Ressources en eau et utilisations dans le monde. Idées reçues et réalités, Jean Margat*

MargatL’eau est un sujet majeur de la géographie physique, aussi bien qu’humaine et économique du monde au XXIe siècle, un thème de choix pour les analystes de l’état du monde, les promoteurs du développement durable, les prospectivistes et les communicateurs. Pourtant les visions générales et les présentations médiatisées sur les ressources en eau du monde et leurs utilisations humaines ne sont pas exemptées d’idées reçues qu’il convient de mettre en regard des réalités.

*Jean Margat est hydrologue (Bureau de recherches géologiques et minières), expert auprès de la FAO et de l’UNESCO.


Ressources en eau et masses d’eau de l’hydrosphère
Pour s’en tenir aux idées les plus courantes : Est-il pertinent de mesurer les ressources en chiffrant les volumes d’eau de la planète? De confondre les ressources avec toute l’eau que son cycle met en mouvement sur les continents, en assignant au cycle de l’eau le rôle premier, sinon exclusif, de pourvoyeur de ressource pour l’humanité? De réduire leur géographie à celles des seules variables du cycle de l’eau, objet des sciences hydrologiques? D’évaluer séparément des ressources en eau de surface et des ressources en eau souterraine ? D’incriminer la nature de mal répartir ces ressources au regard des besoins de l’humanité, voire d’imaginer leur partage mondial par des transports ? Puis de lier les inégalités d’utilisation d’eau dans le monde aux seules disparités de développement et de richesse, ou encore de voir dans les pénuries d’eau un obstacle au « développent durable » ? Enfin, d’imputer à la rareté des ressources le manque d’accès à l’eau potable dont souffre aujourd’hui un cinquième de l’humanité? Sur toutes ces questions, les réalités sont assez éloignées des idées reçues et parfois les contredisent. Petite phrase type abondamment répétée: « L’eau constitue la ressource la plus abondante sur la planète puisqu’elle recouvre environ 71 % de sa superficie et correspond à un volume de 1400 millions de kilomètres cubes. » Renouvelables pour l’essentiel, les ressources en eau sont constituées par des flux et non par des stocks, à la différence de bien d’autres matières premières minérales, et ces flux d’eau douce sont naturellement entretenus par le cycle de l’eau dans ses emprises continentales. Il ne faut donc pas assimiler les ressources en eau et les masses d’eau de l’hydrosphère.

Quelles géographies des ressources en eau ?
Donner des images de la répartition des eaux douces sur les terres émergées est le propos de cartographies variées, mondiales ou régionales et généralement à petite échelle, présentées comme « géographies des ressources en eau ». Cependant, ces cartographies privilégient surtout la répartition des flux d’apport d’eau locaux, déduits de données hydrologiques mesurées ou calculées, différemment représentés :
– soit exprimés en hauteur moyenne annuelle (mm/an) ou en flux moyen par unité de surface et cartographié:

  • comme des variables régionales continues, similaires et comparables aux précipitations (ex. : la carte mondiale de L’vovich, 1974) ;
  • ou bien de manière discrète, par maille (ex.: la carte mondiale de run-off établie suivant une modélisation par l’université de Kassel, 2002);
  • • ou encore en « densité moyenne » estimée par pays (exemple : carte établie par la FAO en 2003, ou par bassin (exemple : carte établie par l’université de Kassel, 2002, reproduite dans la publication Water for Life, 2007, et dans UN World Water Development Report).

