Le vieillissement de la population chinoise met à mal un modèle de solidarité qui reposerait uniquement sur la solidarité familiale. La Chine est face à un défi majeur : la mise en place d’une sécurité sociale assurant la solidarité nationale.
*Mélanie Atindéhou-Laporte est doctorante en droit (Zhejiang et université Paris-V René-Descartes).
Lors des politiques d’ouverture, le gouvernement central s’était d’abord engagé à atteindre le développement économique pour ensuite développer l’accès à la sécurité sociale. Aujourd’hui parmi les premières puissances économiques mondiales, la République populaire de Chine a universalisé l’accès à l’assurance vieillesse et l’assurance maladie pour les citoyens des zones urbaines et rurales.
«L’État est la famille1» : une solidarité étatique multi-niveaux
Tous les citoyens appartenant à la zone rurale bénéficient uniquement de l’assistance sociale pour les assurances maladie et vieillesse, indépendamment de leur catégorie socioprofessionnelle. Seuls les résidents urbains sans emploi peuvent volontairement bénéficier de la même assistance sociale. Le financement est partagé entre le gouvernement central, provincial et le résident. Les travailleurs urbains bénéficient de deux régimes de sécurité sociale scindant les salariés relevant du secteur privé des fonctionnaires relevant du secteur public. Ces régimes d’assurance dite « du travail » couvrent les risques de maladie, de chômage, d’accident du travail ainsi que la maternité et la vieillesse.
Le financement des assurances du travail du secteur privé est réparti entre l’employeur et le salarié, tandis que le gouvernement central finance la sécurité sociale des fonctionnaires. Cette prise en charge étatique du financement de la protection sociale repose principalement sur une solidarité mise en place à l’échelon local provincial.
La sécurité sociale relève du principe de la couverture « multi-niveaux ». Il s’agit du renvoi de la loi nationale de la sécurité sociale – adoptée par le gouvernement central et entrée en vigueur le 1er juillet 2011 – au gouvernement provincial, lequel déléguera à la ville puis au district le soin de mettre en œuvre ses dispositions selon les particularités et contraintes économiques et sociales locales. Ainsi, les assurances maladie, maternité, accident du travail relèvent de la solidarité provinciale, alors que l’assurance vieillesse relève de la solidarité nationale. Toutefois, avec une population de 1,374 milliard de citoyens, l’État partage la solidarité avec la famille, qui a toujours constitué le cœur du financement de la sécurité sociale chinoise.
La pitié filiale, pilier de la solidarité familiale
Remarque liminaire : dans la société impériale, Confucius préconise une solidarité familiale, qui repose, d’une part, « sur la notion de clan où la cellule familiale est assurée par l’homme et le respect de sa hiérarchie au sein de la famille en rendant hommage au culte des ancêtres » et, d’autre part, « sur l’harmonie du clan avec la société en se soumettant au pouvoir hiérarchique supérieur dit vertical »2. Chacun doit rester à sa place tant dans la société que dans sa famille, ainsi les habitants peuvent vivre en harmonie. Ce concept connaît des évolutions et adaptations au cours de l’histoire de la Chine ; il reflète précisément l’obligation des enfants de prendre en charge leurs parents lorsqu’ils sont âgés. Traditionnellement, plusieurs générations vivaient sous le même toit.
Au cours de la période maoïste, les entreprises d’État fournissaient un logement pour toute la famille, et une assurance vieillesse aux travailleurs urbains. Les travailleurs ruraux, représentant 80 % de la population chinoise3, n’avaient pas de système de protection sociale comparable à celui des résidents urbains; ils devaient donc prendre en charge les parents âgés, en plus de leurs propres enfants. Lors de la mise en œuvre de la politique d’ouverture sous Deng Xiaoping, la main-d’œuvre rurale excédentaire a commencé à se déplacer vers les villes. La pitié filiale évolue vers une nouvelle forme: pour faire un « bon » mariage les hommes doivent fournir voiture et appartement à leur future épouse. La voiture devient un signe extérieur de richesse qui valorise son conducteur, et en posséder une est un critère souvent utilisé par les parents pour déterminer si un prétendant jouit d’une bonne situation financière pour épouser leur fille ; c’est aussi un élément important pour accompagner des parents vieillissant dans leur déplacement. L’achat de l’appartement doit être interprété comme une prolongation de la pitié filiale: son acquisition démontre que l’homme est en mesure de s’occuper de ses ascendants et ses descendants. Une expression chinoise précise que « au-dessus il y a les parents, en dessous il y a les enfants » (上有老,下有小). La génération « sandwich » doit donc prendre en charge leurs ascendants et leurs descendants; en contrepartie, les ascendants s’occupent des descendants. Les parents ayant en charge d’assurer la survie économique de la famille, les grands-parents s’occuperont des petits-enfants, notamment de les accompagner à l’école et de les récupérer à la sortie. Pour les résidents ruraux, les grands-parents s’occuperont également des enfants lorsque les parents iront travailler en ville. En 2015, « 253 millions de citoyens ruraux se sont déplacés vers la zone urbaine »; en 2017, le gouvernement central a légiféré pour rappeler aux parents qu’ils devaient éduquer leur enfant et qu’ils ne pouvaient les laisser seuls à la campagne lors de leurs déplacements. La solidarité familiale traditionnelle a été transformée par la politique de l’enfant unique.
