Le Comité Social et Economique, une instance d’essence révolutionnaire, Boris Roux*

En fusionnant les CE, les CHSCT et les DP, le gouvernement a infligé un coup sévère au salariat. Pour autant, malgré la diminution de ses moyens d’action et du nombre d’élus, le nouveau comité social et économique (CSE) garde son fondement révolutionnaire.   

*Boris ROUX est économiste, consultant auprès des instances représentatives du personnel.


UNE CRÉATION ISSUE DES LUTTES SALARIALES CONTRE LE RÉGIME DE VICHY
En 1945, le patronat se retrouve affaibli par son entente et sa collaboration avec la France pétainiste. De son côté, la classe ouvrière, fer de lance du salariat, est renforcée par le rôle essentiel qu’elle a joué dans la Résistance.

À la Libération, les salariés vont s’organiser syndicalement et politiquement autour d’un Parti communiste français puissant. Unis, ils vont ainsi faire pencher le rapport de forces capital/travail en faveur des travailleurs. Vont alors voir le jour des institutions révolutionnaires qui font émerger une alternative au capitaliste. Si la Sécurité sociale est celle dont la nature révolutionnaire est la plus reconnue, une seconde voit le jour également : le comité d’entreprise.

Inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, le droit des salariés à participer « par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » se traduit par la mise en place de comités d’entreprise.

Révolutionnaire par construction, porteur d’un mandat d’ordre publique, ces instances représentatives du personnel apparaissent comme un frein à la toute-puissance du capital. Le mode de production et d’échange capitaliste repose sur une stricte séparation entre la propriété des moyens de production et ceux qui les utilisent pour créer de la valeur : les salariés. Ainsi la nature de la production, son orientation comme sa finalité, et l’utilisation des profits tirés de sa mise en vente échappent-elles totalement aux salariés. Elles échappent également, par ricochet, à la quasi-totalité des citoyens.

Sous le régime de la propriété privée des moyens de productions, les seuls décisionnaires sont les actionnaires, dont l’ambition première est l’accroissement rapide des profits. La force de travail n’est alors qu’une matière malléable devant être facilement façonnable par les propriétaires des moyens de production et leurs représentants patronaux pour atteindre de tels objectifs.

Dès leur avènement les comités d’entreprise représentent donc un garde-fou contre l’arbitraire capitaliste. Créés par le ministre du Travail communiste Ambroise Croizat en 1946, renforcés par les lois Auroux de 1982, ces comités ont fait reculer le pouvoir des détenteurs des moyens de production et introduit un espace de démocratie dans l’entreprise. À travers cette instance, les salariés, représentés par des élus mandatés démocratiquement, se ressaisissent d’une partie du fruit de leur travail. Ils se libèrent partiellement de l’emprise du capital.

Les directions sont tenues d’informer régulièrement les élus du comité sur la situation économique, financière, sociale et stratégique de leur entreprise. Cela passe, par exemple, par la diffusion aux élus du personnel des comptes de l’entreprise, mais aussi des dividendes versés aux actionnaires, des dépenses de sous-traitance, des investissements réalisés, de l’utilisation faite par l’entreprise des crédits d’impôt dont elle peut bénéficier. C’est aussi la communication autour de sujets tels que l’évolution de l’emploi et des salaires, le recours à l’intérim, le nombre d’accidents du travail et leur gravité. Les orientations stratégiques prises par les directions d’entreprises doivent également faire l’objet d’une information auprès du comité.

Les salariés, à travers leurs élus, ont ainsi un espace d’information et de débat autour d’un grand nombre de sujets centraux, jusque-là « réservés » aux actionnaires et à leurs représentants. Après un délai de réflexion et de débats, les élus émettent un avis sur ces différents sujets, et peuvent réaliser des contre-propositions sur les orientations stratégiques de l’entreprise. Ils peuvent même saisir le conseil d’administration, qui est alors tenu de leur répondre.

