Quelques enjeux de la construction de la sécurité au travail, Adélaïde Nascimento*

La sécurité au travail se construit à partir de l’activité des travailleurs de différents niveaux hiérarchiques, et ne se réduit pas au suivi des règles de sécurité. Une vision systémique s’impose pour en saisir les contradictions face aux impératifs de production: efficacité, qualité, efficience.

*Adélaïde NASCIMENTO est maîtresse de conférences, Centre de recherche sur le travail et le développement, équipe Ergonomie, CNAM.


LA SÉCURITÉ RÉGLÉE ET LA SÉCURITÉ EN ACTION
La construction de la sécurité est le fruit d’une division sociale du travail comprenant des métiers divers.

Schématiquement, on peut distinguer dans ce domaine deux types, deux pôles, de sécurité entre lesquels sa dynamique est à l’oeuvre.

Un premier type est la sécurité réglée. Résultat de l’activité des prescripteurs du travail, elle repose sur la formulation de règles (procédures, référentiels, prescriptions, etc.), leur diffusion auprès des travailleurs et la volonté de s’assurer de leur application; elle vise à circonscrire les risques en « régularisant » les pratiques. Ces règles ont des origines diverses: modélisation du fonctionnement d’un système technique, données empiriques standardisées issues de la recherche, retours d’expérience de situations incidentelles ou accidentelles. Leurs concepteurs cherchent à couvrir le plus de situations possible de sorte à « éviter » au travailleur d’avoir à construire une réponse à chaud face à la variabilité et à la diversité des situations.
La sécurité réglée peut ainsi constituer une véritable ressource pour l’action dans la mesure où elle fournit un cadre pour agir, qui souvent englobe les difficultés rencontrées dans le passé afin de prévenir les situations à venir. Elle semble d’autant plus importante pour les systèmes considérés à hauts risques. Or il serait illusoire de penser qu’elle permet de prévoir toutes les situations, ce qui fait de l’intervention humaine un élément incontournable pour la sécurité.

Ainsi, un second type de sécurité est nécessaire et se présente comme le résultat de l’activité des travailleurs dont le travail a été prescrit par les prescripteurs cités précédemment. C’est ce que l’on appelle la sécurité en action (1).
Au-delà de l’insuffisance de la prescription, la variabilité des situations, l’état psychophysique du travailleur, les conditions de réalisation du travail ainsi que les impératifs de production constituent quelques exemples d’éléments qui expliqueraient les ajustements par rapport à ce qui a été prescrit. La sécurité en action est arbitrée par les professionnels eux-mêmes selon la situation, en complément des règles formelles ou, parfois, en contradiction avec elles. Dans ce sens, les travailleurs combinent les règles dans l’action, en décidant de les utiliser ou non, et surtout en en inventant d’autres pour agir en sécurité. La sécurité est comprise de ce point de vue comme une construction issue de l’activité des travailleurs, et non pas comme un non-événement reflétant un état impossible à atteindre (zéro accident).

 


DU BESOIN D’UNE VISION ADAPTATIVE DE LA SÉCURITÉ 
Dans une vision normative, largement diffusée par les outils de gestion (management) de la sécurité, la sécurité est recherchée via la conformité à la sécurité réglée : on peut évaluer le niveau de sécurité par l’évaluation du degré de respect du prescrit. Dans cette optique, toute manifestation de sécurité en action constitue un défaut du système, et doit donc être proscrite. Centrée sur le problème des écarts à la prescription, ou encore pour expliquer les loupés ou les accidents, cette vision normative de la sécurité semble servir à un principe d’allocation de responsabilité, devenant ainsi un enjeu à la fois juridique et stratégique. Le rappel des règles de sécurité ou la production de règles nouvelles pour faire face à la sécurité en action est de mise. Cette vision nie les dimensions humaines et sociales de l’homme au travail, faisant miroiter l’illusion de la maîtrise du « facteur humain » par la prescription.

À l’inverse, une vision que l’on pourrait qualifier d’« adaptative » postule que le suivi des règles de sécurité à elles seules n’est pas une garantie de sécurité. La construction de la sécurité s’appuie sur toutes les ressources accessibles, à savoir : d’une part, les procédures, règles, normes édictées par l’organisation ou les autorités de tutelle ; d’autre part, les règles construites localement, les procédures ad hoc construites pour faire face à la variabilité des situations réelles, l’expérience des travailleurs, etc. Dans ce cas, sécurité réglée et sécurité en action se combinent, s’interpénètrent, en permanence et sont toutes deux nécessaires à la construction de la sécurité in fine. Nous sommes loin du one best way (« l’unique bonne façon [de faire] ») prôné par le taylorisme.

À l’opposé même ! Différents travaux montrent que la diversité des stratégies autorisées par les règles peut, sous certaines conditions, s’avérer être une marge d’adaptation favorable au développement de la sécurité (2).

