Le marché de l’électricité, Michel Doneddu et Jean-Pierre Sotura*

La production et la vente de l’électricité sont livrées au marché capitaliste, alors qu’on n’a jamais eu autant besoin de préparer l’avenir des systèmes électriques sur une logique d’organisation rationnelle, c’est-à-dire réfléchie scientifiquement et débattue démocratiquement.

*Michel Doneddu est polytechnicien, expert à l’Institut énergie et développement.
*Jean-Pierre Sotura est ancien commissaire à la Commission de régulation de l’énergie (CRE).


Dès les années 1980, de grands penseurs de l’économie libérale, comme notre nobélisé national Jean Tirole, ont imaginé de créer des marchés commerciaux et financiers de l’électricité liant les consommateurs aux producteurs de façon physiquement artificielle, mais bien réellement génératrice de profits. Les dirigeants européens ont été séduits par ce modèle et la Commission de Bruxelles l’impose aujourd’hui. Résultat : le prix de l’électricité flambe pour mettre en place un système concurrentiel censé les faire baisser. Le fétichisme de la marchandise dont parlait Marx ne se dément pas. La religion de la concurrence dont les économistes et politiques dominants se font les apôtres semble devenue pour eux le nouvel « opium du peuple ».

Le service public, organisation naturelle du système électrique 
Le fonctionnement équilibré du système électrique repose sur un principe fondamental : la production s’adapte en temps réel à la demande. En effet, le consommateur n’achète pas a prioriune quantité d’électricité prélevée sur un stock ; il prélève sur le réseau la quantité d’énergie nécessaire à l’usage qu’il désire satisfaire, dans la limite de la puissance souscrite de son abonnement. Il appartient au producteur de satisfaire cette demande à tout instant, la consommation étant facturée a posteriori. C’est l’une des caractéristiques qui font du système électrique un service public naturel. Dans le système intégré nationalisé du XXe siècle, le raisonnement était le suivant : qu’un groupe produise ou non, l’amortissement des investissements et les frais fixes annuels sont identiques, donc non pris en compte dans l’ordre de priorité; dès lors qu’il produit, il engendre des coûts supplémentaires – « marginaux » –, essentiellement de combustible. Parmi les groupes de production disponibles, celui qui présente le coût marginal le plus faible est appelé en priorité, les autres sont appelés par ordre de coût marginal croissant jusqu’à ce que leur puissance totale équilibre la demande. C’est un mode de gestion rationnel permettant à tout instant de minimiser le coût de production de l’électricité. Avec la mise en place du marché concurrentiel européen de l’électricité, les choses se compliquent singulièrement. L’équilibrage prévisionnel et l’ajustement en temps réel de la production à la consommation impliquent de nombreux acteurs, privés et publics, indépendants et intervenant sur un réseau unique où les énergies des uns et des autres sont totalement diluées. Les penseurs du marché ont fait fi de cette dilution en inventant des flux commerciaux de la marchandise électricité, générés par des contrats d’achats et de ventes reliant n’importe quels points d’injection et de soutirage sur le réseau. Ces flux marchands contractuels sont donc censés circuler sur le réseau de façon fictive, dématérialisée, sans qu’il soit nécessaire de les identifier à la circulation physique de l’onde d’énergie.