Toutes ces obligations d’information et de consultation de la part des directions d’entreprise revêtent d’un caractère d’ordre public : rien ne peut justifier le non-respect de ces procédures. Ce non-respect s’apparente à une entrave au bon fonctionnement du comité, ce qui constitue alors un délit de la part de la direction, au sens du Code du travail. En matière de plan sociaux (plans de sauvegarde de l’emploi1dans la novlangue), les comités d’entreprise peuvent même faire annuler des procédures dès lors que les prérogatives de l’instance n’ont pas été respectées.

Le siège du CE d’Airbus à Blagnac.

UNE REMISE EN CAUSE DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE 
À travers les comités d’entreprise, les salariés peuvent participer à la gestion et à la marche générale de leurs entreprises. Ces institutions dessinent également une forme d’alternative concrète au capitalisme. Gardons à l’esprit que de telles alternatives n’ont pas été une concession accordée au salariat par la classe capitaliste mais qu’elles sont le fruit d’une lutte intense entre salariés et capitalistes dans l’appropriation des moyens de production et des richesses créées. Avec la création des comités d’entreprise, c’est bien l’émancipation du salariat face à la subordination politique et économique imposée par le capital qui est à l’oeuvre.

Par le mandat que leur donnent les salariés, les élus du comité d’entreprise représentent une force d’opposition aux décisions des directions d’entreprise. Ils peuvent ainsi porter la voix du travail concret et assurer une expression collective des intérêts des salariés. À travers leur accès à l’information, à l’obligation de l’employeur de les informer, mais également de les consulter sur des domaines économiques, stratégiques et sociaux de l’entreprise, ces organisations de salariés ont voix au chapitre. En se saisissant des questions économiques, financières et sociales de leurs entreprises, ces comités constituent une alternative au modèle classique de l’entreprise sous régime capitaliste. Celle-ci se matérialise également à travers la réappropriation d’une partie des richesses créées par les salariés. Les budgets de fonctionnement et des oeuvres sociales permettent aux représentants du personnel de socialiser une partie de la valeur créée par l’entreprise.

Avec un budget global annuel de 15 Md€, c’est près de 0,7 % du PIB français qui est socialisé à travers ces instances, et c’est un salarié sur deux qui bénéficie des offres des comités d’entreprise. De surcroît, à travers le financement par l’entreprise des missions d’expertises économiques et sociales en direction des comités d’entreprise, les élus du personnel maîtrisent l’allocation d’une partie supplémentaire de la valeur ajoutée produite.

UNE INSTITUTION REMISE EN CAUSE PAR L’ÉTAT 
Porteurs d’une réelle inclination révolutionnaire, les comités d’entreprise représentent donc une menace aux intérêts des possédants et de leurs représentants, en imposant le débat et en leur ôtant le monopole de l’information et de l’utilisation de la valeur produite.

Depuis leur constitution, leur remise en cause est constante. Ils sont la cible d’attaques plus ou moins larvées, dont l’intensité est contingente à la configuration institutionnelle et politique du moment. C’est sous le mode d’accumulation néolibéral du régime capitaliste que les attaques ont été les plus féroces et, surtout, les plus efficaces.

La période récente, caractérisée par une consanguinité entre l’État et le capital, inédite depuis l’après-guerre, est le théâtre d’une accélération du processus contre-révolutionnaire à l’oeuvre depuis la création des comités d’entreprise. Avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, le rapprochement organique de la sphère étatique avec le monde entrepreneurial n’a cessé de croître.

L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, et de ses cadres dirigeants au gouvernement, représente une forme d’aboutissement de ce sinistre syncrétisme. De la loi dite « de sécurisation de l’emploi» de 2013 aux ordonnances Macron de 2017, en passant par les lois Rebsamen et El Khomri de 2015, les tentatives d’affaiblissement des comités d’entreprise se succèdent avec vivacité. L’objectif sous-jacent, dans un premier temps, est à l’évidence la réduction des comités d’entreprise à un rôle de figuration.

