Le travail et l’automation: réflexions sur l’activité productive, Gwenaëlle Rot & François Vatin*

« Travail-salariat », « travail-énergie », « travail à vocation productive » : plusieurs définitions du travail existent, révélant ainsi les débats entre sociologues, économistes et historiens.

*Gwenaële ROT, professeure de sociologie à Sciences Po,
François VATIN, professeur de sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre-la Défense,
sont sociologues du travail.


Les industries de flux hautement automatisées, comme la grande industrie chimique et pétrolière ou l’industrie électrique, conduisent à s’interroger sur la notion de travail (1). Le principe même de l’automation est d’introduire une rupture entre travail et production. On conçoit classiquement, conformément à une conception énergétiste, la production comme une « sommation de travail ». Mais l’automation rend celle-ci obsolète. Comme l’écrivait Pierre Naville en 1963: « […] l’arrêt de la chaîne classique immobilise surtout des hommes, alors que l’arrêt de la chaîne automatisée en mobilise. (2) »

Dans les industries de flux automatisées, les effectifs de personnel requis sont fonction de la structure des installations, non du niveau de production. Le cœur de l’activité, le travail de « surveillance-contrôle », consiste non à intervenir au rythme du flux productif mais à rester vigilant pour repérer au plus vite tout dysfonctionnement qui nécessitera une intervention. En 1895, déjà, Georges d’Avenel présentait en ces termes le travail de l’ouvrier d’imprimerie: « L’opération s’accomplit toute seule. Un unique ouvrier y assiste, accoudé contre un bâti ; il se penche parfois sur un cylindre, examine le papier, serre un écrou, verse un peu d’huile, puis rentre dans son immobilité, type expressif du travail moderne. (3) »

Plus d’un siècle plus tard, nous parvenons pourtant encore difficilement à saisir ce « travail moderne », tant nous sommes marqués par une représentation énergétiste du travail, depuis longtemps obsolète, mais paradoxalement renforcée par sa représentation salariale dominante.

LE TRAVAIL-ÉNERGIE
La conception énergétiste pense le travail de l’homme comme un effort physique de l’organisme au sens où l’homme, comme toutes les espèces vivantes, est traversé par un flux énergétique.
La source d’une telle conception s’inscrit dans l’être au monde de l’homme.

Comme toutes les espèces naturelles, l’homme, pour survivre, interagit avec son environnement, et il ne peut le faire que par les propriétés de son organisme. Mais, justement, comme l’a bien montré André Leroi-Gourhan, l’histoire de l’humanité est celle d’une extériorisation progressive de sa puissance technique par l’invention d’artefacts : outils, machines, automatismes, qui conduisent l’activité de l’homme à être de moins en moins énergétique et de plus en plus cybernétique (commande, contrôle de dispositifs techniques autonomes) (4).

Pourtant, la conception énergétiste du travail humain a connu une curieuse résurgence au début du XXe siècle. Les progrès de la thermodynamique appliquée aux organismes vivants (bioénergétique) ont scientifiquement fondé l’idée que l’activité physique de l’homme pouvait se mesurer en quantités énergétiques (5). La production pourrait alors se définir comme une sommation de quantité de travail, entendue comme de la fatigue humaine énergétiquement mesurable.

C’est cette conception « additive » de la production qu’a développée Frederick Taylor dans son Scientific Management. En décomposant, grâce à l’étude des « temps et mouvements », le travail en gestes élémentaires, on pourrait le mesurer en unités élémentaires de fatigue (6).

La représentation mécaniste du travail est clairement erronée. On n’est jamais parvenu à mesurer le travail en quantité de fatigue. Une grande étude de synthèse sur l’abondante littérature scientifique consacrée à ce sujet au début du XXe siècle a été publiée en 1924 par le BIT; elle se conclut par un constat d’échec sans appel, ainsi résumé par son préfacier, le psychologue Henri Piéron: « On s’apercevra surtout que la question, trop complexe, est en réalité toujours mal posée. La fatigue est une notion pratique, de sens commun, qui enveloppe un complexus hétérogène, et que la science a adoptée sans la définir avec précision. » (7).

Il est étonnant pourtant que la représentation énergétiste du travail soit restée ancrée dans les esprits. Donnons en deux exemples:
– le concept de « charge mentale » que l’on trouve chez les ergonomes, comme s’il fallait penser le travail cognitif sous un registre mécanique;
– les analyses de l’intensification du travail, qui ne peut être saisie que dans un contexte d’augmentation du rythme de l’activité « toutes choses égales par ailleurs », rarement, pour ne pas dire jamais, observable.

On ne peut comprendre la permanence de la conception énergétiste du travail, en dépit de son caractère obsolète, si on ne note pas sa paradoxale convergence avec sa conception salariale, qui domine les représentations contemporaines. Toutes les deux présentent en effet d’abord le travail comme « peine », conformément à la conception puritaine défendue par Adam Smith en 1776: « sacrifice de temps, de repos, de bonheur » (8).