– soit exprimés en flux moyen annuel (kmÑ/an) cumulé et rapporté à des aires définies: zone climatique, continent, pays, région ou bassin fluvial, et traduits en cartographie par des cartogrammes, des mosaïques (classes) ou des anamorphoses. Ces cartographies très parlantes mettent bien en évidence l’extrême disparité de répartition des apports moyens à toutes échelles (elles pourraient et devraient être utilement complétées par celles des régimes et des variabilités des apports dans le temps). Mais suffisent-elles à décrire une géographie des ressources en eau? En se focalisant sur la genèse des écoulements – données hydrologiques certes primordiales –, elles entérinent l’identification apports-ressources mais délaissent les autres fonctions du territoire vis-à-vis des ressources en eau. Tout territoire (pays, région, bassin hydrographique) exerce en effet quatre fonctions naturelles principales et indissociables sur la dynamique du cycle de l’eau dans son étape terrestre. Fonctions:
– de réception des apports météoriques et de génération des écoulements superficiels ou souterrains (par ruissellement ou recharge des aquifères), en somme de « production » des ressources en eau renouvelables (eaux bleues) ;
– de collecte et de transport par les réseaux hydrographiques et les aquifères (souvent interconnectés), donc de distribution;
– de stockage par les réservoirs naturels superficiels ou souterrains, à fonction plus ou moins régulatrice, et par les potentiels de stockage artificiels offerts (sites de barrage de retenue) ;
– de perte par évaporation à partir des plans d’eau et des zones humides.
Chacune de ces fonctions a sa propre géographie et peut être sujette à cartographie : c’est leur ensemble, et non pas seulement la première, qui constitue une géographie complète des ressources en eau physiques. Pour évaluer les ressources en eau d’un territoire, la géographie des structures (réseaux hydrographiques et bassins-versants, systèmes aquifères) qui organisent et régularisent plus ou moins les écoulements et commandent largement l’accessibilité importe autant que celle des apports. Décrire la répartition de l’eau là où elle peut être prise et/ou stockée (réservoirs potentiels), par exemple par une cartographie des fleuves classés par débit moyen, est sans doute plus directement instructif et préférable.

Eaux de surface et eaux souterraines, des ressources indépendantes ?
Il ne faut pas confondre mode d’accès et de prise de l’eau avec source d’approvisionnement et ressource. Les eaux superficielles, courantes ou stagnantes, des fleuves, rivières et lacs, et les eaux souterraines des aquifères sont bien distinctes, à un moment donné, par les lieux et les modes de leur circulation aux visibilités radicalement opposées. Leur connaissance relève de spécialistes différents – hydrologues ou hydrogéologues – de même que les techniques de leur mobilisation: captages et barrages ou puits et forages, ce qui favorise la comptabilité séparée de leurs prélèvements. Mais dans leur circuit terrestre les unes et les autres sont très intercommunicantes et échangeantes. Plus le territoire considéré est étendu, plus grande est généralement la part des eaux courantes qui peut être tour à tour superficielle ou souterraine. Globalement, d’après les estimations de la base FAO/Aquastat pour chaque pays (2002) :
– 25 % de l’écoulement total des eaux de surface proviennent des eaux souterraines ;
– 90 % du flux des eaux souterraines (recharge des aquifères) rejoignent les cours d’eau. Ces liaisons entre aquifères et cours d’eau, notamment la transformation des écoulements souterrains en débit de base des rivières – bien comprise par les hydrologues – sont encore trop méconnues (elles sont souvent absentes des schémas du cycle de l’eau) et négligées dans les évaluations de ressources. Les chiffrages séparés des écoulements superficiels fondés sur les données hydrologiques mesurées ou calculées et des flux d’eau souterraine fondés sur l’alimentation estimée des aquifères aboutissent généralement à des doubles comptes, et sont donc incomplètement additifs. Il faut déduire de leurs sommes les parties communes (overlap des statistiques FAO/Aquastat), à l’exception des cas particuliers où les utilisations successives des eaux prélevées en surface puis des eaux souterraines issues du retour de celles-ci permettent un « double emploi » (comme cela se passe en Égypte, par exemple). Les estimations de recharge des aquifères et les cartographies de leur variation régionale ne doivent donc absolument pas être présentées comme des évaluations ou des cartes de « ressource renouvelable en eau souterraine ». Ainsi, dans un territoire défini, notamment un bassin fluvial, les ressources en eau de surface et en eau souterraine renouvelable additives ne doivent pas être estimées en fonction de l’origine présumée – ruissellement ou infiltration – des eaux en circulation: ce sont les parts respectives de la ressource en eau renouvelable globale que l’on choisit de mobiliser de préférence par captage en surface ou par puisage ou pompage dans les aquifères, en fonction de différents critères pratiques et économiques et en prévenant le risque de concurrence conflictuelle entre usagers.

niagara
Entre 50 % et 70 % du débit du Niagara sont détournés dans de gigantesques tunnels loin en amont des chutes pour alimenter des turbines hydroélectriques qui approvisionnent en électricité les parties états-uniennes et canadiennes environnantes; loin en aval des chutes elle est reversée dans la rivière.

