« Des femmes, des hommes meurent encore de travailler au XXI e siècle. »

*Pierre Dharréville est député PCF des Bouches-du-Rhône.
SUR LES MALADIES PROFESSIONNELLES
Le rapport auquel a abouti le travail de la commission parlementaire, bien qu’il se focalise sur le secteur industriel, ne manque pas de formuler des propositions qui peuvent être étendues à toutes les entreprises.
Le choix de me centrer sur le secteur industriel n’est pas anodin, puisque je suis issu de la 13ecirconscription des Bouches-du- Rhône, qui comporte une zone industrielle majeure de notre pays, avec notamment les sites de Lavéra (Martigues) et de Fos-sur-Mer.
Ce travail a consisté en vingt-trois auditions1, mais aussi en des déplacements et des visites sur site dans trois départements: Bouches-du-Rhône, Seine- Maritime, Loire. Le rapport porte l’ambition d’un nouvel élan dans le domaine de la santé au travail. Il y a besoin de replacer la santé au cœur du travail afin de continuer à produire et contribuer à l’essor de notre pays sans être obligé d’y sacrifier sa santé au passage, car le développement économique doit servir l’humain au lieu de l’asservir.
Les conclusions auxquelles la commission est parvenue à l’issue de ces six mois de travail amènent à la formulation de quarante-trois propositions, suivant les trois objectifs qui figurent dans l’intitulé du rapport :
1. Mieux connaître, approfondir la connaissance des risques professionnels au sein des entreprises.
2. Mieux reconnaître, améliorer la reconnaissance des maladies professionnelles.
3. Mieux prévenir, développer un véritable système de prévention des maladies professionnelles.
Le rapport, scindé en deux grandes parties, fait d’abord le constat de politiques focalisées sur la prise en charge assurantielle – perfectible – des maladies professionnelles et insuffisamment tournées vers la prévention, avant de formuler des propositions face à la nécessité de mettre en place de meilleurs outils de prévention pour viser à l’élimination des maladies professionnelles. J’ai en effet d’abord tenu à souligner le fait que les maladies professionnelles sont loin d’avoir disparu dans le secteur industriel, pour ensuite formuler les constats d’une sous-déclaration et d’une sous-évaluation des maladies professionnelles.
DES POLITIQUES INSUFFISAMMENT TOURNÉES VERS LA PRÉVENTION
Si la majorité des salariés estime que leur travail n’a pas d’influence sur leur santé, aujourd’hui plus de 3 millions d’entre eux sont exposés à des risques cancérogènes.
Si 10 % des salariés sont exposés à un produit chimique cancérogène, le taux passe de 18 % à plus de 30 % dans les secteurs de l’industrie2.
Au-delà des risques et affections physiques, les maladies psychiques sont loin d’épargner l’industrie, bien que les statistiques de l’assurance maladie ne permettent pas aujourd’hui de déterminer avec précision le nombre de maladies causées par les risques psychosociaux dans l’industrie.
Toutefois, il s’agit de reconnaître les efforts et les actions menées, en particulier au sein des CHSCT, qui ont produit de réels effets sur la santé au travail. Ces efforts doivent être poursuivis, car de nouveaux risques se développent, tandis que de nombreuses maladies continuent d’être sous-évaluées et/ou sous-déclarées.

Une sous-évaluation aux causes multiples L’audition d’institutions représentatives de la médecine du travail a permis de mettre en lumière que « les statistiques continuent […] de donner des maladies professionnelles une vision bien éloignée de la réalité»3. Par exemple, entre 5% et 15% des 300 000 nouveaux cancers constatés chaque année en France sont dus à une exposition professionnelle, soit entre 15 000 et 45 000 cas. Or, en pratique, seulement 2 000 cas de cancers sont reconnus d’origine professionnelle. Les facteurs de la sous-évaluation sont multiples, ils vont des stratégies de dissimulation menées par les entreprises dans un contexte de course au profit incessante à la méconnaissance des risques et des droits par les salariés, en passant par le renoncement des salariés couplé au manque de temps et de formation des médecins traitants.
Un affaiblissement des dispositifs et des acteurs de la santé au travail L’évolution du système de production, par le recours accru à la sous-traitance, à l’intérim et aux travailleurs détachés, participe au dispersement des obligations de l’employeur à l’égard de la prévention. Les témoignages apportés devant la commission d’enquête montrent que trop souvent les dispositifs contraignants du Code du travail ne sont pas mis en oeuvre, d’autant plus que la puissance publique exige rarement le respect des obligations et que les sanctions sont loin d’être dissuasives. Par exemple, il arrive que des documents, tels que le document unique d’évaluation des risques (DUER), ne soient pas intégralement rédigés ou même pas rédigés du tout.