La main bien visible du marché de l’électricité
Du coup, les penseurs du marché ont été confrontés à un énorme problème. Comment rendre compatibles un système marchand où la production résulte de multiples relations contractuelles librement consenties entre producteurs et consommateurs et un système technique imposant à la production globale de suivre en temps réel la demande globale ? Le système marchand est bien entendu construit sur les dogmes libéraux. C’est un « marché organisé » reposant sur une ou plusieurs bourses d’échange. Y interviennent les producteurs et les consommateurs – le plus souvent représentés par des fournisseurs revendant l’électricité à une clientèle de particuliers et de professionnels. Un système d’enchères fixe le prix des quantités d’électricité échangées en fonction du moment où doit se réaliser l’échange physique. Mais interviennent à la bourse d’autres intermédiaires, car bien entendu l’électricité marchandise doit pouvoir être un objet de spéculation financière. Des négociants peuvent acheter des paquets d’énergie en vue de les revendre plus cher un peu plus tard à d’autres négociants ou à des fournisseurs. Tout cela, bien sûr, au nom de la nécessaire liquidité des marchés, censée dans toute théorie économique libérale assurer la plus efficace allocation des ressources investies dans l’économie. Si le système ne devait fonctionner que sur un tel marché, il s’effondrerait instantanément. Car il faut bien que le gestionnaire du réseau puisse imposer à des producteurs de fournir de l’énergie ou d’arrêter de le faire pour équilibrer la production globale à la demande globale. Pour résoudre cette contradiction, il a fallu inventer une réglementation extrêmement complexe. Car dans un marché de libre concurrence personne ne peut rien imposer à personne, et surtout pas une puissance publique à un acteur privé : on ne peut que passer des contrats librement consentis. Tout d’abord, il a fallu donner au marché de l’électricité une dimension temporelle, reflétant au moins grossièrement le caractère de temps réel de l’équilibre entre la production et la consommation. Pour cela, l’année a été divisée en 17520 tranches de 30 min (17568 les années bissextiles) sur lesquelles les paquets d’énergie s’échangent à la bourse ou de gré à gré. Ensuite, le marché a été segmenté en marché de gros, où les échanges se font à l’avance, et en marché spot, où ils se font au dernier moment. Ensuite, les penseurs du marché de l’électricité ont introduit un nouvel acteur : le « responsable d’équilibre ». Tout fournisseur, producteur ou négociant peut demander à le devenir et contracter avec le gestionnaire du réseau de transport. Son rôle est de garantir que les contrats d’achat et de vente d’énergie s’équilibrent sur le « périmètre d’équilibre » qu’il définit et sur chaque tranche demi-horaire. Tous les contrats passés à la bourse ou de gré à gré entre producteurs, fournisseurs et négociants doivent désigner un responsable d’équilibre. Des contrats adéquats sont donc passés entre tous ces acteurs. Le responsable d’équilibre connaît l’ensemble des contrats d’échange passés par les acteurs de son périmètre, et il lui revient de les compléter pour assurer l’équilibrage par tranche demi-horaire, en intervenant à l’avance sur le marché de gros, ou au dernier moment sur le marché spot. In fine, il est financièrement comptable devant le gestionnaire du réseau des écarts par rapport à l’équilibre qui se produisent. Mais cela ne lui est pas imposé puisque figurant au contrat. À ce stade, le système est encore incomplet. Il ne suffit pas que le responsable d’équilibre soit financièrement responsable des écarts par tranche demi-horaire : il faut impérativement que l’équilibre soit réalisé instantanément. Le mécanisme d’ajustement en temps réel piloté par le gestionnaire du réseau a donc été traduit en de nouvelles relations contractuelles, entre lui et les producteurs participant au mécanisme. Selon les caractéristiques techniques de leurs groupes de production, il peut s’agir de clauses obligatoires figurant au contrat d’accès au réseau; il peut s’agir aussi d’adhésion volontaire d’un producteur au mécanisme. A posteriori, le gestionnaire du réseau facture ou rembourse aux producteurs les quantités d’énergie qu’ils ont dû réduire ou fournir pour répondre aux ordres d’ajustement. Il faut pour cela les indemniser à hauteur de l’énergie vendue, mais non produite. Encore une fois, cela ne lui est pas imposé puisque figurant au contrat. La substitution du marché au service public s’avère d’une incroyable complexité et comporte une certaine dose de duplicité. Nous allons voir qu’il en faut encore d’autres.

Production du système électrique France métropolitaine du 25 au 29 juin 2019
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Les chiffres affichés et le camembert sont pour le samedi 29 à 23 heures. Sous la ligne zéro, le gris indique le solde import/export (la France a exporté durant toute la période) et le bleu indique l’électricité utilisée pour remonter l’eau dans les STEP (pompage). Les données en temps réel de RTE sont disponibles sur le site eco2mix.

