Les usages des cryptomonnaies ont originellement une dimension dâutopie technique de lâInternet des premiers temps dans sa politique de dĂ©veloppement. Regard sociologique de ces pratiques.
*Laurence ALLARD est sociologue des usages numĂ©riques, maĂźtre de confĂ©rences Ă Lille-III et Ă lâIRCAV Paris-III, auteure notamment de Mythologie du portable, Le Cavalier bleu, 2010.
DU MANIFESTE CYPHERPUNK Ă UNE UTOPIE TECHNIQUE CONCRĂTE
Sous les blockchains et les cryptomonnaies associĂ©es, ce sont des valeurs sociales, politiques et Ă©conomiques portĂ©es par des protocoles techniques ouverts qui rĂ©gulent les Ă©changes au sein des communautĂ©s dâutilisateurs. Parmi elles, la valeur dâune certaine vision politique dâInternet fait plus lâunanimitĂ© que dâautres valeurs dites « libertariennes » prĂȘtĂ©es aux bitcoiners de façon quelque peu caricaturale.
Dans les entretiens que nous avons menĂ©s depuis deux ans maintenant, ce sont les figures dâEdward Snowden et, surtout, de Julian Assange qui sont citĂ©es en relation avec lâĂ©pisode de blocage des avoirs de WikiLeaks, qui a conduit le collectif Ă accepter les bitcoins Ă partir du 15 juin 2011 (Block #130977) (1). Ces figures illustrent lâidĂ©al de la communautĂ© des bitcoiners de recrĂ©er un « Internet rĂ©sistant Ă la censure » en Ă©cho au manifeste cryptoanarchiste fondateur de Timothy C. May, postĂ© en 1992, dans lequel il invoque la possibilitĂ© informatique « de fournir la capacitĂ© aux individus et aux groupes de communiquer et interagir entre eux dâune façon totalement anonyme » (2). DĂšs cette pĂ©riode, bien avant les rĂ©vĂ©lations de Snowden, dans un contexte de dĂ©bats autour de la vie privĂ©e et de la surveillance, Eric Hughes, Timothy C. May et John Gilmore vont crĂ©er une liste de diffusion mail pour la communautĂ© dite cypherpunk (de lâanglais chipher, « chiffre », « code », et punk, sur le modĂšle de cyberpunk) sur des discussions mathĂ©matiques et de cryptographie.
La branche cypherpunk des utopies dâInternet est moins connue que les pionniers littĂ©raires du cyberpunk, mais elle reprĂ©sente, quant Ă la problĂ©matique de chiffrement, des interactions et de lâanonymisation des communications, la lignĂ©e originelle du dĂ©veloppement technique du protocole bitcoin, dont le code source est publiĂ© en 2009. Ce protocole, en plus dâarchitecturer des transactions de pair Ă pair dâune monnaie virtuelle, constitue la promesse Ă nouveau frais dâun Internet dĂ©centralisĂ©, sĂ©curisĂ©, mais aussi redistributif Ă la fois cĂŽtĂ© production du chiffrement des transactions (proof of work) par des « mineurs » et dans les usages de trading au quotidien qui confĂšre Ă la monnaie bitcoin sa valeur dâĂ©change. Ainsi, câest un nouvel Ă©tat dâInternet qui se met en place, un Internet de la transaction transparente et anonymisĂ©e, distribuĂ©e et a-centralisĂ©e, en contrepoint de lâInternet de lâexpression (blog), de la sociation (rĂ©seaux socionumĂ©riques) et de lâĂ©mission de donnĂ©es (Internet of things) dĂ©sormais monopolisĂ© par le capitalisme informationnel.
LA VIE BITCOIN, MODE DâEMPLOI : TRADING AU QUOTIDIEN ET INCLUSION FINANCIĂRE
LâenquĂȘte empirique montre que cet actif hypercirculant que reprĂ©sente en dĂ©finitive lâentitĂ© bitcoin ouvre de nouvelles frontiĂšres dans la crĂ©ation monĂ©taire et donne des moyens dâexistence Ă des individus exclus par conviction ou de facto des institutions bancaires. Lorsque lâon questionne les motifs dâentrĂ©e au sein de cette communautĂ©, certains Ă©voquent soit le fait dâavoir dĂ©couvert la possibilitĂ© de gagner de lâargent avec un ordinateur en lâassociant au rĂ©seau de chiffrement des transactions (mining), soit la nĂ©cessitĂ© de placer des gains dâargent hors dâun systĂšme bancaire en crise ou encore la nĂ©cessitĂ© de trouver des moyens de subsistance.
Jâai pu observer quâune autre Ă©conomie de vie est ainsi rendue possible par des actions de trading sur les diffĂ©rentes plates-formes dâĂ©change qui sâinscrivent dans la routine quotidienne des utilisateurs et qui en reprennent un lexique caractĂ©ristique (pump, shortâŠ). Ceux et celles (elles de façon plus minoritaire) qui sâadonnent Ă ce trading du quotidien rĂ©alisent ce quâon pourrait appeler un « travail » proche de la notion de digital labor (Trebor Scholz) qui comprend des activitĂ©s de recherche dâinformation, de lecture de graphes, de prise de dĂ©cision de vente et dâachatâŠ; bref, lâordinaire de Wall Street mais pour leur propre profit, Ă des fins de crĂ©ation de leurs propres moyens financiers dâexistence.
On peut citer ainsi lâexemple de cet achat dâun bateau pour exercer son droit parental dâaccueil de son jeune fils par ce pĂšre cryptoanarchiste revendiquĂ© vivant en partie de son tradinget ne disposant pas de compte en banque.
