Le 21 avril 2017, à l’École normale supérieure, les insignes de chevalier de la Légion d’honneur ont été remis à Geoffrey Bodenhausen par Jean-Pierre Kahane, cofondateur de notre revue. À cette occasion, le professeur Bodenhausen, spécialiste de la résonance magnétique nucléaire, directeur de l’équipe Structure et dynamique des biomolécules – et également membre du comité de rédaction de Progressistes –, a prononcé une allocution que nous avons la joie et l’honneur de publier pour sa chaleur humaine ainsi que pour l’intérêt de sa réflexion critique.
Chers amis,
Inutile de vous le cacher : c’est pour moi un moment de grande émotion. C’est votre présence à tous, ma famille et mes amis de musique, d’opéra, de peinture, de cinéma, de photographie… Vous êtes venus de d’Amsterdam, de La Haye, de Lausanne, de Zurich, de Genève, de Munich, de Novosibirsk, de Wissembourg, de Bordeaux, d’Orléans, d’Omerville et même de Gourgoubès.
Vous êtes ici réunis, dans ce lieu emblématique de la rue d’Ulm, pour une célébration républicaine et citoyenne par excellence, une cérémonie si profondément ancrée dans la culture de cette nation qui m’a généreusement accueilli et à laquelle je me suis si fermement attaché, après mes errances aux Pays-Bas, en Suisse, en Angleterre et aux États-Unis.
C’est en France que j’ai fini par comprendre que je ne pouvais être comblé ni par le calvinisme athée des Pays-Bas, ni par le pragmatisme helvétique, ni par l’optimisme débridé des Américains, ni par l’excentricité un peu forcée des intellectuels d’Oxford où j’ai soutenu ma thèse. J’ai trouvé ici les valeurs sûres de Condorcet, de Montesquieu et de tant d’autres.
Vous comprendrez donc que je sois particulièrement sensible à la remise des lauriers de Marianne, et ce, comble d’honneur, des mains d’un scientifique de la qualité de Jean-Pierre Kahane. Je pourrais me simplifier la tâche en saluant en lui un grand mathématicien. Hélas, la fragmentation des sciences modernes, l’atomisation des disciplines et leur spécialisation incontournable font que les travaux de Jean-Pierre ne me sont pas vraiment accessibles. Mais je puis saluer en lui une qualité que je respecte au-dessus de tout : l’engagement. Engagement pour la défense du monde universitaire – Jean-Pierre Kahane a accepté de présider l’université d’Orsay de 1975 à 1978 –, engagement politique surtout, qu’il a assuré depuis l’âge de vingt ans en parallèle avec une carrière scientifique. Un jour, autour d’un verre, Jean-Pierre m’a fait un exposé magistral sur le sens de la démocratie chez les Grecs de l’époque de la guerre du Péloponnèse (vers la fin du Ve siècle avant notre ère), telle que Thucydide nous l’a rapportée. On n’y parlait pas de primaires ni d’un premier tour des élections mais du débat, tant aimé à l’agora des Athéniens et tant redouté du roi des Spartiates.
Contrairement à la musique, la peinture, la photographie, le cinéma ou l’architecture, nous devons constater, à regret, que la chimie physique, même la plus élégante, même la plus séduisante, est par essence réservée à une poignée d’initiés. Si elle peut paraître opaque, elle peut néanmoins atteindre le plus commun des mortels par ses applications. C’est ainsi que la résonance nucléaire a débouché sur des fleurons reconnus d’utilité publique, tels que le criblage de futurs médicaments et le diagnostic par l’IRM.
Mon gendre m’a demandé un jour de but en blanc : « Pourquoi cette distinction de la Légion d’honneur ? » Cette question, par ailleurs typique d’un gendre, m’a quelque peu désarçonné. Il est vrai que notre laboratoire jouit d’une certaine réputation en matière de résonance magnétique. Notre réputation doit beaucoup à celle des laboratoires d’Oxford, de San Diego, du MIT, de l’École polytechnique fédérale de Zurich, de l’université de Lausanne, du Magnet Laboratory de Tallahassee et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, tous ces laboratoires par lesquels je suis passé, parfois en y laissant quelques traces. Cependant, c’est à l’École normale supérieure que se sont cristallisées toutes ces énergies matérielles et spirituelles : par synergie, comme on dit de nos jours, vocable barbare qui exprime si mal tant de trésors de sociabilité et de générosité mutuelles.
Pour ma part, je ne suis ni un vrai théoricien de la mécanique quantique, ni un expert des simulations numériques, ni un spécialiste de la modélisation moléculaire, ni même un expérimentateur, la dernière « manip’ » que j’ai faite datant de 1984. Comment justifier alors ma présence ici ? J’enseigne, bien entendu, toujours avec plaisir. C’est ainsi que j’ai pu encadrer plus de 40 thésards et 60 post-docs. Je fais aussi de l’animation en invitant des conférenciers, des collègues avec qui nous partageons des passions scientifiques. Mais je suis avant tout un correcteur public, comme on en trouve sur les marchés des pays en voie de développement. Je reçois tous les jours des brouillons de thèses, d’articles et d’affiches pour des congrès. Le plus souvent, je me contente de les retoucher, car j’éprouve très rarement le désir de les refondre. Autant dire que c’est aux collaborateurs passés et présents de notre laboratoire que revient l’honneur qui m’est fait aujourd’hui.
