ENERGIE: Au coeur des mutations et des transitions, Alain Beltran et Patrice Carré*

L’électricité en France de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Loin d’être stables dans le temps, les imaginaires autour de l’énergie électrique évoluent au gré des changements économiques et sociaux.

*Alain Beltran est directeur de recherche au CNRS et Patrice Carré est historien. Ils sont coauteurs de La vie électrique. Histoire et imaginaire (XVIIIè-XXIè) chez Belin en 2016.


D’une commodité pour tous à un vecteur indispensable à la sauvegarde de l’avenir, l’énergie électrique n’a cessé de montrer que son destin est intimement lié à nos sociétés. Depuis la période qu’on qualifie de « Trente Glorieuses », qui a vu la France se moderniser rapidement, l’électricité est un facteur de transformation et de mutation qui n’a jamais perdu de son importance. On pourrait même affirmer que sur une période très courte, à l’échelle historique, les images et les discours qui portent sur l’électricité et qui sont portés par elle ont changé très vite. Toujours plastique, cette énergie a épousé les attentes de la société française, qui se sont révélées multiples et quelquefois contradictoires. D’une commodité pour tous à un vecteur indispensable à la sauvegarde de l’avenir, l’énergie électrique n’a cessé de montrer que son destin est intimement lié à nos sociétés.

SYMBOLE DE L’ACCÈS AU CONFORT MODERNE ET PREMIERS DOUTES

Même si cela peut paraître surprenant avec le recul, après la Seconde Guerre mondiale un nombre non négligeable de Français ne disposaient pas de l’électricité, et un nombre encore plus important l’utilisaient parcimonieusement. La construction du réseau fut achevée dans les années 1960. Mais il fallait aller au-delà et changer l’image d’une énergie vue encore par beaucoup de Français comme chère, voire comme un luxe. Aussi les responsables du secteur électrique (essentiellement une société nationalisée en 1946 : Électricité de France [EDF]) développèrent- ils des campagnes de promotion (on disait encore « propagande » ou « réclame ») pour briser les préjugés qui pesaient sur l’électricité. Villes pilotes et fermes pilotes ont ainsi été approchées pour montrer l’étendue des usages de cette énergie. Elle apportait confort, efficacité, modernité, ce que les affiches, les films publicitaires et les messages radio répétaient à l’envi. L’apothéose de cette sensibilisation fut, en 1963, l’opération dite « Compteur bleu », qui avait pour but de convaincre les Français que leur installation pouvait supporter plusieurs appareils électriques (avec un certain flou entre consommation et puissance…).

L’extraordinaire succès de cette campagne symbolise à lui tout seul cette période des années 1960 avec, par exemple, l’achat d’appareils électroménagers qui ont transformé la cuisine, même s’ils n’ont pas encore bouleversé le partage des tâches domestiques. L’électricité devient synonyme d’accès au confort moderne comme la voiture : on la voit comme un droit pour tous, tant elle est indispensable.
Progressivement, la France acquiert un standard électrique digne de son rang. Le rythme de la consommation, et donc de la production (puisque l’électricité ne se stocke pratiquement pas), reste longtemps élevé avec une croissance de 6 à 7 % par an, soit un doublement tous les dix ans. Pour suivre cette cadence, il a fallu doter la France de grands barrages hydroélectriques (Tignes ou la Durance) puis de grandes centrales thermiques au charbon, au fuel et même au gaz naturel. Enfin, la relève est prise par les centrales nucléaires, dont les premières apparaissent sur les bords de la Loire dans les années 1960. Or, avec le premier choc pétrolier de 1973, la France, qui n’avait presque aucune ressource énergétique, choisit les économies et de mettre en oeuvre un vaste programme électronucléaire.
Les deux chocs pétroliers sont en fait un tournant économique, social et technologique. La question de l’énergie vient au premier plan, mais elle entraîne bien des affrontements : pour ou contre le nucléaire, énergies fossiles contre énergies renouvelables, responsabilité de l’homme par rapport à une Terre en danger, progrès ou précaution, etc. Si l’électricité avait longtemps symbolisé l’avancée sociale, le doute s’empare des esprits. Les experts sont-ils objectifs ? La complexité du monde peut-elle être dominée au moyen des nouvelles techniques d’information et de communication ?