L’exception des ressources en eau souterraine non renouvelables
Une partie notable, souvent majeure, des stocks d’eau souterraine des grands réservoirs aquifères profonds, à nappe généralement captive, est très peu connectée au cycle de l’eau contemporain: leur renouvellement est infime (de durée multiséculaire à multimillénaire) et leur liaison avec les eaux courantes est négligeable en état naturel. L’exploitation « minière » de ces eaux dites souvent « fossiles » (parce que leur mise en réserve est très ancienne, généralement préhistorique) est possible lorsqu’elles sont accessibles et de qualité acceptable, mais ne peut être durable, comme celle de toute industrie extractive. Toutefois, seuls les réservoirs aquifères dont la réserve est à la fois considérable et exploitable sans impact appréciable sur des eaux superficielles ou souterraines renouvelables offrent des ressources en eau non renouvelables réelles ; c’est essentiellement en zone aride, où les ressources en eau renouvelables internes sont très faibles, et même nulles, que cette possibilité existe et est avantageuse. Dépendant à la fois des conditions hydrogéologiques et climatiques, la géographie mondiale des principaux aquifères offrant des ressources non renouvelables exploitables est inventoriée et peut faire l’objet d’une cartographie de ressource indépendante. Les volumes d’eau extraits de ces « mines d’eau » (actuellement de l’ordre de 30 km3/an, concentrés en quelques pays: Arabie saoudite, Libye et Algérie cumulent plus de 80 % du total mondial) peuvent être ajoutés à l’exploitation présente des ressources renouvelables, mais les ressources en eau non renouvelables offertes ne peuvent être estimées qu’en termes de stock exploitable, non additif au flux moyen de ressources en eau renouvelables, et dont la durée d’exploitation minière est un choix économique et politique.

Ressource et disponibilité
Que faut-il entendre par disponibilités en eau, un terme sans unicité d’acception? Pour les uns, c’est la part des eaux naturelles mobilisables ou « captables » (la part manageable) pour couvrir les besoins sociaux et économiques de l’humanité, évaluée suivant des critères spécifiés: en somme c’est le synonyme de ressources exploitables. Pour d’autres, ce sont les ressources naturelles rapportées aux populations, exprimées en m3/an par tête, comme l’équivalent anglais availability (exemple: Igor Shiklomanov, 2003). Pour d’autres, c’est la part des ressources en eau naturelles ou exploitables non encore exploitée (prélevée) ou, à une échelle plus régionale, non encore consommée finalement, à un stade de développement donné. Enfin les termes disponibilités et ressources sont parfois employés indistinctement dans la littérature… Cette pluralité de sens et les risques de malentendus conduisent à juger préférable d’exclure ces termes.

Les ressources en eau sont-elles « naturelles » ?
Il est traditionnel pour les hydrologues d’identifier les ressources en eau renouvelables à tout l’écoulement, ou runoff, superficiel et souterrain des eaux continentales, en somme à un fruit de la nature. La plupart des monographies nationales pratiquent la même assimilation, fondée sur une hydrogéographie et des données hydrologiques plus ou moins riches et détaillées. Cette vision hydrologique des ressources en eau dites « naturelles » appelle pourtant à la fois un bémol – une restriction – et un dièse – un élargissement, surtout pour les comparer aux besoins humains. Pour ce qui est du bémol, à la question de savoir si toutes les eaux douces continentales renouvelées par le cycle de l’eau sont des ressources en eau dont l’humanité peut « disposer », on répondra bien évidemment par la négative, et ce pour plusieurs raisons, toutes aussi fortes :
– du fait de son inégale accessibilité, de sa variabilité ou des défauts de qualité naturels de l’eau pour tel ou tel usage, tout l’écoulement engendré dans chaque territoire n’est pas maîtrisable et utilisable en pratique, et à des coûts acceptables (suivant le niveau de développement et les valeurs d’usage attribuées ; l’«utilisabilité» est donc une notion relative et évolutive) ;
– dans nombre de pays, les écoulements sont en grande partie transfrontaliers (60 % de l’écoulement mondial), et offrent donc des ressources à partager entre plusieurs, ce qui induit des contraintes amont ou aval qui peuvent limiter fortement les « disponibilités ».
– l’humanité doit partager les eaux douces de la nature avec d’autres convives de la biosphère, notamment avec les écosystèmes aquatiques qui requièrent la préservation de volumes, de flux et de qualité; elle ne peut, ne doit, donc accaparer toutes les eaux « naturelles ».
La conjonction de critères socioéconomiques, géopolitiques et écologiques ramène les ressources en eau réelles, exploitables, globalement à l’ordre du tiers (environ 13000 à 15 000 km3/an) de l’écoulement moyen mondial, avec des proportions évidemment variées dans chaque pays. Faire correspondre les ressources aux seules eaux écoulées considérées en hydrologie, les eaux bleues, néglige l’utilité d’une grande partie de l’autre flux de retour du cycle de l’eau sur les terres émergées : le flux d’évapotranspiration réelle consommé par les cultures ou d’autres végétations utiles, dit eaux vertes ou ressources pluviales, que les hydrologues qualifient à tort de « pertes ». Bien que ces eaux vertes constituent des ressources d’une autre nature, non directement aménageables, elles contribuent largement à la vie de l’humanité – par les productions alimentaires – en évitant à l’agriculture de recourir à l’irrigation, donc en épargnant les eaux bleues. Le chiffrage des eaux vertes est plus malaisé, et leur sommation a moins de sens que celle des eaux bleues bien que leur flux global soit du même ordre que celui des eaux bleues exploitables (environ 8000 km3/an en moyenne), et leur géographie tout autant contrastée peut aussi s’esquisser.