Marx, quant à lui, s’élevait avec vigueur contre cette représentation négative du travail : « Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la malédiction dont Jéhovah a gratifié Adam en le chassant. Et c’est ainsi qu’Adam Smith conçoit le travail comme une malédiction. Le “repos” apparaît alors comme l’état adéquat, synonyme de “liberté” et de “bonheur”. Que l’individu se trouvant “dans un état normal de santé, de force, d’activité et d’habileté” [il cite ici Smith]puisse éprouver quand même le besoin d’effectuer une part normale de travail et de suspension de son repos semble peu intéresser Adam Smith. (9) »

Confondre le travail et le salariat, c’est s’interdire de comprendre et l’un et l’autre.


LE TRAVAIL-SALARIAT 
Pour certains auteurs, comme Dominique Méda, le travail aurait été « inventé » au XVIIIe siècle, au sens où jusque-là aucun terme n’aurait désigné de façon générique l’activité productive des hommes (10). Une telle conception du travail est de nature juridique: le travail est défini par son « contrat ».
C’est ainsi qu’il faut comprendre ce que l’on appelle communément le « droit du travail » qui est en fait un droit du salariat.

Une telle position peut difficilement être retenue si on considère l’échelle longue de l’histoire de l’humanité. Le salariat ne constitue pour nous, ce en quoi nous nous situons directement dans l’héritage intellectuel de Karl Marx, qu’un mode historique d’encadrement social du travail. Il y en a eu et il y en a encore bien d’autres: l’esclavage, le servage, le colonat, le métayage, l’autorité patriarcale, etc. Confondre le travail et le salariat, c’est s’interdire de comprendre et l’un et l’autre:
– c’est en distinguant le travail du salariat que l’on peut étudier pour lui-même le processus de salarisation qui se poursuit à l’échelle du monde (11) ;
– en revanche, même dans le cadre d’un travail salarié, le travail ne peut être ramené à sa seule dimension salariale (i.e. contractuelle) ;
on retrouve là une différence que les ergonomes opèrent entre la « tâche » (ce que le travailleur est censé accomplir au vu de son contrat de travail et des règlements qui lui sont attachés) et l’« activité » réelle du travailleur, qui n’est jamais réductible à sa tâche.

Ici encore nous nous situons dans le sillage de Marx, pour qui « le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même (12)».

LE TRAVAIL COMME ACTIVITÉ À VOCATION PRODUCTIVE 
Comment, alors, concevoir le travail sans tomber dans ce double travers ? Nous suggérons de le définir comme « activité à vocation productive », c’est-à-dire l’activité qui est orientée par sa fin, c’est-à-dire par un principe de valeur. En toute généralité, le travail est supposé changer l’état du monde dans un sens avantageux. On met ici en évidence l’idée de finalité, de projection temporelle, ce qui permet de distinguer le travail du pur « jeu » qui trouve en lui-même, dans l’instant, sa satisfaction. C’est l’idée d’« activité forcée », c’est-à-dire « contrainte », du psychologue Henri Wallon (13) (1879-1962).

Mais il faut comprendre ici la « contrainte productive », interne au sujet travaillant, dont l’activité est réglée par l’intention, et non la « contrainte salariale » ou d’autres formes de contraintes sociales, imposées de l’extérieur (14).

Une telle définition du travail permet d’élargir le champ conceptuel de façon conforme aux représentations ordinaires: il est ainsi légitime de parler, par exemple, de « travail scolaire » ou de « travail domestique ». Il faut en effet considérer la multiplicité des registres de valorisation du travail, c’est-à-dire de reconnaissance du caractère productif d’une activité. Le travail peut être évalué directement par le marché (celui de l’artisan) ; il peut être évalué par les instances salariales ; il peut aussi être évalué par les pairs (jugement professionnel), mais aussi par le travailleur lui-même (satisfaction ou insatisfaction personnelles relativement au travail accompli).

On comprend dès lors pourquoi le travail fait l’objet de « débats de normes », selon l’expression de Bernadette Venner et Yves Schwartz (15). Un exemple classique de sociologie des organisations illustre ce point : le service de fabrication veut produire coûte que coûte pour satisfaire les commandes des clients ; le service d’entretien veut ménager les machines. Chacun se recommande ici de la « bonne » économie; chacun considère qu’il travaille pour le bien commun. Il n’y a pas de définition a priori du caractère productif d’une activité; il faudra in fine arbitrer, et l’arbitrage pourra varier suivant les circonstances.

L’AUTOMATION ET L’ACTIVITÉ PRODUCTIVE 
Le contexte du travail très automatisé conduit à l’évidence à se détacher de la conception énergétiste du travail. Ce n’est pas que le corps n’est plus mobilisé (il l’est selon de nouvelles modalités, et parfois fortement) ni que la fatigue aurait disparu (elle prend, elle aussi, de nouvelles formes). C’est que le fondement mécaniste qui fait de la production une sommation de travail ne permet absolument plus de comprendre l’activité productive.

