Personnalité marquante dans la physique française, Michel Spiro fut président du conseil du CERN et président de la Société française de physique, et a occupé d’importantes fonctions au CERN. Il est président désigné (autrement dit futur président) de l’International Union of Pure et Applied Physics.
*Sylvestre Huet est journaliste scientifique.
Sylvestre Huet : Le CERN vient de publier une étude sur un futur collisionneur circulaire, Futur Circular Collider [FCC]), qui pourrait décrire la stratégie d’exploration de la matière tout au long de ce siècle à l’aide d’accélérateurs de particules installés dans un tunnel circulaire de 100 km. Quelles en sont les principales propositions ?
Michel Spiro: Le tunnel actuel du CERN, d’une circonférence de 27 km, a été construit dans les années 1980. Il a abrité entre 1990 et 2000 le LEP, un collisionneur électron/positon (le positon est l’antiparticule de l’électron). Puis le LHC, Large Hadron Collider, un collisionneur proton/ proton et plomb/plomb qui fonctionne depuis 2010. Le LHC devrait fonctionner jusqu’en 2035 avec les améliorations dans la puissance des collisions et le nombre de ces dernières. Ce programme lancé par les pays membres du CERN a petit à petit été rejoint par de nombreux autres pays, dont les États-Unis, qui avaient abandonné leur projet de collisionneur. Le LHC a permis de découvrir et d’étudier le boson de Higgs en 2012, un formidable succès scientifique et technologique puisqu’il mettait fin à une aventure qui a débutée dans les années 1960 avec une description complète des particules élémentaires constituant la matière. Le LHC a aussi permis d’étudier en détail les bosons intermédiaires W (découvert au CERN en 1983) et Z, qui sont les médiateurs, avec le photon, de l’interaction électrofaible. Il a aussi offert aux physiciens des plasmas de quarks et gluons grâce aux collisions entre ions (des atomes chargés électriquement) plomb/plomb. Ce programme a permis aussi à l’Europe de prendre le leadership mondial en physique des particules. La stratégie proposée par le CERN consiste à forer un nouveau tunnel circulaire de 100 km. Puis à y installer deux machines successivement, la première pour réaliser des collisions électron/ positon, ce qui permettra d’améliorer d’un facteur 100 à 1 000 la précision des mesures sur le boson de Higgs ; la seconde opérera avec des collisions proton/proton ainsi que plomb/plomb.

S. Huet : Quel est le calendrier envisagé alors que le LHC est toujours en opération pour de nombreuses années?
M. Spiro : Le LHC devrait opérer jusqu’en 2035. L’espoir est de réaliser en parallèle la construction du grand tunnel de 100 km et d’installer dedans le collisionneur électron/positron, qui pourrait démarrer en 2040. Ce futur collisionneur e+/e–, dit FCC-ee, devrait fonctionner jusqu’au début des années 2050, à partir desquelles le collisionneur proton/proton serait installé, avec des aimants de nouvelle génération qui permettraient d’atteindre dix fois l’énergie du LHC. Ce collisionneur, dit FCC-pp, pourrait démarrer vers 2060 et opérer jusqu’en 2085 si on prend l’exemple du LHC.
S. Huet : Les technologies actuelles sont-elles en mesure de répondre aux exigences de ces futures machines ou faut-il les développer?
M. Spiro : Pour FCC-ee, la première phase, les technologies existent. Il faut toutefois les optimiser, notamment en termes de coûts et de consommation d’énergie. Pour FCC-pp, il faut développer des aimants deux à trois fois plus puissants qu’au LHC, et cela demande de la recherche et développement. Des aimants supraconducteurs opérant à haute température sont une piste intéressante et prometteuse.
S. Huet : Il y a quelques années encore, des physiciens proposaient plutôt un collisionneur linéaire, beaucoup plus compact. Cette piste a-t-elle été abandonnée ?
M. Spiro : Les collisionneurs linéaires offrent un programme moins attrayant, plus limité, fournissant beaucoup moins de données et moins adapté par rapport aux questions scientifiques qu’on se pose aujourd’hui.
