Le Bitcoin, cheval de troie de la finance, Frédéric Rauch*

Les « monnaies virtuelles » ont suscité l’engouement du public, qui y voit une alternative à la pression financière qui s’exerce sur l’activité humaine. Le bitcoin est la plus connue d’entre elles.

Frédéric Rauch est rédacteur en chef d’Économie et Politique.


Le bitcoin est l’unité de rémunération des propriétaires d’ordinateurs qui mettent de pair à pair leur puissance de calcul à disposition d’un système de chaînage d’informations. Ces bitcoins peuvent alors être échangés contre des biens et des services ou de la monnaie légale, mais seulement dans les réseaux de participants qui reconnaissent la valeur de cette unité.

L’histoire récente des échanges de bitcoins a mis en évidence l’extrême volatilité de leur cours. Après avoir frôlé les 20 000 dollars, le bitcoin a vu son cours s’écrouler par suite de la faillite d’une importante plateforme sud-coréenne et de la suspension d’une autre états-unienne, le tout sur fond de manipulation. Nombreux sont ceux désormais qui appellent à l’encadrement réglementaire de son usage.

Or le principe même du bitcoin, et des monnaies virtuelles qui lui ressemblent, réside dans la dérégulation et la désintermédiation bancaire qu’elles sont supposées construire par des relations de pair à pair dans les échanges. Le bitcoin est revendiqué par ses créateurs comme une « monnaie » alternative aux monnaies nationales. Dans sa version ultralibérale, il s’agit de rendre au marché de la monnaie sa « vertu » concurrentielle de bien comme les autres, et ce en mettant en concurrence les monnaies légales et les autres moyens de paiement.

Dans sa version utopiste, il s’agit de s’émanciper dans les échanges de la domination des banques, du crédit et de la création monétaire par cette relation directe de pair à pair, décentralisée et open source (publique au sens d’accessible à tous).

QU’EST-CE QU’UNE MONNAIE?
Cette approche repose sur une double hypothèse. La première est que, parce qu’il permet d’acquérir des biens, le bitcoin, à l’instar de toutes les autres « crypto-monnaies », serait une monnaie. Et la seconde, parce qu’il permet des transactions, le bitcoin serait un instrument de paiement. C’est une double erreur.

Le bitcoin n’est pas une monnaie
La définition économique de la monnaie généralement admise stipule qu’une monnaie doit remplir trois fonctions : elle doit être unité de compte, instrument d’échange et réserve de valeur. Or le bitcoin et ses avatars physiques ou numériques ne répondent pas ou que très imparfaitement à cette définition. S’il peut être une unité de compte, le bitcoin n’a une fonction d’échange opérationnelle que pour les utilisateurs du réseau de commerçants ou usagers qui ont pris l’engagement de l’utiliser. Pour les mêmes raisons, et en plus parce qu’elle n’est assise sur aucune base matérielle, leur fonction de réserve de valeur est incertaine (son extrême volatilité l’a démontré). La conversion du bitcoin en monnaie légale n’est pas acceptée partout ni par tous. Et rien n’assure la conservation dans le temps de la valeur de l’actif.

Le bitcoin n’est pas un moyen de paiement
La qualification de l’émission de bitcoin ne répond à aucune réglementation du Code monétaire et financier définissant les moyens de paiement. Il n’est pas un instrument de paiement dans la mesure où il n’est pas utilisé par les parties de la transaction pour donner un ordre de paiement. Il n’est pas une monnaie électronique dans la mesure où il n’est pas une créance sur l’émetteur émise contre la remise de fonds. Et il n’est pas non plus un titre financier. Il ne bénéficie de fait d’aucune garantie de remboursement dans la monnaie qui a cours légal, en France l’euro de l’Eurosystème ou dans les monnaies des banques qui lui sont liées.

En revanche, les plates-formes d’échanges de bitcoins avec des monnaies ayant cours légal, alimentées par un faible coût de transaction, pouvant servir d’outil de transaction sur Internet notamment, pourraient constituer un risque pour le système de paiement légal et les utilisateurs des bitcoins. La non-garantie de convertibilité en monnaie ayant cours légal, l’utilisation de ces « monnaies virtuelles » pour des opérations de blanchiment d’argent sale, l’insécurité potentielle des coffres-forts électroniques de bitcoins constituent des facteurs de risques substantiels pour leurs usagers, qu’ils soient investisseurs, commerçants ou simples consommateurs. Ils s’ajoutent aux risques liés aussi à l’extrême volatilité des cours du bitcoin consécutifs à l’absence d’assise matérielle liée à sa construction, dont on a vu récemment les effets.