L’accès à l’information du comité d’entreprise est freiné par la création des bases de données économiques et sociales (BDES). Nouveau support de l’information auprès des comités, ces bases centralisent désormais l’ensemble des documents remis aux élus du personnel. 

Seulement, dans la plupart des cas, ces documents présentent une information brute, succincte, souvent abstraite pour les néophytes, généralement sans commentaires et dont l’actualisation reste dans bien des cas à la discrétion de l’employeur. Les délais entre l’information du comité et le rendu de son avis sont désormais fixes (de 1 à 3 mois selon les cas de figure).

Dorénavant, une fois les délais dépassés le comité est réputé avoir été éclairé sur la situation de leur entreprise, même en l’absence d’informations suffisantes et convenables de la part de la direction. Cela prive de fait les comités de leur capacité à agir pour avoir accès à des informations fiables et complètes, notamment en cas de plan social. Enfin, la dépénalisation du délit d’entrave parachève cette volonté politique de réduire la voilure subversive de cette instance. 

DU COMITÉ D’ENTREPRISE AU COMITÉ SOCIAL ET ÉCONOMIQUE 

Les récentes ordonnances Macron visent à accélérer le détricotage de la dimension révolutionnaire des comités d’entreprise en les remplaçant par une nouvelle instance, le comité social et économique (CSE). Fruit de la fusion des trois instances représentatives du personnel (CE, CHSCT et DP), la mise en place des CSE divise par 3 les lieux de débats démocratiques au sein de l’entreprise.

Le rapport de forces entre les représentants du patronat et les délégués élus des salariés au sein de cette nouvelle instance change profondément au détriment de ces derniers. Lors des réunions de l’instance, les membres de la direction assistant le président du CSE passeront de deux à trois. Inversement, le nombre d’élus du CSE va, lui, diminuer drastiquement, pouvant aller jusqu’à – 50 % pour les entreprises ayant peu de salariés.

Dans la même logique, le nombre de réunions pourra être divisé par près de 2 dans les entreprises de moins de 300 salariés, et davantage encore pour les plus grandes entreprises. La fusion des instances va inexorablement complexifier les prérogatives des élus du CSE, qui devront désormais porter trois casquettes (CE, CHSCT et DP) sur une seule et même tête.

Les budgets du CSE sont également attaqués par ces ordonnances, qui ouvrent la voie au « cofinancement » des expertises économiques et sociales commanditées par les élus du personnel pour les aider dans leurs luttes quotidiennes. Financées par le budget de l’entreprise jusqu’en 2015, au même titre que les nombreuses études commandées par les directions, le nombre d’expertises réalisées à la demande des élus devant être financées en partie par le budget propre du CSE s’accroît avec les ordonnances Macron.

Derrière la volonté affichée par les tenants du réformisme d’accroître le « dialogue social », c’est bien une tentative d’euphémisation de la lutte des classes qui est à l’oeuvre, dont la finalité escomptée est de transformer les instances représentatives du personnel en simples chambres d’enregistrement.

Prétextant l’inflation du Code du travail et la nécessité de « fluidifier » le « dialogue social », c’est la dénaturation du rôle radicalement subversif du comité d’entreprise qui est en réalité visée. Les attaques menées par les gouvernements successifs sont motivées par de solides intérêts économiques et politiques. Des théories économiques sont malhonnêtement – parfois juste bêtement – mobilisées afin d’orner ces intérêts de « chaînes de fleurs imaginaires », pour paraphraser Marx dans un tout autre registre.

Au même titre que le commerce international et les différents compartiments des marchés financiers et de capitaux, le « marché du travail » doit devenir liquide afin de sécuriser les profits de court terme des investisseurs. La qualité d’être social est déniée aux travailleurs, qui sont considérés comme des objets pouvant être échangés et supprimés comme n’importe quelle marchandise.

Nombre d’entreprises, notamment les plus petites, n’ont pas d’instances représentatives du personnel.

