Construire une alimentation digne de notre temps, Pascal Lachaud*

Manger ou se nourrir ? Qualité et sécurité alimentaire ou profits des actionnaires de l’industrie agroalimentaire ? Les communes peuvent agir et développer des logiques de santé et de maîtrise de l’alimentation.  

*Pascal LACHAUD est maître cuisinier, formateur AFPA. Il est promoteur du bio et de l’ESS comme outil de l’alimentation.


DIVERSITÉ ALIMENTAIRE OU COMMUNAUTARISME NORMÉ ?

Prétendre que le pays de Rabelais serait en pénurie alimentaire relève d’une pure gageure. Jamais l’alimentation n’a été aussi abondante dans les rayons des supermarchés détenus par les géants de la distribution. Le même ingrédient de la production agricole occupe les linéaires de froid avec une pléthore de variétés de yaourts dans des déclinaisons très alambiquées. De yaourt ne demeure que l’appellation populaire, ces desserts n’ayant plus le lait comme seul constituant. À cela il convient d’ajouter les supercheries savamment orchestrées par l’agrobusiness, qui excelle en la matière.

Ce qui l’intéresse, c’est le taux de profit dégagé par le produit, et lui seul. Les décideurs, obnubilés par les normes hygiénistes et les injonctions des défunts services vétérinaires, parlent de tout sauf du plaisir de la table. Le constat est bien que le cuisinier, censé apporter la joie de vivre avec une assiette magnifiée, a été transformé, de Marseille à Calais, en une matrice normée avec similarité entre fournisseurs de produits, méthodes de productions agricoles et transformations agroalimentaires.

La dialectique des tenants du terroir et de la ruralité ne ressemble plus qu’à une vitrine, avec nos 380 fromages, nos 25 andouillettes, nos 500 AOC plus le « bio ». Le gamin de Grigny a-t-il déjà goûté un cabécou de Rocamadour ? Marie, d’Esparros (Hautes-Pyrénées), taste-t-elle le comté de la Fruitière de Poligny ? Ce qui fut vrai dans la France rurale où demeurait une population restée active du fait d’activités industrielles nombreuses ne l’est plus dans la France de 2019. La fracture alimentaire n’existe pas seulement entre le rural et l’urbain, elle se situe entre les classes sociales très aisées, aisées et populaires. En matière alimentaire, ce sont les actionnaires qui se gavent. En 2017, les actionnaires de l’agroalimentaire se sont partagé 46 milliards de dividendes pour un chiffre d’affaires de 186 milliards, supprimant des milliers d’emplois et engloutissant 5 000 agriculteurs (source : CGT FNAF1). Ces chiffres sont à juxtaposer à la réalité de la France populaire, et notamment aux 5 millions de personnes précarisées alimentairement qui dépendent de la Banque alimentaire pour un budget de 380 millions d’euros, représentant un marché solvable pour l’agroalimentaire tels les groupes LVMH, Danone ou le Mouvement coopératif. Dans la production de viande, les groupes Bigard et Arcadie contrôlent à eux seuls 60 % des abattoirs français et 30 % des abattoirs européens.

MANGER OU SE NOURRIR ?

Un bref détour par la restauration rapide nous apprend le contenu de ce qui est grignoté chaque jour par nos voisins de table, de train, de métro ou d’ascenseur. L’alimentation n’est plus du tout synonyme d’épicurisme ni d’hédonisme, il s’agit de remplir des ventres le plus rapidement possible. Des millions de nos concitoyens, pouvoir d’achat en berne, ne déjeunent pas le midi et se sustentent de kebab, tacos et nuggets.