Des commerçants commencent Ă©galement Ă accepter des paiements en bitcoin. Il existe aussi des cartes de crĂ©dit spĂ©cifiques rechargeables en bitcoin notamment, qui permettent de rĂ©aliser des achats, ce qui nĂ©cessite dâattendre quâun bloc soit « minĂ© », câest-Ă -dire que le calcul de chiffrement ait Ă©tĂ© effectuĂ© dans le rĂ©seau des ordinateurs participants. Des Ă©changes en prĂ©sentiel sont Ă©galement frĂ©quents dans la communautĂ© bitcoin, avec des formulations paradoxales du type « tu payes, je tâinvite » signifiant que lâun paye en euros et que lâautre le rembourse, de façon avantageuse, en bitcoins. La solidaritĂ© existe ainsi dans ces communautĂ©s que les derniĂšres hausses historiques de la cryptomonnaie canal historique nâont pas transformĂ©es radicalement en un rĂ©seau dâacteurs uniformĂ©ment spĂ©culateurs; en effet, et une partie dâentre eux sâexercent Ă une forme de finance purement vivriĂšre.
LA G1 ET LES PROMESSES DU REVENU DE BASE
Bien que le bitcoin focalise encore une grande partie des attentions mĂ©diatiques, avec les altcoin ce sont des centaines de cryptomonnaies suivant chacune son propre cours du marchĂ© et ayant chacune ses propres rĂšgles techniques qui nourrissent lâunivers des blockchains. Câest le cas notamment de la monnaie libre G1 (prononcer june), qui outrepasse les banques dans la crĂ©ation monĂ©taire et se trouve dĂ©veloppĂ©e et usitĂ©e dans des communautĂ©s alliĂ©es Ă des expĂ©rimentations autour des communs, du revenu de base ou de lâĂ©conomie solidaire.
La G1, lancĂ©e le 8 mars 2017, compte 835 membres au 20 mars 2018. Elle est basĂ©e sur le protocole libre Duniter. Elle se diffĂ©rencie du bitcoin par la rĂ©gulation de la crĂ©ation de la masse monĂ©taire et sa rĂ©partition au sein dâune « toile de confiance » non pas par des actions de trading mais par lâapplication dâune thĂ©orie mathĂ©matique dite « thĂ©orie relative de la monnaie » qui suppose que chaque membre perçoit quotidiennement la mĂȘme part de monnaie que les autres. Elle est de ce fait associĂ©e aux expĂ©rimentations autour du revenu dâexistence dĂ©clinĂ© en ce cas prĂ©cis Ă travers la problĂ©matique du « dividende universel » (3). Second Ă©lĂ©ment qui la diffĂ©rencie du bitcoin: la nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre un membre certifiĂ© par cinq autres membres de la toile de confiance, notion issue de la crypto – culture supposant dâassocier des clĂ©s de chiffrements publiques Ă des identitĂ©s numĂ©riques par le biais dâune certification humaine sĂ©parĂ©e de cinq degrĂ©s relationnels dans le cas de cette monnaie libre. Sur cette base Ă la fois humaine et technique, un rĂ©seau dâutilisateurs de monnaie libre sâest mis en place dans la rĂ©gion de Toulouse, de façon pionniĂšre, mais Ă©galement autour de la ville de Lille et de Brest ainsi quâen Belgique. Des Ă©changes des produits de lâagriculture biologique mais aussi de petit artisanat prennent place Ă la fois en prĂ©sentiel lors de rĂ©unions mais Ă©galement en ligne Ă travers notamment des groupes sur les plates-formes socio-numĂ©riques.
AFRIQUE, TECH-PHILANTHROPIE ET CRYPTOMONNAIE
On peut conclure en Ă©voquant certaines expĂ©rimentations ayant lieu en Afrique, terre des monnaies virtuelles mobiles en raison du faible taux de bancarisation des populations, faute de revenus. Lâexemple de M-Pesa, lancĂ©e au Kenya en 2009 par une alliance relevant typiquement du tech-philanthropisme (4), entre les fondations Vodafone et Rockfeller et Western Union, est historique et se trouve souvent citĂ© comme support dâactions dâinclusion financiĂšre. Une opĂ©ration de versement dâun revenu de base sur la base de cette monnaie a Ă©tĂ© annoncĂ©e en 2016 et menĂ©e par lâONG GiveDirectly, financĂ©e notamment par Google (5). Ce nâest donc pas sans surprise quâune version chiffrĂ©e de M-Pesa appelĂ©e BitPesa existe depuis 2014. Mojaloop constitue une autre proposition, datant de fin 2017, de cryptomonnaie en Afrique. Elle Ă©mane de la fondation de Bill et Melinda Gates (6). Ces derniers exemples nous interrogent sur une possible privatisation des monnaies menĂ©e par les soi-disant philanthropes de la Silicon Valley sur le terrain africain et Ă laquelle il faut veiller parmi tous les usages possibles de ces monnaies virtuelles chiffrĂ©es.Â
(1)Â https://blockchain.info/fr/tx/a27e83f939962fbbe33fb3c92d209f1f10a3afe18b0423725fd6af93cfc809e8
(2) http://www.larevuedesressources.org/manifeste-crypto-anarchiste,2316.html
(3) https://duniter.org/fr/g1-go/
(4) Cf. Laurence Allard, Mythologie du portable, Le Cavalier bleu, 2010.
(5)Â https://www.revenudebase.info/2016/05/24/experimentation-kenya-revenu-base-mobile/
(6) https://journalducoin.com/ripple/mojalooplapplication-de-paiement-blockchain-financee-fondation-bill-melinda-gates/