Août 2017, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique, annonce que la France voterait contre la proposition de la Commission européenne de renouveler pour dix ans l’autorisation du glyphosate : un vif débat est relancé entre le gouvernement et une bonne partie du monde paysan. Le 27 novembre 2017, l’Allemagne ayant changé de position, l’Union européenne vote à la majorité qualifiée une prolongation d’autorisation de cinq ans. Emmanuel Macron a aussitôt indiqué qu’il voulait parvenir à une interdiction d’ici trois ans sur le territoire français, au risque d’introduire des distorsions de concurrence en défaveur des paysans hexagonaux.
*Gérard LE PUILL est journaliste à l’Humanité.
GLYPHOSATE ET MONOCULTURE DE RENTE
Le glyphosate est un herbicide créé par la firme Monsanto et commercialisé sous le nom de Roundup. Il sert à détruire les mauvaises herbes, notamment dans les champs de céréales à paille, de maïs, de colza, de soja, de betteraves à sucre et d’autres plantes potagères. Son usage est très répandu dans les pays de l’Union européenne, mais encore plus aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, dans des pays donc qui ont opté pour la culture du maïs et du soja OGM. Ces plantes ont subi des modifications génétiques qui les ont rendues résistantes aux herbicides. Cela permet de pratiquer sur une même parcelle la même culture chaque année, voire deux fois dans l’année pour le soja et le maïs dans les pays sans hiver.
Ces monocultures de rente sont néfastes. Les sols agricoles sont mieux préservés par des rotations de cultures. Cela revient à faire suivre, par exemple, du colza par du blé, puis le blé par de la betterave, puis de l’orge ou du maïs. En monoculture OGM, le glyphosate a permis aux grandes exploitations d’Amérique du Nord et du Sud de gagner plus d’argent quelques années durant. Mais, au fil des ans, les mauvaises herbes ont progressivement muté pour résister au glyphosate. Les céréaliers et les producteurs de soja destiné à l’exportation ont alors utilisé des doses croissantes de glyphosate et ont recouru à des épandages par avion, mettant en danger la vie des populations locales via la pollution de l’air. Les manipulations génétiques réalisées pour passer outre aux bonnes pratiques agronomiques ne donnent pas de résultats économiques durables. En cela, les plantes OGM n’auront été qu’un pis-aller puisque leur usage débouche sur une utilisation accrue des herbicides.
GLYPHOSATE UTILE?
La bonne agronomie consiste, outre les rotations longues, à pratiquer des intercultures : entre deux récoltes, on sème des plantes à pousse rapide, lesquelles seront transformées en engrais vert avant un nouveau semis de blé ou de maïs. Chez les exploitants qui pratiquent le non-labour en se contentant de griffer la terre lors d’un nouveau semis, la qualité des sols s’améliore, car la densité des vers de terre par mètre carré augmente et transforme toujours plus de débris végétaux en matière organique consommable par les plantes. Il en résulte une amélioration des rendements et une réduction de l’utilisation d’engrais azotés, très émetteurs de gaz à effet de serre. Le non-labour permet ainsi de réduire le bilan carbone des grandes cultures. Mais pour que les nouvelles graines lèvent sans être étouffées par les mauvaises herbes il faut souvent un traitement au glyphosate à raison de 150 cL/ha sur une parcelle non labourée au moment du semis.
Il y a très peu de cultures OGM en Europe. De ce fait, les quantités de glyphosate utilisées sur chaque hectare sont bien moindres que sur le continent américain. Toutefois, la production agricole est soumise d’un bout à l’autre de l’année aux aléas climatiques, qui vont des orages aux sécheresses, en passant par les gelées tardives du printemps ou la grêle, parfois dévastatrice. Quand le printemps et l’été sont humides, le mildiou et d’autres maladies des plantes peuvent faire de gros dégâts. Les traitements chimiques sont alors indispensables pour ne pas perdre tout ou partie de la récolte. Il faut avoir ces questions-là en tête quand on parle de supprimer le glyphosate sans offrir de substitutif aux paysans.

DE L’INTERDICTION EN FRANCE À LA DISTORSION DE CONCURRENCE
Cela étant, le souhait exprimé l’été dernier par la Commission européenne d’accorder une prolongation de dix ans pour l’usage du glyphosate a probablement été fait sous l’influence des lobbyistes de l’agrochimie et n’était pas de nature à favoriser la recherche pour trouver des produits de substitution à cette molécule que des scientifiques et des associations accusent d’être un cancérogène probable.
Dès lors qu’une prolongation est accordée au glyphosate, par une majorité de pays en Europe, il devient difficile de prendre une décision différente en France sans se tirer une balle dans le pied. Car notre pays est le plus gros producteur de céréales de l’Union européenne, sans même parler de la place prise par les betteraves à sucre et le colza. Si la France était seule à interdire le glyphosate, cela se traduirait par une distorsion de concurrence au détriment des producteurs français.
