Le cas Jaurès pourrait sembler n’être pas le plus adéquat pour traiter des relations des socialistes et de la science, tant le député du Tarn est connu davantage pour sa prédilection à l’égard des humanités classiques. Il s’intéresse pourtant à la science et manifeste à son égard, comme nombre de ses contemporains, un réel enthousiasme.
*Marion FONTAINE, historienne, est enseignante-chercheuse à l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse, centre Norbert Elias.
Pour beaucoup de républicains et de socialistes, la science est un moyen de connaissance rationnelle du monde, contre les dogmes du christianisme et l’obscurantisme.
Les inventions et le développement corrélatif des techniques sont considérés comme le soubassement du progrès en général, du progrès industriel en particulier, et doivent, en faisant croître la production et le bienêtre, en libérant les individus de la soumission à la nature, permettre l’avènement d’une humanité meilleure. Évoquant l’oeuvre de Zola, Jaurès communie ainsi avec l’écrivain dans le même éloge: «Elle [la science] libérera l’homme des servitudes matérielles et elle aidera à le libérer des servitudes sociales : car en multipliant les moyens de production et de richesses elle permet d’universaliser le bienêtre et la vie. (1)»
Une lecture plus attentive incite cependant à nuancer l’image qu’offre cette citation: loin de se contenter de l’éloge, Jaurès développe une véritable réflexion sur la science, et sur ses conditions d’utilisation.
LA DÉFINITION JAURÉSIENNE DE LA SCIENCE
Le « littéraire » Jaurès accorde donc une place intrinsèque à la science qui, quelle que soit la voie suivie par la suite, stimule la curiosité et développe la réflexion sur les règles qui gouvernent l’Univers. Il reconnaît ainsi sa valeur incontestable comme mode de connaissance du monde réel, « organe nécessaire du monde des sens et de la pensée », explication de la nature par la raison. Il y revient quelques années plus tard, lorsqu’il célèbre le chimiste Marcelin Berthelot (2).
e rationalisme, les conceptions claires et précises qu’incarne ce dernier contribuent à éclairer le monde, à le saisir dans son fonctionnement et, plus encore, dans son mouvement, à l’opposé des conceptions fixistes des temps anciens. La science est indispensable parce qu’elle formule les problèmes mouvants, c’est-à-dire la vie, en termes précis et vérifiables. Elle fait par là oeuvre d’émancipation. « L’immobilité et l’arbitraire sont l’essence des dogmes, et la négation même de l’univers qui est une évolution infinie soumise à des lois. (3) » .
Face au christianisme et aux formes anciennes de l’idéalisme, Jaurès affirme donc que la science est facteur de modernité. Elle mène à une autre maîtrise de la nature par l’étude rigoureuse, positive et expérimentale de ses manifestations. Elle est affirmation de la liberté humaine par l’accès au savoir distancié sur le monde, d’où l’importance de l’éducation et de l’acquisition de connaissances scientifiques à travers l’école (4).
En même temps, Jaurès dénonce toute forme de réductionnisme scientiste, de clôture et d’essentialisation de la science qui ne peuvent donner lieu qu’à une vision aplatie et fausse du réel. C’est en ce sens qu’il se montre très critique à l’égard des positivistes, dont il pointe la stérilité philosophique, mais aussi, en somme, scientifique. En « interdisant à l’esprit humain la recherche de l’absolu, il lui a interdit par là même, jusque dans l’ordre scientifique, ces hypothèses passionnées qui procèdent du désir de l’absolu »(5).
