Dans cet article, l’auteur présente quelques-uns des arguments de son ouvrage le Travail démocratique1. Ils concernent les conditions et des institutions possibles qui mettraient le travail au service non plus de l’accumulation capitaliste mais de la citoyenneté démocratique.
*Alexis CUKIER est philosophe et maître de conférences à l’université de Poitiers.
Dans mon ouvrage, je défends une thèse simple : si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail. Il s’agit d’en finir avec le clivage entre le travailleur et le citoyen pour instituer de nouveaux droits démocratiques attribués à un travailleur-citoyen décidant souverainement dans l’entreprise et participant à l’ensemble des décisions démocratiques qui concernent son activité.
QUELLE CRITIQUE DÉMOCRATIQUE DU TRAVAIL?
Cette enquête théorique prend parti dans un débat au long cours qui oppose deux traditions de critique démocratique du travail, deux manières de critiquer l’aliénation du travail dans le capitalisme au nom de l’exercice de la citoyenneté démocratique, c’est-à-dire de l’exigence d’une participation de toutes et tous à la délibération, la décision et l’action collectives.
La première s’appuie sur la norme démocratique pour contester la centralité politique du travail, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le travail devrait rester au centre de l’organisation de la société2.
La seconde, à laquelle je propose de contribuer, soutient au contraire qu’il n’est pas de véritable citoyenneté démocratique sans une démocratisation du travail.
Pour concevoir cette centralité du travail pour la démocratie, on peut s’appuyer sur deux « possibles réels » à l’oeuvre dans nos sociétés.
Le premier concerne le mouvement conjoint de désaffection à l’égard des institutions démocratiques existantes, et d’abord celles de l’État, et de réorientation des attentes démocratiques des citoyens vers d’autres lieux, au centre desquels demeure l’entreprise3. C’est ce que je montre dans la première partie de l’ouvrage : les attentes ordinaires des travailleurs à l’égard de leur activité et leurs critiques à l’égard de l’organisation néo-managériale de l’entreprise expriment une « intuition démocratique »4.
Ces critiques ordinaires rendent compte notamment du fait qu’en organisant la concurrence entre les salariés le néomanagement tend à détruire les conditions de la délibération collective et de la coopération au travail, qu’en multipliant les normes objectives portant sur le processus de travail la bureaucratie tend à déposséder les travailleurs de la possibilité d’une mise en oeuvre intelligente des décisions et qu’en renforçant le pouvoir actionnarial la finance tend à neutraliser les formes de participation à la décision conquises par les salariés dans la période précédente.
C’est ce que montrent aussi, par exemple, les travaux de Christophe Dejours – qui examine notamment la manière dont, « sous la pression des gestionnaires » et du fait de « l’introduction systématique des méthodes d’évaluation individualisée », l’entreprise contemporaine « écrase inexorablement les espaces de délibération collective, au fur et à mesure que chacun apprend à se taire et à se méfier des autres à cause des effets désastreux de la concurrence généralisée qui va communément jusqu’à la concurrence déloyale entre collègues »5 – et de bien d’autres chercheurs qui visent ainsi à rendre compte par la théorie de la parole critique des travailleurs. Même si elles ne s’expriment pas le plus souvent dans un langage ou des pratiques considérées comme politiques, ces critiques ordinaires – éclairées par les recherches psychosociologiques sur les expériences sociales négatives au travail – démontrent que les travailleurs ont intégré toujours plus l’exigence de la citoyenneté démocratique : participer effectivement à la délibération, aux décisions et à leur mise en oeuvre collective.
EXPÉRIMENTATIONS DÉMOCRATIQUES AU TRAVAIL
Cependant, c’est aussi à partir d’expérience positives – aussi rares, isolées et inachevées qu’elles puissent être aujourd’hui – que doivent être conçues les formes possibles d’un travail démocratique.
À cet égard, on peut distinguer trois idéaux-types d’expérimentation démocratique au travail :
les coopératives, qui limitent le pouvoir économique et politique des propriétaires (ainsi, dans le statut SCOP en France, les salariés associés détiennent 51 % du capital et 65 % des droits de vote) ;
les entreprises ou collectifs de travail en autogestion, qui visent à abolir le pouvoir économique et politique des propriétaires ;
enfin, les conseils de travailleurs, qui cherchent à étendre leur pouvoir politique au-delà de l’entreprise, en faisant du conseil ouvrier ou du syndicat la (ou une) base du pouvoir politique ou bien du conseil social – composé de représentants des ouvriers et des citoyens – l’instance légitime du gouvernement politique.
Dans la quatrième partie de l’ouvrage, je montre, à partir de l’analyse de telles expérimentations, passées et en cours, que ce qui permet de passer d’une organisation démocratique de l’activité au travail à l’activité de démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux peut être une association ou un collectif informel de solidarité (composé de consommateurs et de militants) avec les coopératives ou entreprises autogérées, une collectivité territoriale intégrant des représentants des travailleurs ou l’expérience d’une lutte sociale mêlant les travailleurs à d’autres acteurs de la mobilisation, par exemple un syndicat ou un parti politique.
Ce constat permet de dépasser l’enfermement du problème de la démocratisation du travail dans les perspectives de la « démocratie d’entreprise »6 ou du « dialogue social ».