Je vous ferai un aveu : la logorrhée des publications ne m’intéresse plus beaucoup. Par contre, ce qui me fascinera toujours, c’est de voir le développement intellectuel des jeunes. John Waugh, éminent collègue du MIT, m’a dit une fois qu’il était toujours étonné « que les jeunes puissent comprendre si rapidement ce qu’il lui avait fallu des années à comprendre ». J’observe avec beaucoup d’intérêt l’essor des carrières des jeunes issus de notre laboratoire tout en reconnaissant que je ne suis pas responsable de leurs succès.
Autant dire que je suis témoin de la pénurie des emplois scientifiques. Un membre proche de ma famille en a souffert jusqu’à très récemment. C’est un véritable scandale que des jeunes bien formés qui veulent s’engager corps et âme dans une carrière scientifique se trouvent brutalement éjectés de ce milieu faute d’emplois stables. C’est un aspect de l’exploitation de l’homme par l’homme, qui sévit même dans ce milieu apparemment privilégié qui est le nôtre.
Je crains que le monde politique ne soit largement déconnecté de celui de la recherche. Hélas, trop peu nombreux sont les chercheurs chevronnés qui, à l’instar de Condorcet ou de Langevin, sacrifient une partie de leurs talents pour se consacrer à une politique scientifique digne de ce nom. De nos jours, ceux qui s’y intéressent n’y voient trop souvent que les prémices de l’innovation industrielle, et ne cessent d’encourager les chercheurs à « se rendre utiles ». Comme s’il existait des chercheurs qui souhaiteraient être inutiles ! Cet utilitarisme outrancier et cette vision à court terme s’expriment en particulier dans l’allocation des budgets de la recherche. De plus en plus, ceux-ci sont distribués non pas selon des principes de fécondation mutuelle mais sur des offres ponctuelles, déconnectées de la pratique scientifique. Comme si l’on pouvait pratiquer une recherche hors sol, à coups d’ANR ou de labex, sans féconder la couche d’humus préparée par la chorale de talents discrets.
La science moderne est aussi un business, car elle absorbe 2 à 3 % du PIB des pays industrialisés. Cela suscite l’intérêt de nombre de parasites. Les plus pernicieux sont probablement les maisons d’édition, telles que Springer, Wiley, la très commerciale American Chemical Society, la très digne Royal Society of Chemistry, et surtout l’insatiable maison Elsevier. Elles captent les résultats de la recherche publique financée par les contribuables, les font expertiser gratuitement par des chercheurs également du secteur public, puis vendent aux bibliothèques publiques, à prix d’or, des « abonnements » qui ne sont en fait que des droits d’accès à des sites privatisés et sécurisés. Que leurs profits scandaleux, qui ne font qu’augmenter d’année en année, ne suscitent pas l’indignation, voire le refus catégorique de nos tutelles, est une belle illustration de la collusion honteuse qui permet d’enrichir le secteur privé en dévalisant le secteur public.
Cependant, ces travers du monde de la recherche ne sont pas les pires. Les dérives qui nous menacent aujourd’hui se nourrissent de l’ignorance et de l’obscurantisme, qui ouvrent la voie au populisme. Songeons au déni du réchauffement global, au déni des inégalités croissantes, au déni du darwinisme. Jean-Pierre Kahane l’a bien reconnu : le seul rempart contre ces dérives est l’enseignement. À tous les niveaux, et pas seulement au niveau de cette École, qu’elle soit normale, supérieure ou les deux. Le défi de l’enseignement commence avant l’école primaire ! Ma fille qui est institutrice est sans doute mieux placée que moi pour mener ce combat. Je ne voudrais pas omettre de vous parler de ce qui est pour moi l’essentiel : l’équipe qui mène nos recherches, pas moins de 19 jeunes et moins jeunes qui forment une équipe très soudée, et qui pour certains travaillent à l’ENS depuis près de vingt années. En effet, notre laboratoire a été crée en 1997, mais il a été entièrement reconstruit ces trois dernières années, grâce aux apports généreux de l’ENS, de l’équipex, des crédits que l’ERC, européen, a attribués à Fabien Ferrage et à moi-même, du groupement d’intérêt scientifique Ibisa, ainsi que des apports sous forme de prêts de matériels par la société Bruker en France, en Suisse et aux États-Unis.
Finalement, je voudrais mentionner le CNRS, qui nous a soutenus généreusement par le truchement des salaires de nos permanents. Pauvres pays qui, tels la Suisse ou les États-Unis, ne bénéficient pas d’un équivalent du CNRS !