Pour autant, ces pratiques ne peuvent pas échapper complètement au paradigme du contrôle. La délimitation de la sécurité en action dans une vision adaptative est complexe et hétérogène d’un secteur d’activité à l’autre. Selon les types de risques présents (accidents majeurs et catastrophes d’un côté, et accidents du travail et maladies professionnelles de l’autre) et la maturité du secteur vis-à-vis de la construction de la sécurité, les formes et contours de la sécurité en action peuvent changer. Les pratiques de gestion semblent y jouer un rôle prépondérant, notamment en ce qui concerne les liens entre sécurité, travail bien fait et santé des travailleurs. 

ARTICULER SÉCURITÉ, TRAVAIL BIEN FAIT ET SANTÉ
La sécurité en action est un objet d’analyse qui permet de relier les enjeux de sécurité au travail à ceux de santé au travail.

Nous comprenons cette dernière comme la possibilité de réaliser un produit ou un service de qualité, de pouvoir engager ses compétences en accord avec son éthique, et de réaliser un travail qui a du sens et est reconnu.
Prenons un exemple: un éboueur qui suit la règle de sécurité qui lui dicte de ne pas ramasser un sac plastique en vrac qui se trouve en dehors des bacs de collecte, puisqu’il y a un risque de coupure, ne répond pas à la consigne « Ville propre » affichée par sa collectivité. Ce faisant, il a non seulement l’impression de ne pas faire un travail de qualité, mais aussi d’être exposé au mécontentement des usagers.

La sécurité étant « l’affaire de tous », les travailleurs de première ligne ne peuvent pas être les seuls responsables d’arbitrages réalisés au quotidien. Il semble essentiel que ces pratiques de sécurité en action circulent au sein de l’organisation, rompant avec le « silence organisationnel » (3) et faisant apparaître les difficultés pour les travailleurs ainsi que pour les managers, notamment en cas de conflits entre critères du travail bien fait. La réflexion sur la sécurité doit donc prendre en compte les mécanismes mobilisés par les travailleurs pour assurer la production mais qui peuvent aussi, potentiellement, entraîner un événement non souhaité. Il s’agit donc de prendre au sérieux le débat sur le travail au sein des organisations, en évitant les pièges de la formule classique « problème-solution », mais en favorisant la compréhension des contradictions du système. Nous avons tenté de le faire au sein d’un organisme public de collecte (OPC) de déchets.

Concernant l’exemple de l’éboueur cité précédemment, le travail bien fait, mais aussi les enjeux politiques et commerciaux (ne pas déplaire aux usagers, qui sont aussi des électeurs et/ou des clients), rentrent en compte : « Si à partir de demain, on dit que la règle c’est de ne plus collecter le vrac, la pression politique et la pression des commerçants fera que la règle sera peut-être difficile à appliquer pour les agents et aussi pour nous sur le terrain», chargé de prévention). Le fait de collecter le sac hors bac serait ainsi considérer comme acceptable sous conditions par le management : « À partir du moment où on a formé l’agent et qu’il est équipé, on peut accepter sous certaines conditions qu’il y ait une collecte », directeur de l’OPC; « L’acceptabilité ne sera pas la même en centre-ville – où on doit tout collecter – que pour un petit quartier pavillonnaire », chef de projet OPC; « On ne peut pas laisser un sac sur le trottoir si derrière c’est créateur d’accident, ou la poussette doit se dégager du trottoir. Donc laisser, d’accord, mais pas tout le temps », responsable hygiène sécurité.

Le débat sur le respect de la règle de sécurité, dans une situation apparemment simple, fait apparaître des enjeux multifactoriels, internes et externes à l’OPC, qui justifieraient une approche adaptative de la sécurité, combinant règles prescrites et variabilité des situations. Ce choix organisationnel est partagé et affiché, il ne se situe plus seulement sous la responsabilité des travailleurs de première ligne. Les points de vue se discutent et sont discutés!

À travers cet exemple, l’idée est d’encourager les pratiques de management tournées vers la compréhension de ce qui se joue effectivement dans les situations de travail. Elles sont fondamentales pour progresser dans l’articulation opérationnelle vers une approche adaptative, adaptée et adaptable au secteur d’activité et aux travailleurs en question.

(1) Gilbert de Terssac et Irène Gaillard, la Sécurité en action, Octarès, Toulouse, 2009.
(2) Adelaïde Nascimento, Lucie Cuvelier, Vanina Mollo, Alexandre Dicciocio, Pierre Falzon, « Construire la sécurité : du normatif à l’adaptatif », in Pierre Falzon (dir.) Ergonomie constructive, PUF, Paris, 2013, p. 103-116.
(3) Roani Rocha, Du silence organisationnel au développement du débat structuré sur le travail : les effets sur la sécurité et sur l’organisation, thèse de doctorat, université de Bordeaux, 2014.

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