Par exemple, le système des IRP (institutions représentatives du personnel, notamment le comité d’entreprise et le CHSCT, ce dernier remplacé par le CES, avec moins de prérogatives et de moyens) et de la délégation syndicale, ainsi que les dispositifs qui les accompagnent aujourd’hui (par exemple les baromètres sociaux ou les outils managériaux de participation réaménagés à cet effet), ne permettent manifestement qu’un contrôle démocratique très limité des décisions de la direction, et ne sont pas conçus pour que les travailleurs participent effectivement à un processus de délibération, de décision et de réorganisation démocratique en ce qui concerne leur activité.
Ce constat n’enlève rien, bien entendu, à la nécessité de l’activité syndicale; au contraire, il la rend d’autant plus cruciale qu’elle doit participer à l’invention et à l’imposition de nouvelles pratiques7 et de nouvelles institutions de la citoyenneté démocratique au travail.
PROPOSITIONS POUR UNE CITOYENNETÉ DÉMOCRATIQUE AU TRAVAIL
La mise en oeuvre d’un travail démocratique nécessiterait des innovations institutionnelles permettant de répondre à ces trois problèmes :
Comment abolir le clivage entre activités économiques et politiques, entre le travailleur et le citoyen ?
Comment démocratiser conjointement le procès, l’organisation et la division du travail ?
Comment décloisonner les rapports entre intérieur et extérieur de l’entreprise et inventer des formes de coopération démocratique transverse dans l’ensemble la société ?
C’est autour de la résolution concrète de ces problèmes que devraient se retrouver aujourd’hui celles et ceux des chercheurs, syndicalistes, militants politiques, membres de collectifs citoyens et assemblées populaires qui veulent réfléchir à l’avenir du travail et de la démocratie.
Et c’est à ces questions que proposent de répondre les nouvelles institutions esquissées et mises au débat dans la conclusion de l’ouvrage. Ces institutions de la citoyenneté au travail pourraient s’organiser autour de dispositions légales qu’on peut résumer ainsi :
1. Droit au travail pour toutes et tous à la majorité politique (par exemple à 18 ans), avec réduction drastique du temps de travail, abolition du chômage et revenu minimum permettant de bien vivre.
2.Nouveau statut juridique de l’entreprise, la reconnaissant comme une institution politique dont tous les travailleurs sont membres souverains et dont chaque membre dispose d’un droit de décision égal.
3. Institution d’un statut politique du « travailleur-citoyen », égal pour toutes et tous et remplaçant le contrat de travail, avec notamment le droit de décision dans trois nouvelles institutions :
– les conseils d’entreprises au niveau de chaque entité économique, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne notamment les finalités de l’entreprise ainsi que le recrutement, la rémunération, l’organisation et la qualité du travail ;
– les conseils économiques au niveau de la filière industrielle ou de service, composés de représentant(e)s des travailleurs des différentes entreprises et des divers métiers, dont les décisions seraient souveraines au sujet notamment des prix des produits et des objectifs coordonnés de la production dans la filière;
– les conseils sociaux au niveau des collectivités territoriales, avec des représentant(e)s de tous les travailleuses et travailleurs résidant dans le territoire, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne la division du travail et ses finalités, et donc aussi concernant les activités qui doivent être considérées comme des activités hors travail ou instituées comme du travail.
Il s’agit de transformer les figures du travailleur subordonné et du citoyen démocratique en celle d’un travailleur-citoyen, effectivement coresponsable de l’ensemble des décisions qui concernent son travail (comme participant au conseil d’entreprise), son secteur professionnel (comme participant au conseil économique) et l’ensemble du travail social dans les communautés politiques auxquels ils participent (comme participant aux conseils sociaux). De ce point de vue, la perspective d’un travail démocratique implique manifestement un décentrement aussi bien à l’égard du mouvement ouvrier traditionnel qu’à l’égard des ornières de la démocratie libérale.
1. Alexis Cukier, le Travail démocratique, PUF, Paris, 2018.
2. Pour une critique de cette position, voir Emmanuel Renault, « Émanciper le travail : une utopie périmée ? », in Revue du Mauss, no 48, 2016.
3. Voir Alexis Cukier, « Critique démocratique du travail », in Tracés, no 32, 2017.
4. Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses
universitaires de Sciences Po, Paris, 2007, p. 1.
5. Christophe Dejours, Travail vivant, t. II : Travail et émancipation, Payot, Paris, 2009, p. 84.
6. Voir Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d’entreprise », in le Monde diplomatique, avril 2016.
2. Pour une critique de cette position, voir Emmanuel Renault, « Émanciper le travail : une utopie périmée ? », in Revue du Mauss, no 48, 2016.
3. Voir Alexis Cukier, « Critique démocratique du travail », in Tracés, no 32, 2017.
4. Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses
universitaires de Sciences Po, Paris, 2007, p. 1.
5. Christophe Dejours, Travail vivant, t. II : Travail et émancipation, Payot, Paris, 2009, p. 84.
6. Voir Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d’entreprise », in le Monde diplomatique, avril 2016.
7. Voir notamment à ce sujet Sophie Béroud et Paul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, Paris, 2009.
Légende de l’image mise en avant pour l’article:
Transformer les figures du travailleur subordonné et du citoyen démocratique en celle d’un travailleur-citoyen!