Est-ce l’eau ou l’humanité qui est « mal répartie » sur la Terre ?
Il est classique et pertinent, relativement facile et largement pratiqué, de comparer les ressources en eau renouvelables « naturelles », ou exploitables, aux populations plutôt qu’aux superficies des territoires de chaque pays pour juger de l’abondance ou de la rareté de ces ressources et construire une géographie des ressources en eau par habitant. Il est même plus expressif de fonder cette géographie des ressources en eau relatives sur le ratio inverse, en représentant la variété des densités de population par rapport aux unités de ressource (toujours calculées par pays) dénommées « indice de compétition » (Malin Falkenmark, 1997). Les disparités seraient encore plus criantes si l’on se référait aux seules ressources exploitables1 et si l’on régionalisait davantage les comparaisons dans certains pays, notamment en zones aride et semi-aride. Suivant les statistiques et les projections démographiques moyennes, les populations affectées seraient au minimum (sans prendre en compte des diversités internes dans certains pays) les suivantes (tabl. ci-dessous):
tableau eau
Que les eaux douces renouvelées soient très diversement réparties sur les terres émergées est une donnée de la nature; qu’elles soient inégalement distribuées par rapport aux populations est d’abord une conséquence de la répartition de celles-ci. La prolifération moderne de populations en régions à ressources en eau rares n’est pas imputable à la nature. Cette inégalité traduit surtout l’absence de relation entre les quantités de ressources en eau renouvelables locales et les densités de population. En particulier la rareté de l’eau, conséquence majeure de l’aridité, n’empêche pas la croissance démographique : on observe même, globalement, une croissance de population (notamment urbaine) en zone aride et semi-aride plus rapide que dans le reste du monde au XXe siècle et en projection au XXIe siècle ! Ainsi, les ressources moyennes en eau (naturelles) par habitant en zones aride et semi-aride du monde décroissent plus fortement que dans les zones humides : elles seraient passées de 14,5 % de celles des zones humides (tempérées et intertropicales) en 1950, 10,3 % en 2000 et pourraient tomber à 8,6 % en 2025 et à 7 % en 2050.

Les ressources en eau (naturelles) par habitant, un indicateur assez pertinent de la richesse ou de la pauvreté en eau d’un pays ?
Comme la densité de population, le calcul sur la base des statistiques nationales est beaucoup trop globalisant dans les pays très étendus où les populations comme les ressources en eau locales sont réparties très diversement (par exemple: Brésil, Canada, Chine…). C’est un premier défaut de compétitivité des indicateurs nationaux. Deux autres limitations sont imputables:
– au degré d’exploitabilité réelle des ressources en eau, naturelles internes, ainsi qu’au degré d’indépendance des ressources en eau totales (internes et externes), très différents suivant les pays;
– aux différences de besoins en eau en fonction du climat, qui, suivant les pays, nécessite ou non l’irrigation pour couvrir les besoins alimentaires.
En particulier, considérer comme ressource exclusivement les eaux bleues néglige la contribution des eaux vertes à la production végétale de chaque pays. Traduire par un indicateur unique les situations de pays aussi différenciés en étendue, structure et degré d’indépendance des ressources en eau, et répartition des populations, tempère à l’évidence la signification de la comparaison mondiale voulue: c’est comparer des pays non comparables.