Faut-il alors se rabattre sur la commodité de la définition salariale du travail ? Comme nous le disait un contrôleur de flux d’une usine chimique, qui confrontait son travail à celui, autrement physique, du personnel sous-traitant de maintenance: « C’est bien un “travail”, puisque c’est pour cela que je suis payé. » On concédera que l’argument tourne court et que ni l’employeur ni le personnel concerné ne pourraient s’en contenter.

Si on emploie des hommes dans ces structures industrielles, c’est bien parce qu’ils y sont « utiles », autrement dit que leur activité est « productive ». La difficulté que rencontrent les observateurs, comme les travailleurs eux-mêmes, du haut en bas de la hiérarchie, est que ni les uns ni les autres ne sont intellectuellement préparés à penser la nature productive de ces activités.

En conséquence, ces espaces productifs constituent des terrains particulièrement suggestifs pour saisir au plus fin ce qu’est travailler. On pourrait dire, d’une certaine manière, que, parce que le travail est moins évident, les débats de norme y sont plus vifs qu’ailleurs. Nous avons eu l’occasion de les examiner dans des sites industriels pétrochimiques et nucléaires entre les « opérateurs intérieurs », qui suivent le processus productif depuis l’écran de leur ordinateur, et les « opérateurs extérieurs », qui opèrent des rondes sur le terrain, comme entre l’ensemble de l’équipe « de quart » (intérieurs et extérieurs), en phase directe avec le flux productif, et l’équipe « de jour », qui prépare et organise le travail du personnel en quart. Chacun cherchait à témoigner de son utilité productive par contraste avec l’activité des autres personnels de façon d’autant plus vive que tous doutaient de la réalité sensible de leur « travail ».

LE TRAVAIL N’EST JAMAIS IMMATÉRIEL
Face à ces nouvelles formes d’activité, certains développent l’idée d’un « travail immatériel » (16).

L’expression nous paraît erronée, que l’on se situe du point de vue de la production ou du point de vue du travailleur. La production n’est jamais immatérielle. Plus que jamais, pour le meilleur comme pour le pire, l’homme modifie son environnement naturel. Par ailleurs, l’homme ne peut entrer en contact avec cet environnement qu’en engageant sa corporéité, car, quelle que soit l’ampleur des médiations dont il fait usage, il lui faut des interfaces avec le monde qu’il ne peut trouver que dans son propre corps (système sensori-moteur).

Penser le travail automatisé exige donc de penser les nouveaux modes d’existence corporelle au travail, comme les nouvelles manières de produire des valeurs.

(1) Gwenaële Rot et François Vatin, Au fil du flux. La fonction de surveillance-contrôle dans l’industrie chimique et nucléaire, Presses de l’École des Mines, Paris, 2017.
(2) Pierre Naville, Vers l’automatisme social ? Paris, Gallimard, 1963, p. 99.
(3) Georges d’Avenel, « Le mécanisme de la vie moderne VII », Revue des Deux Mondes, 1895, t. CXXXII, p. 521-552: 548.
(4) André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 1964-1965.
(5) François Vatin, le Travail, sciences et société. Essais d’épistémologie et de sociologie du travail, Presses de l’université de Bruxelles, Bruxelles, 1999.
(6) À la différence des physiologistes qui lui sont contemporains, qui le lui reprocheront, Taylor ne s’attache pas à mesurer énergétiquement le travail par un dispositif technique adapté.
(7) Henri Piéron, Préface à Victor Dhers, les Test de fatigue, essai de critique théorique, J.-B. Baillière et fils, Paris, 1924, p. VI.
(8) Adam Smith, Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Garnier-Flammarion, Paris, 1991, t. I, p. 102.
(9) Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, Éditions sociales, Paris, 1980, t. II, p. 101.
(10) Dominique Méda, le Travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris, 1995.
(11) Voir par exemple le cas du Maroc où on assiste actuellement à un développement rapide du salariat industriel : François Vatin « Tanger en toutes franchises : mondialisation, industrialisation et question sociale », in Esprit, mai 2016.
(12) Karl Marx, le Capital, livre I (1867-1883), nouvelle traduction de Jean-Pierre Lefebvre, PUF, Paris, 1993, p. 199-200.
(13) Henri Wallon, Principes de psychologie appliquée, Armand Colin, Paris, 1930, p. 11.
(14) François Vatin, « Contrainte productive et contrainte salariale », in François Vatin (dir.), le Salariat. Théorie, histoire et formes, La Dispute, Paris, 2007, p. 125-130.
(15) Bernadette Venner et Yves Schwartz, « Débat de normes, “monde des valeurs” et engagement transformateur », in Yves Schwartz et Louis Durrive (dir.), L’activité en dialogues, Octares, Toulouse, 2009, p. 35-99.
(16) Maurizio Lazzarato et Toni Negri, « Travail immatériel et subjectivité », in Futur antérieur, no 6, 1991.

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