.
QUAND LES AMÉRINDIENS DÉBARQUENT DANS LE VIEUX MONDE
En 2019, il était là, l’homme de la forêt au plateau. Grande bouche devant l’Éternel, Raoni sait ne pas la fermer. Le zélé Kayapó brésilien de quatre-vingtsept ans est venu en Europe demander de l’aide pour son peuple, asphyxié par les mesures gouvernementales qui se profilent contre ce qu’on désignait autrefois – incorrectement – comme le « poumon de la Terre ».
L’homme de la selva, rude à l’occasion, reste toujours courtois, mais parfois ça change. Ainsi, il y a cinq ans, les Amérindiens Munduruku se sont levés, et même soulevés, contre les infamies qu’ils subissaient. La construction d’une série de barrages hydroélectriques était prévue sur leur rivière Tapajos, menaçant l’équilibre du biotope local. Outre une inquiétude légitime pour leur avenir, ils ressentirent ces décisions prises sans concertation dans les hauts lieux de la capitale comme de violentes agressions. Des actions coup de poing furent menées, mais surtout ils entreprirent de cartographier leur territoire ancestral et d’y établir des bornes. Des mesures extrêmes dans un univers où l’on vit hors des notions de délimitation et de barrière : une auto-proclamation pourtant nécessaire afin de préserver un espace de vie hors des débordements étatiques et privés.
Déjà, la construction du barrage de Belo Monte, sur le Xingu, le troisième dans le monde par ses dimensions, est considérée par beaucoup comme un attentat terroriste contre l’écologie. Il s’agit donc d’empêcher la prolifération de tels projets aux conséquences irréparables. Tous les voyants sont au rouge. En Amazonie, les habitants sont persécutés, la déforestation n’a jamais été si virulente, la biodiversité chute drastiquement, la terre agonise et l’eau meurt.
On ne parle plus de bâtir des écoles, d’aide à l’insertion des premiers habitants de l’Amazonie, de respect de droits fondamentaux ou de reconnaissance d’une culture multimillénaire, mais bien de la survie d’une population entière. Elle doit en effet se défendre de menaces qu’elle n’a pas créées : le changement climatique, la pollution industrielle, la déforestation, le viol des droits humains, etc.
À l’instar d’autres figures emblématiques de l’activisme amérindien, comme l’écrivain yanomami Davi Kopenawa, Raoni se pose comme rempart contre l’invasion de la barbarie en Amazonie. L’ami du chanteur Sting reste un symbole d’espoir pour que nous ne devenions pas de simples « Spirits in the material World »1.
LE MODÈLE FRANÇAIS
Et dans tout cela, était-il bon mon petit Français ? Faire des effets de manche sous le soleil de Biarritz lors du sommet du G7 en 2019, en annonçant que « nous sommes tous concernés. La France l’est sans doute encore plus que d’autres autour de cette table, puisque nous sommes amazoniens » avec la Guyane, doit se concrétiser par des faits tangibles. Alors, ich bin vraiment ein Amazonisch ?
Face au rideau de feu et d’indignation qui se referme sur le Brésil, la France s’est posée en championne de l’écologie. Pourtant, est-il raisonnable de faire le coq-de-roche écarlate (Rupicola rupicola) sur notre attitude écologique amazonienne?
Rappelons que la France est le dernier pays d’Europe à posséder un territoire sur le continent américain, qui plus est en Amazonie : la Guyane ; 83 534 km2 (quelque six fois moins seulement de la superficie de la métropole) de tropicalité qui s’ajoutent à tout un espace ultra-marin insulaire, une île francophone au milieu d’un océan de verdure lusophone et hispanophone.
On ne peut pas dire que nous avons été exemplaires dans la gestion de cet espace, péniblement colonisé sur le sang des premiers volontaires, ensuite sur la sueur des esclaves, puis sur l’agonie des bagnards. Ce n’est finalement que récemment qu’on a profité pleinement de cette situation pour y créer le lanceur spatial européen2. Une grande force pour l’État français. Néanmoins, un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Il n’est pas certain qu’elles soient totalement assumées ici.
Reconnaissons tout d’abord les progrès notables opérés en Guyane ces dernières décennies, en matière de prévention sanitaire, d’enseignement et de gestion politique entre autres.
Pourtant, tout n’est pas rose dans ce monde glauque. Les feux ravagent également l’écosystème. Ce n’est pas la forêt, mais la savane littorale qui est incendiée tous les ans à la saison sèche, un phénomène anthropique qui tend à augmenter d’année en année. Ainsi, en 2018, les pompiers guyanais sont intervenus 906 fois sur des feux de végétation, soit un peu plus que l’année précédente. Malgré cela, 512 ha de savane ont brûlé. Il est vrai que le feu joue souvent un rôle clé dans le maintien et l’évolution des écosystèmes de savane, mais point trop n’en faut car en excès il se transforme en une menace écologique. Éduquons donc les habitants du littoral pour qu’ils prennent soin de leur environnement.
Mais, peut-être que les incendies de savanes sont une blessure mineure de la Guyane face à la déchirure minière de l’orpaillage. Bien qu’ayant échappé de peu à l’ulcère qu’aurait provoqué le projet de la Montage d’or3, l’orpaillage sauvage reste une plaie béante dans la forêt. Le danger menaçant la forêt guyanaise est bien l’extractivisme, c’est-à-dire l’exploitation industrielle de la nature. Les 10 t d’or extraites illégalement chaque année constituent un risque direct pour les populations locales, puisque l’usage de mercure pour précipiter le minerai agit directement sur le biotope, empoisonnant eaux, poissons et, de là, les humains.
En Guyane française, la syllabe « or » est bien au centre du mot déforestation.
CARPE DIEM
Face à un drame écologique et ethnique enfoui sous la frondaison tropicale, que fait le Vieux Monde ?
Car n’oublions pas que, avant les tronçonneuses et les mitrailleuses locales, les Occidentaux ont déjà bien entamé la dévastation amazonienne à la recherche effrénée de cannelle, d’or, de caoutchouc, d’or noir et autres ressources convoitables. Alors, inutile de garder cette morgue post-colonialiste en fronçant les sourcils de reproches tout en accusant du doigt ou en donnant de sages conseils paternalistes ; nous sommes tout autant coupables.
Quarante-cinq minutes de discussion entre le président français et Raoni (et trois autres chefs amazoniens) en mai 2019 sous le regard bienveillant des angelots de plâtre aux fesses dorées de l’Élysée, c’est bien ! Mais, en Amazonie, qu’en sera-t-il du siècle à venir, de la future décennie, de l’année en cours ? Heureusement, le chef de l’État français, champion de la Terre et de l’écologie, est là pour réagir « vertement ».
1. « Nous ne sommes pas les ennemis des Blancs », écrivaient Davi Kopenawa et Bruce Albert. Pourtant, la cohabitation et, surtout, la compréhension mutuelle sont parfois difficiles. C’est un des thèmes du très beau film le Chant de la forêt, de João Salaviza et Renée Nader Messora, primé à Cannes et sorti en 2019 sur les écrans.
2. Lancer une fusée près de l’équateur (latitude 5°), où l’attraction terrestre est moindre, nécessite moins d’énergie, et permet donc d’économiser du carburant.
3. Abandonné au prix de 360 000 ha de forêt laissés aux griffes de multinationales minières.