La maîtrise de cette ressource précieuse qu’est l’eau se pose de plus en plus fortement sur la planète. Dans un contexte d’internationalisation de cette problématique, son étude en zones aride et semi-aride fournit un cadre privilégié pour penser les orientations futures souhaitables.
Ci-dessus les terres salées dans les bordures du Taklimakan.
*Marie-Françoise Courel est directrice d’études émérite à l’École pratique des hautes études..
Planète bleue, c’est le très beau nom donné à la Terre. 70 % de sa surface est en effet recouverte par les eaux, ce qui en représente quelque 1400millions de kilomètres cubes. Mais 97,3 % de cette eau est salée, donc 2,7% seraient disponibles pour la consommation. Eh bien non! seul 1 % est disponible pour la consommation humaine. Cette partie de l’hydrosphère est en recyclage constant, mais c’est un volume fini et malheureusement dégradé par toutes les pollutions que l’on sait. Avec près de 7 milliards d’hommes sur la planète, les besoins en eau sont en augmentation constante: besoin d’eau potable, développement industriel consommateur d’eau, urbanisation croissante, irrigation pour l’agriculture… Cette dernière est à l’origine de la formidable augmentation de la consommation d’eau durant ces dernières décennies: progression de plus de 60 % depuis les années 1960. Ces prélèvements représentent 70 % du total des prises, et ce taux atteint 90 % dans les pays en voie de développement.
Ces statistiques mondiales doivent être manipulées avec précaution. Traduire par un indicateur unique les situations de pays aussi différenciées en étendue, en répartition des populations, en répartition des ressources en eau fragilise la signification des comparaisons mondiales, car le faire revient à comparer des pays non comparables.
Quelques exemples : on nous dit, « plus d’un milliard d’êtres humains serait actuellement privé d’accès à l’eau saine » ( Johannesburg 2001, Kyoto 2002…). On ne peut pas se contenter du chiffre global ; il faut analyser la géographie de ces déficiences en distinguant la situation des populations, les difficultés d’accès à l’eau et les coûts de mobilisation de cette eau. Il est très différent de comparer les ressources en eau par habitant et les taux d’accès des populations à l’eau saine, calculés en moyenne par pays. Ce n’est pas en zone aride et semi-aride que vit la plus grande partie des populations sans accès à l’eau mais en zone humide intertropicale, zone où les ressources en eau sont pourtant abondantes. Attention aux idées reçues qui sont bien différentes de la réalité. Il faut revisiter la notion de ressources en eau renouvelable – à ne pas confondre avec la répartition des stocks d’eau douce –, ne pas oublier que les eaux superficielles et les eaux souterraines sont interdépendantes (cycle de l’eau) et que la géographie des ressources en eau est à mettre en relation avec les densités de populations. Ainsi, la pauvreté traduit bien plus les défauts d’accès à l’eau potable d’une partie de l’humanité que la rareté des ressources elles-mêmes. Cela pour dire que l’eau mondiale est un sujet terriblement complexe, comme le dit Jean Margat du BRGM, c’est « un thème de choix pour les analystes de l’état du monde, les chantres du développement durable, les prospectivistes, les économistes, les experts et les communicateurs ».
Et si l’eau exige de la gouvernance mondiale, le rôle de la recherche est de travailler en profondeur sur la compréhension des fonctionnements des systèmes environnementaux qui intègrent les interrelations entre les sociétés et la ressource.

L’éclairage de l’Histoire
L’histoire nous montre que les grandes civilisations, en particulier dans les zones arides, sont nées de la maîtrise de l’eau, en témoigne le rayonnement de l’Égypte ancienne par le développement des systèmes hydrauliques du Nil, ou encore la prospérité de la Mésopotamie par la naissance de l’irrigation.
Ce sont les archéologues (Jacques Cauvin, 1981, Olivier Aurenche, 1982, Jacques Bethemont, 1982) qui, les premiers en France, se sont interrogés sur la conversion de certains groupes humains à l’agriculture hydraulique et ont posé le problème du déterminisme environnemental, tout en privilégiant le déterminisme socioculturel.
L’histoire de l’irrigation au cours des six derniers millénaires a été envisagée par les archéologues et les historiens en relation avec les variations du climat et de l’environnement, les transformations des techniques, l’urbanisation, l’émergence de formations sociales complexes jusqu’à l’État et le rôle des autorités centrales dans l’aménagement du territoire. Ces mises en relation ont donné lieu à différentes théories.