En l’espace de deux décennies, la France s’est doté d’un ambitieux parc nucléaire, unique au monde par son importance : près de 75 % de la production électrique nationale en provient.

Dans une France où la croissance n’est plus au rendez-vous – et même est suspecte aux yeux de certains –, l’énergie électrique ne progresse plus au même rythme. La sobriété et les alternatives énergétiques (le solaire, par exemple) semblent proposer un monde différent que l’on souhaite moins inquiétant. Dans cette recomposition, l’image de l’électricité se brouille quelque peu : d’un côté, trop liée au nucléaire, elle est devenue suspecte ; de l’autre, c’est bien de l’électricité que produisent panneaux photovoltaïques et éoliennes. Et ce sont bien des usages nouveaux qui peuvent transformer la société, comme les transports électriques ou encore l’électricité « intelligente » (on dit « smart »). La fin du XXIe siècle propose donc une sorte de redistribution des cartes, où les missions de service public de l’électricité sont réaffirmées et élargies, mais où la question énergétique est devenue cruciale et centrale. Au fond, de nouveaux défis attendent la fée électricité quand s’ouvre le XXIe siècle.

VERS UNE REMISE EN CAUSE DU MODE DE DÉVELOPPEMENT OCCIDENTAL

Les dernières décennies du XXe et les débuts du XXIe siècle s’écrivent sous le signe du pessimisme et de la dépression. Le mode de développement de nos sociétés occidentales est fortement remis en cause. Collectivement, nous avons pris conscience de la finitude de nos ressources. Le risque environnemental n’est plus simplement une menace lointaine. Plus que jamais, l’homme est comptable de ses propres conditions naturelles d’existence. La montée des préoccupations écologiques est un fait indéniable. Certes, le mouvement était déjà amorcé depuis les années 1960, mais les données issues du GIEC ont contribué à une prise de conscience de plus en plus forte des origines humaines du dérèglement climatique.

Or cette prise de conscience s’est aussi accompagnée d’un regard de plus en plus critique sur le nucléaire. En France, en 2014 le nucléaire représentait 77 % de la production totale d’électricité, contre 12,6 % pour l’hydraulique, 5 % pour les centrales thermiques, 3,1 % pour l’éolien et 1,1 % pour le photovoltaïque. La France est donc le pays où la part d’électricité d’origine nucléaire est la plus importante au monde. Depuis les années 1980, l’opinion publique a profondément fluctué. On le sait, la décision d’équiper le pays fut prise en 1973, lors du premier choc pétrolier, sans véritable consultation démocratique. La centralisation très marquée du processus de décision et la tutelle exercée par une élite politique et technocratique ont abouti à ce que la politique énergétique ne soit pas réellement perçue comme un enjeu. Le nucléaire semblait alors faire partie d’un consensus entre les grands partis, de gauche comme de droite. De ce fait, la politique énergétique paraissait, contrairement à ce qui se passait en Allemagne, occuper une place relativement mineure en termes d’opinion publique. Or, si pendant près de deux décennies la question ne fut que fort peu évoquée, les catastrophes de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011) ont profondément transformé les opinions. L’étude de leurs fluctuations est particulièrement édifiante, on y voit comment d’une opinion relativement indifférente on est peu à peu passé à une opinion beaucoup plus méfiante (déchets, coût, etc.). Ce que montrent bien plusieurs recherches, c’est que le poids colossal du nucléaire en France et le long consensus pro-nucléaire qui a régné dans la classe politique française ne peuvent en aucun cas s’expliquer par une opinion publique massivement pro-nucléaire.

