Dans un entretien au Monde, le député « insoumis » de la Somme appelle à une alliance « rouge et verte ». Notre contributeur relÚve ici les contradictions dans laquelle est plongée la gauche concernant la maßtrise des enjeux industriels
*Sylvestre HUET est journaliste scientifique.
François Ruffin appelle de ses vĆux un nouveau Front populaire dont la marque serait lâalliance du rouge et du vert1 â de lâanticapitalisme et de lâĂ©cologie donc â et voit dans lâenjeu climatique le sujet rassembleur qui cimenterait cette union, seule Ă mĂȘme de nous sortir de lâalternative Macron ou Le Pen. Ce nâest pas totalement nouveau ni trĂšs original ; ce qui ne veut pas dire que lâidĂ©e est mauvaise, elle pourrait se rĂ©vĂ©ler trĂšs bonne. Mais ce qui fait totalement dĂ©faut dans le raisonnement, câest la production. Un point aveugle dâautant plus Ă©tonnant quâil constitue la clĂ© qui pourrait ouvrir la perspective souhaitĂ©e par le dĂ©putĂ© de la Somme.
François Ruffin nâen parle que pour dĂ©noncer la consommation Ă tout-va («Quel besoin avons-nous de lâi-phone 11 et de la 5G?» lance-t-il) ou la course Ă la « croissance », et tresse les lauriers aux mĂ©tiers du « lien » â santĂ©, Ă©ducation⊠ou trains. Ce faisant, il Ă©lude le problĂšme essentiel de la gauche française. Soit, socialiste au pouvoir, elle laisse les « clĂ©s du camion » de lâindustrie Ă lâoligarchie financiĂšre; soit, opposition radicale, elle nĂ©glige complĂštement la base dâune capacitĂ© dâautodĂ©termination de la sociĂ©tĂ©, de sa maĂźtrise de ses moyens de vie.
SâADAPTER AUX REQUINS
Or la dĂ©sindustrialisation massive du pays, organisĂ©e par lâoligarchie financiĂšre et les gouvernements qui se succĂšdent depuis la fin des annĂ©es 1980, prive la sociĂ©tĂ© française de sa capacitĂ© Ă faire autre chose que de sâadapter au monde qui lâentoure et Ă ses requins. La part du PIB produite par lâindustrie manufacturiĂšre dans notre pays nâest plus que de 10 %, contre 20% pour lâAllemagne. Depuis 1980, nous avons perdu plus de 2 millions dâemplois industriels. Nous importons 95 % de nos matiĂšres premiĂšres et Ă©nergĂ©tiques, mais Ă©galement lâessentiel de nos vĂȘtements, de nos appareils domestiques, de nos Ă©quipements industriels⊠Acheter une poĂȘle Ă frire entretient le commerce avec la lointaine Chine.
Avec quoi le payons-nous ?
RĂ©sumons brutalement. CĂŽtĂ© exportations de biens : avions climaticides (construits dans les plus grandes usines du pays), produits de luxe, blĂ© et alcools, armes⊠CĂŽtĂ© services : un tourisme de masse, avec 80 millions de visiteurs par an. Ajoutons un dĂ©tail gĂȘnant : la devise avec laquelle nous achetons ces produits est forte, ce qui en diminue les prix. Mais Ă quoi devons-nous cette force? Ă lâindustrie allemande et Ă ses exportations, qui valorisent lâeuro (aux dĂ©pens dâailleurs de la compĂ©titivitĂ© de nos entreprises, mais câest une autre histoire).
LâEMPREINTE CARBONE
Lâune des consĂ©quences climatiques de cet Ă©change destructeur, câest lâempreinte carbone de la France : ses vĂ©ritables Ă©missions de gaz Ă effet de serre, une fois ajoutĂ©es aux Ă©missions territoriales celles qui correspondent aux objets importĂ©s et consommĂ©s ici, et ĂŽtĂ©es celles de nos exportations.
Cette empreinte carbone, en raison de la dĂ©sindustrialisation profonde du pays, est aujourdâhui composĂ©e en majoritĂ© des Ă©missions dues aux importations.
Cette situation devrait inciter tout citoyen attachĂ© aux valeurs dĂ©fendues par François Ruffin Ă fonder la stratĂ©gie quâil promeut sur un pacte productif. Celui qui viserait une rĂ©industrialisation profonde de la France, fondĂ©e sur la mise en cause dâĂ©changes internationaux, non pour les faire cesser dogmatiquement mais pour les choisir en fonction des critĂšres sociaux et Ă©cologiques voulus.
En diminuant la contrainte extĂ©rieure et en offrant des emplois productifs, cette stratĂ©gie peut constituer la clĂ© Ă©conomique de lâalliance sociale et politique proposĂ©e par François Ruffin. Une telle rĂ©industrialisation nâa aucune chance de provenir de choix capitalistes. Les dĂ©tenteurs de capitaux ont organisĂ© la mondialisation, ont investi massivement dans les pays Ă main dâoeuvre peu chĂšre pour y trouver des taux de profits plus Ă©levĂ©s. Ils ne changeront pas dâavis, ni de conduite. Ce seul fait incline Ă chercher dâautres capitaines dâindustrie que les business angels, les banques ou les grandes fortunes.
SYSTĂME ĂLECTRIQUE
Cette rĂ©industrialisation bĂ©nĂ©ficie toutefois dâun acquis important : elle peut sâappuyer sur un systĂšme Ă©lectrique dâores et dĂ©jĂ climato-compatible. DĂ©carbonĂ© Ă plus de 90 % (nuclĂ©aire, hydraulique, Ă©olien et photovoltaĂŻque), il offre la possibilitĂ© dâaugmenter considĂ©rablement la production de biens sans obĂ©rer nos objectifs dâĂ©missions de gaz Ă effet de serre.
Et le gain serait double â pour lâemploi dâune part, pour le climat de lâautre â puisque la plupart de nos importations de biens proviennent de pays oĂč les systĂšmes Ă©lectriques sont fortement carbonĂ©s.
Or, de quoi dĂ©bat la gauche, et notamment celle qui se reconnaĂźt dans François Ruffin ou la France insoumise? La seule proposition industrielle forte est de⊠dĂ©truire lâatout nuclĂ©aire de lâĂ©conomie française.
Lorsque des salariĂ©s se trouvent menacĂ©s par des fermetures dâusines, le soutien Ă des luttes dĂ©fensives, nourries par la crainte du chĂŽmage, est bien lĂ . Mais cela ne peut constituer un programme de rĂ©industrialisation du pays.
Alors, si lâalliance quâappelle François Ruffin de ses vĆux doit voir le jour, elle ne sera efficace, capable de gouverner et dâouvrir une perspective aux victimes des politiques actuelles, quâen se fondant sur un pacte productif sĂ©rieux.
1. François Ruffin : « Il nây aura rien sans dĂ©bordement populaire », le Monde du 2 novembre 2019.