Production de base, production de pointe et « marché de capacités » 
En France, comme dans beaucoup d’autres pays, le système électrique a été bâti dans une logique de planification : à des prévisions d’évolution de la consommation ont été apportées des réponses sous forme d’investissements en moyens de production et en réseaux de transport et de distribution. Le parc de production électrique d’un pays reflète la nature de ses ressources. Les ressources hydrauliques sont en général les premières utilisées, car les plus économiques. Ainsi, la Norvège, qui dispose d’une ressource hydraulique considérable, produit entre 95 et 99 % de son électricité grâce à elle. En France, la ressource hydraulique est utilisée en quasitotalité et couvre environ 12 % de la consommation annuelle, tout en étant très inégalement répartie sur le territoire. Elle est un atout incontestable, mais limité. Un parc de production comporte en général plusieurs filières de production. Cela résulte de la forme de la consommation qu’il doit satisfaire, dont les variations se décomposent en plusieurs échelles de temps. En France, on observe des variations saisonnières : la consommation électrique est plus importante l’hiver que l’été, notamment en raison de la part de l’électricité dans le chauffage; des variations hebdomadaires : le weekend on consomme moins qu’en semaine, en liaison avec l’activité économique ; des variations journalières : en général, deux pics de consommation se produisent, vers 9 et 19 heures. La superposition de ces trois types de variations aboutit en 2018 à ce que la demande en électricité a varié de 30700 MW au creux estival à 96500 MW lors de la pointe hivernale. Pour répondre à la demande en temps réel, il faut que la capacité du parc de production soit au moins égale au pic de la demande ; pour être assuré de sa disponibilité lorsque ce pic se produit, une marge doit compenser le taux de panne fortuite des groupes de production. Plus le pic de la demande est aigu, plus la capacité du parc doit être élevée, mais plus son taux d’utilisation est réduit. Il est ainsi souhaitable que le parc soit constitué de moyens diversifiés conçus pour un taux d’utilisation annuelle plus ou moins important et dotés de caractéristiques technico-économiques adaptées à ces taux. Les groupes de base sont conçus pour fonctionner à un niveau proche de la pleine puissance presque tout le temps. Ils doivent consommer le moins possible, quitte à nécessiter un investissement important et à avoir un fonctionnement peu flexible. Font typiquement partie de cette catégorie les barrages hydroélectriques ; les centrales hydrauliques dites « au fil de l’eau » (sur les fleuves) ; les centrales nucléaires, qui forment l’essentiel de la production de base de l’électricité en France ; celles à charbon, toujours massivement utilisées dans le monde malgré leur impact, très négatif, sur le réchauffement climatique. Les groupes de pointe, au contraire, sont destinés à atteindre rapidement des niveaux de puissance élevés, et doivent donc être flexibles. Ayant des durées d’utilisation réduites, ils doivent mobiliser un investissement faible, quitte à avoir une consommation unitaire élevée. Répondent à ces critères les turbines à combustion fonctionnant au gaz naturel et, surtout, les centrales hydrauliques de lac : leur investissement s’amortit sur des décennies, leur coût de fonctionnement est faible et elles détiennent le record de la flexibilité ; toutefois, leur déploiement est limité au nombre de sites disponibles. Les moyens de production de base et de pointe, voire intermédiaires, occupent des places complémentaires dans un parc de production d’un point de vue technico-économique. Certes, ils sont mis en concurrence par le gestionnaire du réseau dans les procédures d’ajustement de la production à la consommation. L’appel à un moyen de base disponible est toujours préféré à l’appel à un moyen de pointe, son coût marginal de production étant supérieur. Mais durant les périodes de forte demande, la capacité des moyens de base n’arrivant pas à la satisfaire, il faut bien qu’une capacité de moyens de pointe soit disponible. Dans un système électrique intégré, cette dialectique entre concurrence et complémentarité des moyens du parc de production ne soulève aucune difficulté conceptuelle ni pratique. Il en va tout autrement dans un système livré au marché. Un capitaliste sensé envisage difficilement d’investir dans des moyens de pointe un capital productif dont il sait à l’avance le faible taux d’utilisation, soumis de surcroît à des variations aléatoires d’une année sur l’autre. Il lui faudrait pour cela l’assurance qu’il vende sa production à un prix très élevé, bien plus que le prix moyen de l’électricité. Aucune étude de marché ne peut donner cette garantie. Un capitaliste sensé préfère donc investir dans des moyens de base, aux coûts plus faibles et à la rémunération plus sûre. Résultat, le marché tend à éliminer progressivement les moyens de pointe et à mettre le parc de production en sous-capacité. Ce syndrome du marché a frappé la Californie au début du siècle, provoquant des grandes pannes à répétition. Devant ce vice rédhibitoire du marché de l’électricité, les fétichistes de la marchandise et les gourous du profit sont divisés. Les puristes de la Commission européenne nient le problème et soutiennent que le marché ainsi créé se suffit à lui-même : c’est la théorie du market energy only. D’autres, plus réalistes, n’ont pas manqué d’inventivité : puisque le marché de l’énergie ne marche pas d’une seule jambe, donnons-en-lui une autre! Ainsi est né le marché des capacités. Quand le gestionnaire du réseau prévoit une insuffisance de la capacité du parc à répondre à la demande de pointe, il lance un appel d’offres pour l’installation de nouveaux groupes dont il rémunérera la disponibilité indépendamment du fait qu’ils soient appelés ou non à produire, la production éventuelle restant rémunérée par les clients du marché. Cette rémunération de la disponibilité est intégrée aux frais de gestion du réseau, facturés à la clientèle. Le capitaliste sensé ainsi rassuré peut être tenté d’investir.