REPRENDRE LE CHEMIN DE LA LUTTE
La lutte capital/travail se poursuit donc, mais à l’avantage des propriétaires des entreprises.

Tentant de priver de toute voix les comités d’entreprise aux chapitres fondamentaux des décisions d’entreprises, ces différentes lois et ordonnances ont comme objectif de sanctuariser un mode de production répondant aux seuls intérêts du capital. Réinvestir la lutte de classe ne peut faire l’économie d’un réarmement et d’un renforcement des instances représentatives du personnel dont la genèse est intrinsèquement socialiste.

Cela passe, en premier lieu, par la conquête des deux tiers des entreprises de plus de 50 salariés qui ne sont pas dotées de comités. Si cette carence traduit les pressions et les intimidations patronales dans nombre d’entreprises, dans certains cas elle exprime aussi les conséquences d’une méconnaissance de l’intérêt d’une telle instance. Conséquence d’un combat idéologique de longue haleine mené par les réformistes, beaucoup trop de salariés ignorent leur propre histoire sociale. La réappropriation collective de l’histoire révolutionnaire de cette institution est un enjeu fondamental.

Elle permettrait d’ailleurs de populariser davantage les élections professionnelles. Sur la période 2013-2016, plus de 5 millions de salariés du privé ont voté, sur un total de 9 millions de salariés inscrits dans les entreprises organisant un vote. Ce taux de participation de 60 % demeure cependant approximatif. Les résultats nationaux souffrent d’une sous-représentativité, car nombre d’entreprises ne sont pas dotées d’institutions représentatives du personnel (comité d’entreprise, délégués du personnel) : 9 millions d’inscrits sur 23 millions de salariés toutes entreprises confondues, c’est peu.

Réaffirmer le caractère démocratique de ces organisations de salariés passe également par l’attribution d’un pouvoir de contrôle accru sur les décisions de l’entreprise à travers la mise en place d’un pouvoir de codécision. Pas question de « cogérer » l’entreprise avec des actionnaires, dont les choix de gestion sont incompatibles avec ceux du salariat, mais bien de rendre impossible la mise en place sans l’accord du CSE de certains projets que l’on pourrait qualifier de « structurants » pour l’entreprise .

Enfin, la question du financement des CSE doit également être posée. Cette instance dispose de deux budgets : l’un social, servant à améliorer les conditions de vie des salariés ; l’autre de fonctionnement, servant notamment à assurer ses missions économiques. Déterminé sur la base d’un pourcentage des frais de personnel (2) de l’entreprise (0,2 %), le calcul du budget de fonctionnement des CSE voit son assiette rétrécir avec les ordonnances Macron (qui excluent désormais les indemnités légales de licenciement de la masse salariale pour le calcul). Or donner aux CSE les moyens d’assurer pleinement ses missions économiques et politiques passe par un élargissement préalable de leurs ressources financières prélevées sur les richesses créées par les salariés.

La dernière période a replacé la question des institutions représentatives du personnel sur le devant de la scène à travers les ordonnances Macron. Elle pourrait être efficacement employée à un vaste débat au sein de la gauche progressiste sur la nature que pourraient revêtir les CSE.

Une simple remise à niveau sur le fonctionnement de leurs ancêtres serait insuffisante. Le dépassement du capitalisme nécessite la réappropriation du travail par ceux qui sont concernés en premier lieu, les salariés. Cela demande notamment de s’appuyer sur cet héritage populaire et révolutionnaire, encore là et situé au cœur de la lutte des classes, et d’élargir autant que possible ses logiques de fonctionnement et de financement.

(1) Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) est un document qui regroupe un ensemble de mesures destinées à limiter le nombre des licenciements et à favoriser le reclassement des salariés dont le licenciement est considéré comme inévitable. Le PSE est obligatoirement communiqué à la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte).
(2) Ils correspondent aux rémunérations versées aux salariés d’une l’entreprise, mais également aux cotisations sociales liées à ces rémunérations et aux diverses indemnités et primes allouées.

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