Les transports d’eau, un palliatif aux défauts de répartition des ressources ?
Dès la plus haute Antiquité, des canaux et aqueducs ont relié, déjà sur d’assez grandes distances (100 km pour les aqueducs de Rome, par exemple), des sites propices aux prises d’eau (fleuves ou sources) aux lieux d’habitat ou d’utilisation d’eau, villes ou aires d’irrigation, ce qui a atténué les contraintes d’accès à l’eau des installations humaines, mais sans constituer de véritables transferts entre zones climatiques. L’ambition de péréquation des ressources en eau par des transferts entre régions inégalement dotées, en vertu du principe de solidarité et de partage, dans le cadre d’un même pays, est moderne. Elle a la faveur des aménageurs, est une pièce maîtresse des plans directeurs de divers pays comportant des zones de pénurie et a déjà donné lieu à des réalisations, par exemple dans plusieurs pays méditerranéens (Égypte, Espagne, France, Israël, Italie, Libye, Tunisie), mais toujours restreintes au cadre national. Le développement futur de tels transferts se heurte toutefois à différentes difficultés: hostilité des régions « fournisseuses », oppositions « écologistes », compétitivité accrue de solutions d’approvisionnement « alternatives »… Des transferts internationaux marchands restent encore à l’état de projet. Au surplus, les quantités d’eau mises en jeu, même si elles peuvent être appréciables (d’une à quelques centaines de millions de mètres cubes par an pour la plupart, jusqu’à 2 km3/an en stade final, dans les meilleurs cas), ne sont pas à l’échelle des disparités naturelles… Des transferts d’eau à grande échelle entre zone humide et zone sèche ne sont pas économiquement faisables échelle entre zone humide et zone humide ne sont pas économiquement faisables. En fait, ce sont les transports d’eau virtuelle induits par le commerce mondial de biens alimentaires qui en tiennent lieu et qui sont d’un tout autre ordre de grandeur : les flux correspondants actuels s’élèveraient globalement à près de 1 300 km3/an et dessinent une nouvelle géographie mondiale de l’eau (Chapagain et al., 2002).

Pays riches et pays pauvres : utilisation et gaspillage de l’eau
La croyance que les pays riches (développés) consomment plus d’eau – notamment par habitant – que les pays pauvres « en développement », de même qu’ils consomment plus d’énergie et autres biens, est ancrée dans l’idéologie tiers-mondiste et largement médiatisée, voire « alter-mondialisée ». Il en résulte souvent d’une confusion entre le seul secteur de l’alimentation en eau potable – où c’est en effet le cas (cf. ci-après) – et l’ensemble des utilisations d’eau, sans parler de la confusion, non moins répandue, entre prélèvement et consommation.

La rareté, cause majeure des manques d’accès à l’eau portable dans le monde
Selon les estimations présentées aux récentes conférences mondiales (Johannesburg 2001, Kyoto 2002)2, plus d’un milliard d’êtres humains seraient privés d’accès à l’eau saine. Même si les statistiques disponibles à ce sujet ne sont pas à l’abri des critiques – le concept d’« accès à l’eau saine » (safe water), à distinguer du « taux de desserte », ne semble pas défini partout de manière homogène (un effort d’évaluation plus fiable et régulièrement actualisé à ce sujet serait sans doute opportun) –, cette situation pose à l’évidence un problème majeur à l’échelle mondiale ; mais il importe de ne pas se contenter d’un chiffrage global, si frappant soit-il : il faut aussi examiner la géographie de ces déficiences pour mieux en analyser les causes, en distinguant donc bien la situation des populations, les difficultés et les coûts de mobilisation de l’eau dont ces populations auraient besoin. Il n’est que de comparer les géographies respectives des ressources en eau (naturelles) par habitant et les taux d’accès des populations à l’eau saine, calculées en moyenne par pays. Faut-il rappeler que la production d’eau potable représente à peine le dixième des demandes totales mondiales en eau, et moins encore en zone aride et semi-aride où c’est l’irrigation qui prend une part écrasante des demandes en eau? En revanche, une relation statistique est plus évidente entre ce taux d’accès et le niveau de développement, mesuré encore par le PNB par tête: c’est visiblement dans les pays les plus pauvres, même ceux de régions tropicales à ressources en eau abondantes, que les taux d’accès sont en moyenne les plus bas – mais aussi les plus dispersés, ce qui révèle l’effet des différences de politique publique – tandis que dans la plupart des pays de la zone aride ou semi-aride mieux développés – grâce notamment au pétrole – les taux d’accès sont aussi élevés que dans les pays industrialisés. Ce sont les défauts de gouvernance bien plus que la faiblesse des ressources qui expliquent généralement les manques d’accès à l’eau saine ainsi qu’à l’assainissement.