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Le site electricityMap (electricityMap.org) recense en temps réel et pays par pays les émissions européennes de CO2 dues à la production d’électricité. Il affiche la composition du mix électrique – toujours en temps réel et pour chaque pays – en fonction de l’origine d’énergie : nucléaire, éolien, solaire, hydraulique, charbon, gaz, pétrole…

Utilisateurs, environnement et une idéologie 
Parmi les arguments de la campagne idéologique ayant accompagné la libéralisation de l’électricité en Europe, on entendait qu’il fallait rompre avec les rigidités administratives des entreprises intégrées. Résultat : la libéralisation a réussi l’exploit de transformer le système électrique en usine à gaz! Pour quel objectif affiché? Permettre que la concurrence bénéficie au consommateur? La théorie économique libérale, ou « néoclassique », affirme que dans un marché concurrentiel parfait, où le producteur vise le profit maximal et le consommateur le prix minimal, le prix des marchandises s’ajuste sur leur coût marginal de production. C’est ce que faisait déjà le service public intégré de l’électricité. Dans la réalité, le système concurrentiel ajoute aux prix non seulement la rémunération du profit capitaliste, mais aussi d’importants « coûts de transaction » supplémentaires, induits par les multiples relations contractuelles et outils de vérification nécessaires au fonctionnement du marché. C’est l’une des raisons qui font que la mise en place du marché a conduit un peu partout en Europe à une hausse des prix de l’électricité. Certes, nous dirait la théorie, grâce à une meilleure allocation des ressources le marché va conduire à ce que les investissements décidés aujourd’hui rendent le système de demain plus économique. Or dans le domaine de l’énergie on voit bien que ce n’est pas la concurrence qui doit décider de l’avenir, mais des choix politiques de transition. Prenons l’exemple des centrales à charbon, fortement émettrices de gaz à effet de serre. Une politique de transition peut décider de les arrêter : dans une logique de service public, il suffit de les remplacer par autre chose ; dans une logique de marché, on instaure un prix du carbone émis atteignant un niveau qui va leur faire perdre toute rentabilité, aboutissant à ce que le capitaliste renonce de lui même à y investir. Aussi, l’Union européenne a mis en place un système de « permis d’émissions négociables », fondé sur des quotas d’émissions par pays, distribués ou vendus aux enchères aux industriels, lesquels peuvent en vendre ou en acheter de gré à gré ou sur un marché boursier organisé. Et puis, on crée des mécanismes incitatifs pour guider le capitaliste vers l’investissement dans l’autre chose souhaitée. Le fétichisme du marché est capable de frapper très fort !

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