Des opérateurs spécialisés organisent le marché. En amont, ceux qui élaborent les plats préparés expliquent sur catalogue les instructions pour ceux qui devront ouvrir les emballages, réchauffer, assembler, le tout selon des codes et des modèles proposés par l’agroalimentaire et les sociétés de distribution spécialisées. Les fonctions de transformateurs, de cuisiniers et chefs de cuisine aux métiers qualifiés et maîtrisés se sont raréfiées au point de les transformer en ouvriers spécialisés, tant dans la restauration commerciale que dans la restauration collective sociale. La restauration rapide, par le biais de chaînes spécialisées, représente un juteux marché de 54 milliards. La déqualification de ce secteur a été sciemment organisée par la profession sur injonction des groupes de l’hôtellerie privée, comme Sodexo (460000 salariés dans 80 pays). Tous les secteurs sont aujourd’hui source de profits immédiats, tant dans l’hôtellerie que dans la restauration hospitalière, scolaire et d’entreprise.
Ce qui était géré il y a quarante ans par des hôteliers indépendants privés dont le parcours était celui du métier en lien avec le territoire et les marqueurs de terroirs a été éliminé pour laisser place à des cartes et menus uniformes, dont l’ensemble des aliments provient de plates-formes co-organisées avec l’agroalimentaire et est servi par des franchisés. Il en va de même pour l’ensemble de la restauration collective sociale. La part de la restauration collective sociale est de 23 milliards, dont 60 % en gestion directe sur la Ferme France, organisme récent qui pèse 180 milliards. Ce budget public dévolu aux collectivités est bien sûr dépendant lui aussi à 95 % des entreprises de l’agroalimentaire.

CRÉER L’ILLUSION POUR CONSOLIDER LE MONOPOLE

La récente loi Égalim2, largement mise en avant, affichait l’intention de relocaliser une part importante de l’alimentation en direction de la restauration collective sociale. Cette ambition est immédiatement démentie par l’absence totale de cahier des charges, puisque « 50 % de produits locaux » est une expression qui ne veut strictement rien dire si des signes officiels de qualités ne sont pas juxtaposés à cette ambition. Ainsi, si le poulet de Loué est garanti sans OGM, ce n’est pas le cas de tous les Label Rouge qui figurent sur la liste de Greenpeace. Le contenu de l’alimentation des animaux se doit d’être traçable pour regagner la confiance du citoyen sur le contenu de son assiette.

Cela revêt un caractère d’importance en qui concerne l’absence d’OGM ou de céréales cultivées à la chimie de synthèse pour nourrir ce qui va aboutir sur nos assiettes, sans oublier les conditions de son élevage. Des regroupements gigantesques, qui amènent en sus des mauvais traitements autant aux humains qu’aux animaux, répandent des pollutions de tous ordres, par exemple des algues vertes en bordure littorale. Pourtant, d’autres choix sont possibles, ils ont été énumérés et proposés par les ONG et la plate-forme associative lors de états généraux de l’alimentation. En aucun cas la loi Égalim n’a pas réorganisé le marché pour satisfaire les besoins des populations.

Démonstration est faite aujourd’hui que le contenu de l’assiette pourrait de nouveau jouer un rôle culturel et immatériel du fait des plaisirs sensoriels et de la satisfaction personnelle. De même, la protection de l’environnement et de la santé ainsi que la pérennité des systèmes alimentaires pourraient être assurées tout en protégeant la biodiversité aussi bien sauvage que cultivée.

Au-delà de la réorientation du système alimentaire vers une consommation plus sobre en protéines animales, mais toujours omnivore, se pose surtout la question de la maîtrise de ce système par la puissance publique afin d’arrêter la prédation imposée par le capitalisme, qui détruit les savoir-faire et fait disparaître autant les cultures que les écosystèmes. Assurer la transition du système alimentaire vers le bio ne suffit pas si cela passe par l’exploitation des salariés du secteur et celle des paysans, en imposant à marche forcée une bio industrielle ou paysanne sous-payée.La nécessité de répondre impérativement et prioritairement aux besoins alimentaires des citoyens est une question de dignité et de justice sociale, c’est aussi la reconnaissance d’un lien intrinsèque : « Je suis ce que je mange. »

L’homo ubérisé du XXIe siècle doit intégrer l’idée qu’il ne pourra pas survivre à l’ubérisation ni à une alimentation mortifère, carnée, surprotéinée, sucrée, salée à l’excès et trop grasse. Maîtriser son assiette nécessite avant tout la réorganisation du système alimentaire dans le cadre de l’intérêt général, débarrassé de la marchandisation prédatrice.