S. Huet : Quel est le coût envisagé pour les différents éléments de ces projets ?
M. Spiro : Les estimations préliminaires sont de 5 milliards d’euros pour le tunnel, de 4milliards pour le collisioneur e+/e– et de 15 milliards pour le collisionneur pp. Il faudra ajouter les coûts des détecteurs selon le fonctionnement habituel du CERN : le « pot commun » des pays finance le collisionneur, et chaque coopération internationale entre laboratoires qui se forme autour d’un détecteur le finance elle-même. L’un des points forts de la proposition du CERN est de s’appuyer sur une partie du dispositif d’accélération déjà existant et de transformer l’actuel tunnel du LHC de 27 km en injecteur pour les futures machines du FCC. Cette réutilisation permet une économie très substantielle par rapport à un éventuel projet concurrent qui devrait construire ex nihilo toute cette partie du complexe d’accélération des particules. Le CERN est l’endroit et l’organisation les mieux placés pour mettre en place une telle machine mondiale, résultat de son savoir-faire technique et organisationnel et de son
leadership mondial.
S. Huet : Quels en seraient les partenaires, au-delà des pays membres du CERN?
M. Spiro : La planète entière devrait être associée idéalement, chacun à la mesure de ses capacités. Au-delà des pays membres du CERN1 ou associés, la participation se ferait à travers des protocoles spécifiques. Le CERN garderait ainsi la mission voulue par ses fondateurs visionnaires : une mission universelle de science pour la connaissance et pour la paix, héritée du siècle des Lumières, même si aujourd’hui la vision des Lumières doit être enrichie par la conscience de la finitude de notre planète.
S. Huet : Le LHC a permis de découvrir le boson de Brout- Englert-Higgs, la dernière particule qui manquait de celles prédites par le modèle standard. Pour l’instant, il n’a rien trouvé d’autre, et donc pas d’indices de la nouvelle physique susceptible de résoudre les énigmes actuelles : Pourquoi les neutrinos ont-ils une masse ? Que pourraient être les particules de la masse manquante ou de l’énergie noire ? La physique théorique semble dans une impasse. Les propositions pour réunir la relativité générale, décrivant la gravitation, et les théories des autres interactions et des particules élémentaires demeurent sans validation expérimentale. Que peut-on espérer sur tous ces sujets avec le FCC?
M. Spiro : La motivation principale de ce programme est de rechercher une « nouvelle physique » au-delà de la théorie actuelle qui constitue le modèle standard et qui n’a jusqu’à ce jour pas été mise en défaut. On sait toutefois qu’elle est incomplète. Elle n’explique pas l’échelle de masse du boson de Higgs, ni la matière noire, ni l’énergie noire, ni l’asymétrie matière-antimatière dans l’Univers, ni en effet les différences irréductibles entre la gravitation et les autres interactions. Le FCC ouvrira une nouvelle fenêtre sur toutes ces questions et apportera sans doute des surprises, comme chaque fois que l’on ouvre une nouvelle grande fenêtre sur l’Univers. Le collisionneur électron/ positon offrira aux physiciens une précision des mesures sur les particules produites, notamment le boson de Higgs, augmentée d’un facteur 100 à 1 000 par rapport à ce dont on dispose aujourd’hui. Cette précision permettra de tester plus en détail encore la théorie électrofaible et de recherche d’éventuelles déviations par rapport à ses prédictions, signes d’une physique nouvelle. Ensuite, le collisionneur proton/proton permettra de gagner un facteur 10 environ en énergie relativement aux performances finales du LHC. Et donc de découvrir d’éventuelles nouvelles particules, ou d’infirmer toutes les théories prédisant de nouvelles particules à ce niveau d’énergie. Cette nouvelle fenêtre sur l’infiniment petit permettra-t-elle de découvrir les limites de la théorie électrofaible pour mieux la comprendre ? d’apporter des surprises et/ou des réponses aux énigmes cosmologiques que sont la matière noire, l’énergie noire et la dominance dans l’Univers de la matière sur l’antimatière? C’est notre espoir.
- La convention du CERN a été signée en 1953 par les douze États fondateurs du CERN, la Belgique, le Danemark, la France, la Grèce, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, la Suisse et la Yougoslavie. L’Organisation a ensuite accueilli l’Autriche (1959), l’Espagne (1961-1969, puis à nouveau en 1983), le Portugal (1985), la Finlande (1991), la Pologne (1991), la République tchécoslovaque (1992), la Hongrie (1992), la Bulgarie (1999), Israël (2014) et la Roumanie (2016). La République tchèque et la République slovaque sont devenues deux États membres en 1993, après leur indépendance. La Yougoslavie a quitté le CERN en 1961. Aujourd’hui, le CERN compte vingt-deux États membres.