UN DÉBAT POLITIQUE MAJEUR SUR L’ARGENT
Comme pour beaucoup de novations en période de crise systémique, il n’est pas inutile de revenir sur leur origine idéologique pour mieux en saisir la portée.

On trouve en effet dans le courant de l’école autrichienne ultralibérale et antiétatique de Friedrich Hayeck (source des économistes libertariens comme Milton Friedman) un fondement idéologique de la justification de ces monnaies alternatives. Émancipée de toute autorité centrale et non assise sur une base matérielle, répondant aux seules demandes et offres de ceux qui les utilisent, tous les moyens d’échange non public répondent alors potentiellement aux règles du marché concurrentiel et à l’optimum social qui est censé en résulter : a contrario des monnaies légales qui servent principalement la défense des intérêts de l’État. Selon ces libéraux qui voient dans la coordination par le marché la meilleure façon d’allouer les ressources économiques, la monnaie ne doit pas échapper à la règle, et ses différentes expressions doivent être mises en concurrence. Le bitcoin constitue alors un moyen de concurrencer les monnaies centrales.

Peut-être plus grave encore que cette référence idéologique, c’est l’illusion que la construction de moyens de transaction de pair à pair puisse servir à lutter contre la domination des banques. On retrouve dans cette conception politique du bitcoin le même renoncement politique qu’avec le revenu d’existence. Avec le revenu d’existence, il s’agit sur une base humaniste de proposer un revenu inconditionnel aux personnes parce que la lutte pour l’emploi est perdue face aux innovations technologiques et aux logiques capitalistes mondialisées. Avec le bitcoin et les crypto-monnaies, il s’agit de construire un actif d’échange qui prétend échapper à la domination des banques et des marchés financiers, à la création monétaire et au crédit bancaire, parce que le pouvoir de la finance serait trop puissant. La récente actualité du bitcoin a clairement démontré l’illusion d’une telle prétention, la finance s’en est emparé pour en faire un actif très spéculatif. Elle laisse voir les dégâts d’un renoncement politique majeur qu’elle implique pour la maîtrise sociale et démocratique de l’argent.

N’en déplaise aux thuriféraires du bitcoin, on n’échappe pas au pouvoir monétaire. En revanche, rien n’oblige de le subir. On peut le maîtriser, ne pas le laisser aux mains du capital et le conquérir pour qu’il serve non à faire de l’argent avec de l’argent mais à financer le développement de l’emploi et des salaires, des services publics aux populations et aux territoires.

PRENDRE LE POUVOIR SUR L’ARGENT
Cette nécessaire prise du pouvoir mène à une bataille qui n’est ni simple ni facile, mais qui est incontournable. Elle implique, en premier lieu, de mesurer le rôle économique et social essentiel de la création monétaire par les banques, via le crédit, pour le développement des capacités humaines et de ne pas réitérer l’erreur politique commise au sujet de la dette. Car de la même manière qu’il y a une bonne dette (celle qui développe l’efficacité sociale et les capacités humaines) et une mauvaise dette (celle qui rémunère les capitalistes), il y a une bonne création monétaire et/ou un bon crédit (les emprunts qui développent les capacités humaines dans l’entreprise ou les territoires) et une mauvaise création monétaire et/ou un mauvais crédit (la BCE qui refinance les banques sans critères d’investissements pour l’emploi, la recherche, les services publics ; les banques qui financent les investissements destructeurs d’emplois ou de services publics). Et elle implique, en second lieu, de construire dans les luttes un rapport de force solide dans la société pour s’opposer au diktat de la finance et lui imposer une autre utilisation de l’argent. Une ambition qui pourrait d’ailleurs devenir un axe partagé pour une reconstruction de la gauche dans le pays et en Europe.

En guise de conclusion – très provisoire –, s’il y a une chose positive à retenir des défenseurs progressistes du bitcoin, c’est qu’ils s’appuient sur une volonté d’échapper à la domination de la finance et des banques sur leur vie. Mais l’illusion est de croire qu’une technologie, fût-elle poussée, puisse y parvenir. Il n’est pas possible d’échapper à la bataille politique pour une autre maîtrise de l’argent dans les conditions du réel d’aujourd’hui. Ne pas l’admettre et ne pas se donner les moyens de la mener, c’est accepter de jouer la partie dans un bac à sable et avec les règles imposées par la finance. 

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