On voit bien à quel point la pensée de Jaurès ne se contente pas de célébrer un peu béatement la science, mais l’interroge, la prend au sérieux, cherche en tous les cas à la faire dialoguer avec la philosophie et l’histoire, et aussi à quel point il se montre attentif à son propre mouvement. Il explique ainsi que, en se développant, la science est contrainte elle-même à sortir des seules explications mécaniques des règles de fonctionnement de la nature, pour penser l’Univers à la fois comme infinité et unité, sans limites assignables ou concevables dans l’espace et dans le temps. La dynamique de la science ouvre de ce fait elle-même la voie au retour à une appréhension métaphysique, religieuse, écrit Jaurès, de la vie et de la conscience. De manière en apparence paradoxale ici, le philosophe Jaurès perçoit avec une certaine acuité les mutations en mathématique, en physique et en astrophysique qui commencent à poindre au début du XXe siècle (par exemple les travaux du mathématicien Henri Poincaré, la première élaboration de la théorie de la relativité par Albert Einstein, en 1905) et qui élargissent effectivement les cadres de la rationalité scientifique.

ALIÉNATION/ÉMANCIPATION: L’AMBIVALENCE DU PROGRÈS SCIENTIFIQUE
Toutefois, la science n’est pas uniquement pour Jaurès un thème de réflexion philosophique. Sa place dans la cité, ses implications techniques sont pour lui, à la fois comme observateur et comme politique, des objets d’attention et de réflexion. Face aux nouvelles catastrophes industrielles ou techniques (la catastrophe minière de Courrières en 1906, le naufrage du Titanic en 1912), face aux accidents qui émaillent les premiers pas de l’aéronautique, Jaurès martèle l’idée d’une marche à la fois nécessaire et inéluctable de la science, qui doit permettre à l’homme, au lieu d’être soumis aux choses et au déchaînement des forces naturelles, d’en être le maître.
Ainsi, après le naufrage du Titanic, il écrit : « Ah! oui, malgré toutes les forces de la science, l’homme ne domptera jamais toutes les chances mauvaises, comme il ne lui suffira pas d’enchaîner les formules aux formules pour toucher le fond du mystère. Mais la gloire de l’homme est de poursuivre sans peur, jusqu’à l’infini, la conquête des choses. Il en pénétrera d’autant mieux l’âme profonde et le secret intérieur qu’il en aura mieux saisi les rapports. Discréditer la science ou la chicaner, ce n’est pas exalter les facultés mystiques de l’âme, c’est les appauvrir au contraire et les égarer. (6) »
Jaurès reste ici, comme la majeure partie de ses contemporains, dans la célébration d’une science qui permet à l’homme de maîtriser son environnement. Cela constitue à ses yeux le soubassement de la croissance et d’une industrialisation qui, à terme, peuvent libérer l’humanité de la peur et de la pauvreté.
Si Jaurès ne discute pas des finalités, à ses yeux essentiellement positives, du progrès scientifique, il se montre en revanche nettement plus nuancé s’agissant de certaines de ses conséquences, et surtout de l’analyse du contexte social et politique dans lequel il se déroule. Si la science, explique-t-il, offre à l’homme la possibilité de dépasser la nature, elle rend aussi les nouvelles sociétés industrielles plus fragiles et plus complexes. Leur degré de technicité augmente au fil des inventions, mais aussi avec elles surgissent de nouveaux risques qui ne sont pas toujours maîtrisables par les capacités humaines : « Elles [ses inventions] exigent de lui [l’homme], pour le maniement des mécanismes compliqués, des vitesses accrues, des équilibres incertains, une sûreté impeccable de main et de pensée, une présence d’esprit continue, une infaillibilité de toute minute, où la race humaine si sublime à la fois et si faible ne peut atteindre. (7) »
On n’ira pas jusqu’à faire de Jaurès un inattendu précurseur des analyses définissant aujourd’hui la « société du risque »… En revanche, cela démontre la conscience chez lui que la science n’est pas un isolat, qu’elle s’inscrit dans un contexte et qu’en même temps elle le transforme. Si le leader socialiste fait donc l’apologie des progrès de la science, il s’inquiète simultanément des contradictions qu’elle peut produire, et surtout de la manière dont elle est susceptible d’être manipulée dans un environnement marqué par le capitalisme et, bientôt, par les menaces de guerre. Jaurès fait montre, en général, d’une réelle sensibilité aux conditions sociales de développement et d’usage des sciences, afin qu’elles puissent agir dans le sens de la liberté. Il insiste ainsi sur les dangers en la matière d’une société belliciste, qui à la fois prive la science des ressources de pensée et de l’argent dont elle a besoin pour se développer de manière forte et équilibrée et conduit à instrumentaliser les plus admirables inventions de l’esprit humain (dirigeables, avions) au service de la mort et de la destruction (8).