Aspects de la problématique actuelle
En prenant en compte l’échelle régionale marquée par l’histoire des aménagements, le monde de l’irrigation est bien plus riche de situations locales et régionales. Dans les zones arides et semi-arides, l’eau n’échappe pas aux enjeux planétaires, mais elle présente des particularités significatives : fragilité des écosystèmes secs et limites des ressources disponibles, salinisation des eaux et des sols, pollution, désertification accélérée depuis trente ans témoignent de la crise actuelle. Entre 1996 et 2030, l’augmentation des prélèvements en eau pour l’agriculture sera élevée (plus de 100 %) dans 14 pays, et relativement élevée (50 à 100 %) dans 21 autres pays. Elle restera inférieure à 20 % dans 33 pays. Pour préfigurer les enjeux futurs et tenter une approche prospective, les scientifiques doivent aborder l’objet eau comme un système complexe qui recouvre aussi bien les systèmes naturels de l’écosphère que les systèmes artificiels, construits par l’homme. Il s’agit bien de différencier certaines entités (hydrogéologie, climat, usages, gestion) et d’étudier comment elles interagissent de manière complexe.
Des exemples concrets d’action pluridisciplinaire de recherche montrent différentes approches du fonctionnement de l’eau comme les systèmes irrigués des oasis du Taklimakan, en Chine, ou encore l’irrigation par aspersion en zone hyperaride (Arabie saoudite et Libye). L’accumulation de sels est responsable de l’endommagement grave des terres de culture. L’évaporation, faute d’un drainage suffisant, est la cause principale de la salinisation des sols. Dans les aires irriguées, l’eau infiltrée en excès fait remonter vers la surface non seulement les sels qu’elle a dissous, mais aussi les sels préexistants dans des sols déjà salins. La forte évaporation favorise les remontées capillaires, et la faiblesse des précipitations limite le lavage naturel des sols. Le gypse, sel le plus fréquent, est mal toléré par la plupart des plantes : il contribue à imperméabiliser le sol et bloque la pénétration des racines. L’excès de sels dans le sol et dans l’eau d’irrigation soumet les plantes à des stress hydriques ; une sécheresse physiologique se développe, les échanges d’eau finalement s’inversent de la plante vers le sol. De plus, une trop grande irrigation provoque une remontée de la nappe phréatique (lorsqu’elle est proche de la surface irriguée) qui s’évapore, contribuant ainsi à l’augmentation de la salinisation du sol et à l’engorgement. La pollution des sols est plus sévère dans les milieux secs car le drainage des polluants accumulés y est difficile en raison de la nature du sol, et le déficit en eau empêche leur évacuation, surtout dans les bassins endoréiques.
Les eaux utilisées pour l’irrigation ont presque toujours un niveau de salinité élevé, qui s’accentue de l’amont vers l’aval du bassin hydrographique. En effet, les réseaux de drainage des zones irriguées ont souvent pour exutoire le fleuve lui-même, ce qui provoque vers l’aval une accumulation d’eau salée non diluée. De plus, les barrages et réservoirs ont une évaporation importante, ce qui a pour conséquence la concentration de sels minéraux dans les eaux destinées à l’irrigation. Le problème de manque de drainage des terres concerne environ 100 à 110 millions d’hectares de terres irriguées situées en régions arides et semi-arides. À l’heure actuelle, la perte annuelle est de 0,25 à 0,5 million d’hectares pour la production alimentaire. Par conséquent, le drainage des terres irriguées est un besoin majeur.

Questions liées aux prélèvements dans les grands aquifères
La surexploitation des aquifères entraîne la baisse du niveau de la nappe phréatique; de ce fait, les coûts de pompage deviennent prohibitifs. De plus, en zone côtière, elle favorise les intrusions d’eau saumâtre (pénétration sous le continent du biseau marin, notamment en Égypte, Israël et Libye). Le renouvellement des grands aquifères se pose en termes stratégiques et patrimoniaux en fonction de leur degré d’utilisation. L’utilisation pour la grande irrigation des aquifères fossiles pose problème si l’on se place dans une perspective de développement durable : il y a, par exemple, risque d’épuisement des aquifères continentaux fossiles en Arabie saoudite, en Libye et au Yémen, au détriment des générations futures. Les nappes souterraines ont été surexploitées dans de nombreux pays, de sorte que la baisse annuelle de ces nappes dans les principaux pays à déficit hydrique s’élèverait à environ 160 km3 d’eau. Cela signifie que quelque 180 millions de tonnes de céréales, soit environ 10 % de la récolte mondiale, seraient produites au moyen de prélèvements qui épuisent les ressources en eau non renouvelables. Paradoxalement, une proportion équivalente ou plus importante de la production alimentaire est menacée par la montée du ni veau des nappes d’eau souterraines dans les zones irriguées où le drainage est insuffisant.
Conclusion
Dans une perspective du développement durable, l’objet eau en zones aride et semi-aride constitue une « entrée » privilégiée pour l’analyse et fournit un cadre exceptionnel pour établir des orientations futures. Le panorama de l’eau aujourd’hui se caractérise à la fois par une mutation et une internationalisation croissante. La mutation est d’abord institutionnelle, notamment en ce qui concerne la ressource et les différents usages que l’on en fait (agricole, industriel, domestique). Cette mutation va de pair avec une prise en considération croissante des questions environnementales. L’internationalisation réside avant tout dans la mondialisation de la question de l’eau, même si la gestion est l’apanage des États. La problématique et les enjeux sont appropriés par les instances internationales, et l’or bleu s’impose dans la conscience collective comme la denrée la plus convoitée du XXIe siècle, avec en toile de fond la menace des « guerres de l’eau ». La suprématie de l’amont des cours d’eau a, depuis des millénaires, été comprise par les hommes qui savent que le pouvoir réside dans la maîtrise de cette ressource vitale.