De plus, certaines réformes récentes ont participé à la déresponsabilisation des employeurs en matière de suivi et de prévention. Notamment l’affaiblissement des dispositifs de traçabilité a entraîné l’abandon de la fiche d’exposition, laquelle aurait pu être enrichie – au lieu d’être supprimée – et transformée en un outil pertinent retraçant les conditions d’exposition réelles des salariés dans leur poste de travail.
On peut également citer la suppression des CHSCT. Car, si le Code du travail imposait leur création au-delà du seuil de 50 salariés, aujourd’hui la création d’une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) n’est imposée que dans les entreprises de plus de 300 salariés. Si les CSE reprennent les missions des CHSCT, l’inconvénient d’une telle instance unique risque d’être qu’elle se focalise sur d’autres sujets au détriment de celui de la santé au travail – créant un vide donc pour les entreprises de moins de 300 salariés – et qu’elle conditionne cet enjeu aux performances économiques. Ainsi, l’une des mesures préconisées est de généraliser la création d’une CSSCT dans toutes les entreprises d’au moins 50 salariés et présentant un risque élevé d’accidents du travail et de maladies professionnelles.
Le constat de l’affaiblissement des acteurs et des dispositifs ne présage rien de bon pour continuer les progrès réalisés en matière de santé au travail. D’où la nécessité de mettre en place de meilleurs outils de prévention pour viser à l’élimination des maladies professionnelles dans l’industrie.
POUR DE MEILLEURS OUTILS DE PRÉVENTION
La toute première proposition formulée dans le rapport est celle de réactiver l’obligation existante faite à tout médecin de signaler toute maladie pouvant avoir un caractère professionnel, et de mettre en place un dispositif de collecte de ces signalements, sans quoi il ne s’agirait que d’une pétition de principe. La clé d’une meilleure connaissance des maladies professionnelles est la coopération renforcée des acteurs existants, à qui l’on donne les moyens, outils et responsabilités nécessaires.
Dans cette perspective, il est également proposé de mettre à profit les données de la Sécurité sociale pour mettre en place des dispositifs permettant de mieux appréhender les maladies professionnelles. Par exemple, prévoir la création de cadastres des postes de travail, ou encore de registres des cancers et maladies professionnels afin de mieux identifier les lieux à risques ou à forte exposition.

Responsabilisation des donneurs d’ordre et mise en place d’un responsable de l’environnement de travail Le droit français reste marqué par un modèle de responsabilité désormais dépassé par les nouvelles formes de travail. Il est loin le temps des manufactures où tous les ouvriers étaient employés par la société propriétaire. Le développement de nouvelles formes de travail, telles que l’intérim ou la sous-traitance, entraîne la réduction des dispositifs de prévention qui placent l’employeur comme garant de l’environnement de travail alors qu’il a tendance à contrôler de moins en moins cet environnement.
Si le Code du travail prévoit pour l’employeur un rôle de coordination et d’information entre tous les acteurs présents sur le site, le rapport préconise de franchir un nouveau degré de protection. Il est proposé d’introduire la notion de « responsable de l’environnement de travail », un responsable rattaché à un véritable devoir de vigilance et de responsabilité en cas d’exposition à des risques professionnels ne relevant pas de la décision de l’employeur. Ce devoir de vigilance incomberait alors aux entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs salariés, mais aussi à l’égard des activités de leurs filiales et de leurs partenaires commerciaux.
Une loi sur le devoir de vigilance existe depuis 2017, le rapport propose de l’appliquer dans un champ plus large que celui des seules grandes entreprises.
Valorisation des métiers de la médecine du travail Le rapport insiste sur la nécessité de revaloriser les acteurs et institutions en charge de la santé au travail. Les CARSAT et les services de santé au travail doivent conserver leur place d’interlocuteurs privilégiés. De plus, la médecine du travail doit acquérir une nouvelle dimension.
De la formation des généralistes aux problématiques de santé au travail à la valorisation des diplômes des infirmiers (-ères) du travail, en passant par l’objectif de doubler en dix ans les effectifs des médecins du travail, le rapport souligne la nécessité de se donner les moyens afin que les problématiques de santé au travail ne restent pas cantonnées au milieu de l’entreprise, mais aussi afin que les services de santé au travail soient renforcés pour un meilleur suivi des travailleurs, et ce en œuvrant à leur indépendance à l’égard des employeurs.