De façon plus originale encore, il ébauche dans certains articles et dans certaines interventions une réflexion sur ce qui pourrait être une approche démocratique de la science, à la fois dans son élaboration et dans ses applications. Dans son grand discours « Civilisation et socialisme » prononcé à Buenos Aires, Argentine, en 1911, il explique ainsi que les découvertes ne sont pas le seul fait de quelques « grands hommes », élaborant une invention géniale dans leur laboratoire avant de la porter à l’humanité (9).
Évoquant l’élaboration des premiers métiers à tisser, il rappelle que les idées nouvelles et les progrès techniques s’enracinent dans un tissu social d’ensemble, dans l’expérience du travail, qu’elles sont en somme le fruit d’une construction dans laquelle les observations, les pratiques des artisans, des travailleurs, prennent leur part. Le progrès scientifique ne s’impose pas à des ouvriers « arriérés », ces derniers y participent de manière active.
Il faut donc que les ouvriers puissent être des acteurs dans l’organisation du travail et des installations, qu’ils soient en mesure de participer à une maîtrise collective du progrès technique, au lieu d’en être les instruments atomisés. Après le grave accident ferroviaire survenu à Melun en 1913, il affirme ainsi que, pour prévenir ces nouveaux risques mécaniques, la compagnie devrait associer davantage les syndicats ouvriers qui, pour leur connaissance des risques, sont bien placés pour œuvrer à la mise au point de stratégies pour les prévenir ; autrement dit, s’appuyer sur l’expérience sensible que détiennent les travailleurs de la voie ferrée: « Dans le formidable jeu des mécanismes modernes, où la moindre négligence, où la moindre erreur peut avoir des conséquences si funestes, il est bon que toutes les énergies et toutes les intelligences puissent concourir à la prévention du danger. La science même la plus haute et la plus prévoyante a besoin d’être soutenue par l’expérience et les conseils indépendants des travailleurs organisés » (10).
Il existe donc une vraie réflexion jaurésienne sur la science, laquelle permet à ses yeux de connaître le monde sensible par la raison et d’élargir constamment le regard, jusqu’à l’infini, pour accéder à un réel. Loin des querelles théologiques entre technophiles et technophobes, Jaurès insiste par ailleurs, par petites touches, sur l’ambivalence du progrès scientifique et technique. S’il peut mener à l’affranchissement, il porte en lui aussi des virtualités d’asservissement selon le contexte social et politique, selon la manière, plus largement, dont les sociétés le façonnent et l’utilisent.
(1) Jean Jaurès, « Science et socialisme », la Lanterne, 20 mars 1898.
(2) Jean Jaurès, « L’esprit libre », la Petite République, 28 novembre 1901.
(3) Ibid., p. 368.
(4) Jean Jaurès, la Question sociale, l’injustice du capitalisme et la révolution religieuse (1891), repris dans Jean Jaurès, Oeuvres, t. II, le Passage au socialisme, 1889-1893, Paris, Fayard, 2011, p. 694-695.
(5) Ibid., p. 702.
(6) Jean Jaurès, « Triomphe et revers », l’Humanité, 17 avril 1912.
(7) Jean Jaurès, « Débordés », l’Humanité, 20 juin 1910.
(8) Jean Jaurès, « Débordés », op. cit. ; « Dirigeables », l’Humanité, 20 juillet 1907.
(9) Jean Jaurès, « Civilisation et socialisme », conférence donnée en Argentine le 5 octobre 1911.
(10) Jean Jaurès, « Catastrophe et organisation », l’Humanité, 7 novembre 1913.