Signalons à ce sujet que le débat sur le glyphosate intervient à un moment où les cours mondiaux des céréales, des oléagineux et du sucre sont si bas que les producteurs ne vivent plus de leur métier. Il faut savoir que le prix de la tonne de blé produite en France et vendue à Rouen ne valait que 151€ en novembre 2017, alors qu’elle valait près de 200€ en janvier 2015. Il a suffi que le volume de la récolte mondiale de blé dépasse de 2 à 3 % la demande solvable trois années de suite pour que les prix connaissent une baisse moyenne de plus de 20 % dans ce laps de temps. Dès lors, interdire le glyphosate dans notre seul pays entraînerait une diminution des rendements et augmenterait, de ce fait, le prix de revient de chaque tonne de blé, de maïs, de tournesol et de colza produits en France.
Dans ce contexte de prix bas, il vaut donc mieux que les règles soient les mêmes dans tous les pays membres de l’Union européenne.
AGRICULTURE DE NON-LABOUR
Mais il est un autre sujet qui rendrait plus problématique encore l’interdiction du glyphosate en France. Pour de bonnes raisons écologiques, bien que le propos puisse sembler paradoxal puisque nous avons affaire à un herbicide.
En France, des céréaliers encore minoritaires ont déjà de longues années d’expérience dans ce que l’on appelle l’« agriculture de conservation ». Ils pratiquent le semis direct, sans labour, évoqué plus haut. Au moment de semer du colza en septembre ou du blé en octobre, ils utilisent un broyeur qui, placé devant le semoir, va contribuer à transformer la verdure présente sur le champ en matière organique. Pour qu’elle soit moins encombrante, elle a souvent été traitée au glyphosate afin de n’en garder que la matière sèche que les vers de terre vont transformer en matière organique fertilisante, et ce sans en mourir, bien au contraire: leur nombre ne cesse d’augmenter grâce au non-labour.
Il est probable que des hommes comme Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Nicolas Hulot et le ministre de l’Agriculture Stéphane Travert ne disposent pas des connaissances agronomiques qui permettent de comprendre cela. Mais il semblerait qu’ils aient compris que la France ne pouvait pas décider seule de l’interdiction de cette molécule. Pour cette raison, la décision prise à Bruxelles d’accorder un sursis de trois ans au glyphosate est plutôt sage, bien qu’il soit permis de penser que les gens qui l’ont prise ne connaissent pas l’intérêt agronomique et écologique du non-labour. Sinon, cette pratique risquait de reculer sensiblement, alors qu’il est urgent de la généraliser dans la mesure où elle permet de stocker du carbone dans les sols et de réduire les apports d’engrais azotés, très émetteurs de gaz à effet de serre.

TRANSFORMER L’AGRICULTURE EUROPÉENNE
Dans l’hypothèse où la France serait seule en Europe à interdire le glyphosate d’ici trois ans, elle ne pourrait pas interdire l’importation de graines issues des pays où cette molécule continuera d’être utilisée. À l’intérieur de l’Union européenne, la concurrence est libre, bien que souvent faussée par le dumping social, environnemental et fiscal, ce que la Commission européenne ne sanctionne jamais. Mais un pays qui interdirait l’importation de produits traités par une molécule interdite sur son sol serait condamné par l’Europe pour ce qui concerne les produits européens, et par le tribunal arbitral de l’OMC s’agissant des exportations des pays tiers.
Si nous voulons réduire les intrants chimiques en Europe, nous devons opter pour les rotations longues en agriculture. Cela veut dire aussi réduire la sole de blé et de maïs pour l’exportation et augmenter celle des protéines végétales pour la nourriture des animaux d’élevage et pour celle des humains: du soja, des pois protéagineux et de la luzerne pour les bêtes ; des pois chiches, des haricots secs et des lentilles pour les humains. Les pays membres de l’Union européenne, France comprise, importent chaque année des pays tiers 35 millions de tonnes de tourteaux de soja OGM et autres produits équivalents. Or le soja pousse bien dans les départements du sud de la France, et même beaucoup plus haut. Quant aux pois protéagineux et à la féverole, ils sont également cultivables dans une majorité de départements: le seul département de l’Eure a cultivé 200 ha de pois chiches en 2017, avec de bons rendements. Ne vaut-il pas mieux, dans le cadre de la réforme à venir de la politique agricole commune, consacrer une part importante du budget à développer ces productions de protéines végétales et réduire parallèlement la sole européenne de blé, d’autant plus qu’il devient de plus en plus difficile à exporter vers les pays tiers ?
Il faudrait que Stéphane Travert, devenu ministre de l’Agriculture en raison de son ralliement hâtif aux marcheurs d’Emmanuel Macron, soit capable de comprendre cela et de l’expliquer à ses pairs en Conseil des ministres européens de l’Agriculture ainsi qu’au commissaire Phil Hogan, l’Irlandais chargé des dossiers agricoles. Il faudrait ensuite que cela devienne un projet partagé, ce qui est loin d’être gagné.