UNE NOUVELLE INVENTION DU QUOTIDIEN

Depuis le début des années 2000, la consommation d’électricité s’est ralentie en France. Outre les effets du réchauffement climatique, cette diminution s’explique également par de nouveaux modes de consommation et une relation inédite aux questions liées à l’énergie. Ainsi, la mise en oeuvre de politiques visant au développement des énergies renouvelables – et plus largement ambitionnant à amorcer une transition énergétique durable – s’est imposée. Le changement climatique et les risques de dégradation de notre environnement ont, en quelques années, fait de la transition énergétique un thème central du débat politique. Thématique d’actualité, elle concerne et mobilise aussi bien la société civile que les acteurs politiques et économiques. Elle révèle des fractures profondes. Un modèle énergétique, aux contours encore flous, émerge. La libéralisation des marchés, l’ouverture à la concurrence des industries électriques, des travaux de recherche et développement dans le champ du stockage et de la conversion des énergies renouvelables ainsi que la mise en place de tarifs préférentiels de rachat de l’électricité favorisent l’émergence de nouveaux acteurs sur les territoires. C’est un changement de paradigme qui conduit à une nouvelle géographie de l’énergie, dans laquelle les collectivités territoriales et des opérateurs émergents deviennent les acteurs clés de la territorialisation des énergies. La survenue de ce modèle illustre assez bien les contradictions de longue durée qui traversent notre pays : d’un côté, une forte tradition étatique/colbertiste et centralisatrice/ jacobine – celle que représente l’électricité issue de centrales nucléaires ; de l’autre, un mouvement amorcé dès les années 1980 – sous le double effet de la construction européenne et de la mondialisation – d’un processus de libéralisation des marchés et de décentralisation souple qu’illustrent les énergies renouvelables.
À l’évidence, la question qui se pose va bien au-delà de choix techniques. C’est, dans une perspective de crise écologique beaucoup plus globale, une question de choix de société. Il ne s’agit plus seulement de changements de comportements à la marge mais bel et bien d’imaginer une production et une consommation d’électricité nouvelles. Il importe donc d’associer la transition énergétique à d’importants changements dans le fonctionnement de l’économie, les modes de vie et les équilibres sociaux. Ces questions suscitent un véritable débat qui reflète un relatif consensus sur la nécessité de faire évoluer le système énergétique vers plus d’efficacité, tout comme il suppose l’intégration d’une part plus importante d’énergies renouvelables dans le mix énergétique national.

Le compteur « intelligent » Linky cristallise de nombreuses inquiétudes.


Dans ce contexte, les smart grids (1) contribuent à une nouvelle représentation de l’électricité. Ils permettent, d’une part, de rendre plus intelligents les réseaux existants et, d’autre part, de créer des mini-réseaux autonomes dans lesquels il sera possible d’associer différentes ressources d’énergie. Pensons à la biomasse, au vent, au solaire, à l’hydraulique… Le développement de nouveaux modes de production devrait s’affirmer, comme la cogénération qui autorise la production combinée de chaleur et d’électricité. Ces réseaux permettront l’éclosion de nouveaux modes d’habitat ou de transport, comme la voiture électrique. C’est un nouveau paysage urbain qui s’esquisse. Réseau général et réseaux décentralisés dialogueront. Ces réseaux « intelligents », numériques, intégreront des technologies d’automatisation, de mesure, de contrôle, etc., afin d’agir sur l’offre et la demande, de la production jusqu’à l’interrupteur chez le consommateur. En intégrant davantage les énergies renouvelables, car ces énergies intermittentes seront mieux gérées, ces réseaux vont accélérer le changement du mix énergétique. Or ces mutations en cours rencontrent quelques résistances. Il en est ainsi du compteur « intelligent » (Linky) (2), que l’on accuse de faciliter une véritable intrusion dans la vie privée : transfert des données détaillées sur la consommation d’énergie, identification des heures de lever et de coucher, des heures ou périodes d’absence, ou encore, sous certaines conditions, le volume d’eau chaude consommé par jour, le nombre de personnes présentes dans le logement, etc. On lui reproche aussi – et on avait avec la téléphonie mobile ce même type de craintes – ses rayonnements électromagnétiques.
Comme au tournant du XIXe au XXe siècle, c’est un nouvel imaginaire qui se dessine. C’est bien d’une nouvelle invention du quotidien qu’il s’agit. Les consommateurs d’électricité deviennent des consomm’acteurs : ils souhaitent jouer un rôle dans les nouveaux équilibres énergétiques. Harmoniser les initiatives individuelles et les grands équilibres du réseau, les exigences environnementales et les nécessités économiques, tels sont les défis de demain. Cette histoire qui se fait sous nos yeux est certes porteuse d’espoirs, mais également de craintes et d’incertitudes, ancrées dans le temps long d’une histoire des sensibilités.

(1) Réseau de distribution d’électricité dit « intelligent » car utilisant des technologies informatiques pour optimiser l’efficacité de la production, de la distribution et de la consommation, et éventuellement du stockage de l’énergie.
(2) Sur le compteur Linky, voir Valérie Goncalves, « Linky, mythes et réalités sur un compteur électrique », in Progressistes, no 13.

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