ACCOMPAGNER LE CHANGEMENT DE PARADIGME, CRÉER UN CADRE DE RÉSISTANCE

Aucun changement ne se décrète s’il n’est accompagné, c’est-à-dire réalisé en pleine conscience. La révolution alimentaire n’est pas protéique, végétarienne ou végane, elle est anticapitaliste et fonde le cadre du changement. Il pourrait se légiférer dans le cadre d’une Sécurité sociale de l’alimentation en tenant compte des retours d’expériences et des alternatives tissées patiemment durant trois décennies par des pionniers. Décréter que le droit à l’alimentation devient constitutionnel pourrait déjà constituer le socle de la reconnaissance qu’il devient universel et inaliénable afin que plus aucun être humain ne survive de la mendicité alimentaire. L’alimentation ne peut plus être source de spéculation au dépends des peuples. Le nouveau système alimentaire à construire devra produire une alimentation digne et accessible à tous.

Seule la puissance publique d’État, décentralisée, et les collectivités territoriales sont en mesure de réparer les méfaits de la marchandisation de l’alimentation et de l’agriculture. Poser ce principe consiste bien à articuler le partage des biens communs, dont l’alimentation, en préservant les ressources telles que l’eau, la terre, l’air et la biodiversité sauvage et cultivée. Cela équivaudrait à remplacer la Carte Bleue par une carte Vitale de l’accession à une alimentation diversifiée, de saison, bio ou équivalente. La réorientation des systèmes alimentaires en serait donc impactée, car les conditions sociales et environnementales seraient l’alpha et l’oméga de la démarche. Imaginons les bienfaits sur les écosystèmes : l’ensemble des bassins-versants, n’ayant plus à traiter leurs eaux de surface et de profondeur, généreraient d’après le Commissariat au plan (rapport de 2010) 1 000 milliards d’économies, à réinvestir dans l’emploi, la formation et l’éducation populaire.
Avec la rigueur que cela imposerait, l’INRA et les laboratoires de recherche publique pourraient investir dans l’amélioration des techniques de production en agronomie des sols et du vivant, dans la recherche sur les semences paysannes en utilisant les savoir-faire ancestraux, par exemple semer les blés population, ni intolérants ni allergisants. Sortir de la marchandisation consiste à contester le pouvoir des seuls actionnaires sur notre alimentation, et donc à taxer une grande partie des résultats de l’agroalimentaire pour réorienter les processus de fabrication et le contenu des transformations alimentaires afin de réinvestir la qualité en place des exhausteurs de goûts.

Il ne pourra y avoir de cercle vertueux que si les citoyens exigent une alimentation digne, et donc une réorientation de la grande distribution, qui devra remplacer le packaging par une distribution accessible dans les villages et les quartiers en lien avec les commerces existants… et supprimer emballages et suremballages. La planification alimentaire remplacera les gaspillages et destructions de production et assurera la juste rémunération des paysans et des salariés du secteur. Le cadre de travail sera impulsé par un levier d’action, celui de la restauration collective sociale qui doit réorienter le contenu de l’assiette en intégrant les produits bio et équivalents du bassin de production. Cette restauration devra aussi assurer sa révolution culturelle, car assembler des produits préélaborés de l’industrie agroalimentaire et retravailler ensuite des produits frais et bruts nécessite formation des personnels, investissements matériels et accompagnants de terrain, comme cela est expérimenté depuis dix ans par Les Pieds dans le plat, le collectif national de formateurs cuisiniers et diététiciens3.

Pour que l’alimentation digne devienne accessible, le service public devra reprendre la main là où l’expérience a été abandonnée voilà quarante ans, en partie du fait de la désindustrialisation massive. Qui empêche une collectivité territoriale aujourd’hui d’ouvrir un restaurant à tous ses administrés, au-delà des enfants scolarisés, aux personnels de la commune, aux personnes privées d’emplois et précarisées, aux personnes âgées, à tous les travailleurs ?De véritables restaurants municipaux, départementaux ou régionaux pourraient voir le jour là où les infrastructures existent et sont largement sous-utilisées. Cela nécessitera bien sûr que la puissance publique embauche et forme des centaines de fonctionnaires pour faire face à ce nouveau défi du XXIe siècle qui doit s’inscrire dans la justice sociale et la dignité.

1. CGT FNAF : Fédération Nationale Agroalimentaire et Forestière CGT.
2. La loi Égalim, pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, a été promulguée le 30 octobre 2018 à l’issue des Etats Généraux de l’Alimentation (2017).
3 Voir le site du collectif de formateurs Les Pieds dans le plat.

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