Politique de l’enfant unique et solidarité familiale
Dans la société moderne chinoise, la cellule familiale a connu une évolution, notamment à travers la politique de l’enfant unique, appliquée de 1979 à 2014. À partir de 2014, le secrétaire général Xi a assoupli cette politique à deux enfants. De nombreuses familles refusent d’avoir un deuxième enfant en raison de la charge financière que cela représente. Un marché autour de l’éducation des enfants a émergé, notamment en matière d’accès à des écoles privées internationales, des cours particuliers, des activités extrascolaires.
Deux conséquences résultent de l’arrivée tardive de cette réforme qui aurait dû initialement durer vingt ans. D’une part, les enfants nés en dehors de la politique de l’enfant unique n’ont pas d’identité (hùk u) et ne peuvent pas accéder à la sécurité sociale. L’assouplissement de la politique de l’enfant unique en 2014 permettrait à « 13 millions de citoyens d’obtenir une identité », selon le gouvernement central. Cela dit, leur réintégration dans la société met au jour de nombreux enjeux, notamment en termes d’éducation et de santé. Par définition, cette population est dans une situation de pauvreté, car les parents n’ont pas eu les moyens de s’acquitter de la pénalité financière afférente au non-respect de cette politique. Elle représente donc un coût qui devrait être financé par la sécurité sociale, et ce en raison de la solidarité étatique.
D’autre part, le vieillissement rapide de la population impacte de plus en plus les perspectives du financement de la protection sociale chinoise. En effet, si elle ne devient pas une solidarité nationale, il lui sera difficile de faire face à des perspectives démographiques qui alourdissent la charge financière des futures pensions, et ce sur l’ensemble du territoire national. Le 3 janvier 2018, l’Académie chinoise des sciences sociales a publié un rapport sur les fonds d’assurance vieillesse et de retraite 2018-2022, qui dresse le constat que « à l’échelle nationale le ratio actif/inactif est de deux personnes actives pour un inactif en 2018, contre moins de deux cotisants pour un inactif-retraité en 2022 ». Face aux perspectives de vieillissement rapide de la population chinoise, l’État s’est engagé à assurer une protection basique de l’assurance vieillesse. La famille doit continuer à assurer un rôle prépondérant dans la prise en charge des personnes âgées. Néanmoins, la famille contemporaine n’a plus les moyens financiers de prendre en charge la solidarité traditionnelle. La sécurité sociale chinoise doit pallier des contraintes internes du pays.
La solidarité, un palliatif aux contraintes internes
La Chine a des contraintes internes, géographiques et juridiques, qui conditionnent son développement économique et social. En développant une solidarité nationale au cœur du financement de la sécurité sociale pour toutes les assurances, la sécurité sociale pourra pallier les contraintes géographiques – le système de sécurité sociale doit s’adapter à un territoire de 9 597 000 km² ! – et juridiques du modèle.
Du fait des politiques d’ouverture de Deng Xiaoping, la Chine connaît un développement économique disparate sur l’ensemble du territoire : les villes côtières connaissent un développement économique comparable à celui des pays européens alors que les provinces du Centre sont en cours de développement et les provinces de l’Ouest restent encore à être conquises, malgré le programme de la « route de la soie ».
Dans le droit positif, l’accès à la sécurité sociale pour tous les citoyens est conditionné au développement économique et social du territoire où elle est mise en œuvre. La transformation de l’économie a conduit à l’augmentation des disparités sociales, le coefficient de Gini4 est officiellement de 0,469 en 2014, mais estimé à 0,61 par le Centre d’enquête et de revenu des ménages. L’objectif de la sécurité sociale est de « promouvoir l’harmonie et la stabilité dans la société », et ce en vertu de l’article 1er de la loi de la sécurité sociale de 2011.
En conclusion
La société contemporaine n’a plus les moyens financiers de supporter la solidarité familiale préconisée par Confucius. En effet, le maintien de la politique de l’enfant unique et les politiques d’ouverture ont profondément bouleversé la solidarité familiale, qui apparaît aujourd’hui à bout de souffle pour prendre en charge à elle seule les personnes âgées. La sécurité sociale doit être envisagée comme un moyen de maintenir l’harmonie intergénérationnelle dans la société chinoise. Une nouvelle répartition de la solidarité entre l’État et la famille pourrait être envisagée, et donc implicitement une meilleure répartition du financement de la sécurité sociale sur l’ensemble du territoire. En effet, la sécurité sociale chinoise pourrait généraliser la couverture de protection sociale à l’ensemble de la population pour plusieurs risques sociaux. L’évolution vers une solidarité au niveau national permettrait de gommer les contraintes économiques et sociales internes.
- Traduction littérale de 國家 (État) qui combine les caractères de pays et de famille.
- Ke Chen, Corporations and Partnerships in China, Kluwer Law International, 2010.
- China Statistical Yearbook 2015.
- Le coefficient ou indice de Gini est l’indicateur d’inégalités de salaires : 0 correspond à une égalité parfaite (salaires, niveau de vie… seraient égaux) ; 1 à une inégalité maximale, de sorte qu’une baisse de l’indice traduit une diminution des inégalités, et une élévation une augmentation des inégalités.