Développement de la formation et de l’information des salariés Enfin, il est crucial de développer la culture de prévention dans l’entreprise en associant les salariés et leurs représentants à la politique de prévention. Cela passe notamment par le développement de l’information et de la formation initiale des salariés, et partant par la promotion et le respect des métiers, donc des qualifications, au lieu de dériver vers des logiques de compétence et de formation à la tâche qui accroissent les risques et le mal-être au travail.
Beaucoup de salariés sont exposés à leur insu à des risques majeurs, et l’une des mesures phares serait dans cette perspective la transmission systématique au salarié de la fiche de risques établie pour chaque poste de travail.
Prévoir des dispositifs de financement ambitieux La question de la prévention est essentielle, aussi le rapport n’occulte-t-il pas les moyens qui doivent être accordés à la mise en oeuvre des propositions formulées. En termes de financement des politiques de prévention menées, le rapport pointe du doigt le manque d’ambition. En effet, selon les prévisions inscrites dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2019, la branche AT-MP connaît depuis plusieurs années un excédent de plus de 1 milliard d’euros.
Cet excédent s’explique en grande partie par l’absence de prise en compte de nouvelles pathologies liées au travail et par la sous-déclaration des accidents du travail et maladies professionnelles, ce qui reporte la charge de la réparation sur la branche maladie. Ces excédents doivent être mobilisés. Actuellement seulement 4% sont consacrés à la prévention, le rapport préconise de consacrer l’intégralité des excédents au renforcement des actions de prévention menées. Cela ne signifie pas qu’il faille en rester à un tel degré de sous-reconnaissance, bien au contraire.
Pour un service public national de prévention des risques professionnels Enfin, les actions de prévention menées doivent être regroupées au sein d’un organisme public national unique. La prévention des risques professionnels doit prendre la forme d’un service public adossé aux Caisses d’Assurance Retraite et de la Santé Au Travail (CARSAT). L’appui sur des acteurs existants au service de l’intérêt général est essentiel.
Les CARSAT disposent de pouvoirs étendus de contrôle et de recueil de données qui peuvent s’avérer extrêmement utiles. De plus, elles peuvent participer à l’incitation des entreprises au travers d’un système de tarification des cotisations AT-MP qu’elles appliqueraient selon le taux de sinistralité avéré des entreprises.

QUEL AVENIR POUR CE RAPPORT?
Le rapport est ambitieux, porteur de mesures qui pourraient avoir un impact concret et positif sur la santé des travailleurs, qu’ils soient dans l’industrie ou ailleurs, à condition qu’il soit entendu.
En effet, il est en concurrence avec deux autres rapports commandés par le gouvernement sur le thème de la santé au travail.
L’un, sur la prévention et la traçabilité du risque chimique, fut commandé par la ministre du Travail, au professeur Paul Frimat ;
l’autre fut commandé par le Premier ministre à la députée LREM Charlotte Lecocq.
Si le rapport Frimat est resté jusqu’ici dans les tiroirs du gouvernement, car proposant des mesures coercitives, le rapport Lecocq a, lui, fait l’objet d’une médiatisation avancée, le gouvernement laissant entendre qu’il servirait de base au futur projet de loi sur la santé au travail, prévu pour 2019.
Ce rapport propose une sorte de big bang du « système d’acteurs », fondé sur le diagnostic selon lequel les entreprises n’ont pas de retour sur investissement suffisant et sur l’idée que les obligations formelles n’ont pas les effets annoncés. Ainsi, les fonctions de contrôle et de conseil des CARSAT seraient scindées, ce qui nous semble augurer d’un affaiblissement des outils de santé au travail, en plus d’une diminution des obligations.
Le rapport auquel je me suis consacré augurait pourtant d’une possible entente entre parlementaires de différentes sensibilités sur un sujet de santé publique majeur et largement laissé de côté. Il contribuera à nourrir le débat qui vient pour ouvrir le champ à une nouvelle étape de la santé au travail.
Les salariés et leurs organisations ont des propositions à faire. Il faudra repartir de l’enjeu: parler de santé au travail, c’est parler de santé tout court, et c’est aussi parler de travail. C’est aussi parler de compétitivité, de productivité, de management, de modes de production, de travail réel, d’investissement…
Ce qui se passe à l’entreprise a des conséquences sur toute la vie. Faisons respecter l’humain au travail.
1. L’ensemble de ces auditions publiques est disponible en format vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale et sous la forme de comptes rendus écrits.
2. Source : enquête « Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels », 2010.
3. Audition d’institutions représentatives de la médecine du travail, 15 mars 2018.
2. Source : enquête « Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels », 2010.
3. Audition d’institutions représentatives de la médecine du travail, 15 mars 2018.