Qu’est-ce que le gaspillage d’eau ?
Le gaspillage de l’eau est associé généralement à l’appréciation de consommation excessive, de « surconsommation » et d’« utilisation inutile »; en somme au fait de « mal l’utiliser », ce qui relève d’un jugement éthique autant qu’économique et implique des normes de « bon usage »…, mais le terme peut qualifier – et mettre en accusation – des pratiques très diverses:
– inutiliser l’eau prélevée ou fournie;
– utiliser l’eau prélevée avec un faible rendement: pertes de
transport, défaut d’efficience, notamment en irrigation;
– utiliser l’eau pour des productions de faible valeur sociale ou
économique.
Il ne peut donc exister d’indicateur unique permettant d’évaluer les diverses utilisations de l’eau de chaque pays ou secteur d’eau suivant un même critère. En particulier, l’efficience de l’irrigation (estimée en moyenne dans le monde par la FAO à 50 %) ne peut être répartie aisément entre pays développés ou en développement si l’on ne distingue pas l’efficience technique – liée aux modes de transport et d’arrosage – de l’efficience économique – liée aux choix culturaux; et si l’on ne tient pas compte de la possibilité de recyclage des eaux épandues apparemment en excès (par exemple en Égypte). En somme si l’analyse du système d’utilisation de l’eau est tronquée. Là encore les jugements accusateurs de « gaspillages » relèvent souvent davantage d’apriorisme que de critères objectifs et pertinents.

En conclusion
Une vision plus pertinente de la géographie mondiale des ressources en eau et de leurs utilisations, fondée sur une conception plus réaliste et excluant quelques idées fausses trop répandues est opportune, notamment à l’intention des enseignants, des communicateurs et même des responsables des politiques de l’eau. Désigner par « ressources en eau » la totalité des flux d’eau douce terrestres et a fortiori tous les volumes d’eau douce de l’hydrosphère est abusif et doit être abandonné définitivement. L’analyse du cycle de l’eau comme base d’estimation physique des ressources en eau doit être pertinente, ne pas se limiter au calcul des apports météoriques ni négliger l’interdépendance entre eaux superficielles et souterraines. L’évaluation des ressources en eau régionales ou mondiales ne peut être l’affaire des seuls hydrologues ou ingénieurs « aménageurs » – dont les contributions restent primordiales –, car elle relève tout autant de choix de société. Comparer les ressources en eau aux populations et à leurs « besoins » en eau n’a de sens qu’en se référant à des territoires pertinents et comparables. Les appréciations de stress hydrique ou de pénurie d’eau ne devraient plus se fonder sur un « modèle de besoins en eau » humains universel et uniforme mais tenir compte autant des eaux vertes que des eaux bleues utilisables pour la couverture de ces besoins. Les échanges commerciaux mondiaux de biens, notamment alimentaires, dont la production nécessite une consommation d’eau significative, contribuent beaucoup plus que des transports d’eau à compenser l’inégale répartition des ressources en eau entre les populations dans le monde: l’eau virtuelle est une forme de partage de l’eau. Ne plus comparer les quantités d’eau « utilisées » et les niveaux de développement socio-économique de chaque pays en choisissant les contrastes qui servent une thèse et en occultant ceux qui la desservent, au mépris des complexités des situations réelles. La mobilisation de ressources financières importe beaucoup plus que celle des ressources en eau pour améliorer l’accès à l’eau saine des populations qui en sont privées.

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