Par le passé, de grands aménagements ont été faits, dont personne ne remet en cause l’utilité. Mais depuis quelques années, dès qu’un projet d’envergure surgit, une polémique s’engage: s’agit-il un GPII, d’un grand projet inutile et imposé ?
*Jean-Claude CHEINET, ancien maire adjoint de Martigues et ancien président du Cyprès, est géographe.
Il semble admis de refuser les grands projets inutiles et imposés. Les qualificatifs renvoient et à un processus de décision (« imposés ») et à la taille ou à l’impact desdits projets (« grands »). Pour partir du plus simple à cerner : « grands » renvoie également à une importance pour l’ensemble du territoire concerné, et donc à des problématiques d’aménagement du territoire.
L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE A UNE HISTOIRE
Sous des vocables divers, l’aménagement du territoire est chose ancienne : routes royales de Louis XIV, canaux et routes impériales du début du XIXe siècle, décision d’État pour les lignes des grands axes en étoile des chemins de fer, plan Freycinet de jonction par voie ferrée de toutes les sous-préfectures avec Paris. Les buts sont politiques et ne varient pas à travers les époques : la construction de l’unité nationale d’un territoire dirigé depuis Paris par les élites du moment, et à leur profit.
Au milieu du XXe siècle, l’expression « aménagement du territoire » apparaît, et enrichit le but ancien en renversant les priorités : l’unité du territoire à aménager doit être fondée sur l’égalité des droits de tous les citoyens à accéder à certains services sur tout ce territoire : l’école publique dans chaque village, la poste, l’énergie électrique… Cet aménagement du territoire promeut le service public : aménager n’est donc pas politiquement neutre.
LES CONTRADICTIONS DU LAISSER-FAIRE LIBÉRAL
Pourtant, des grands travaux ont été et peuvent être parfaitement acceptés lorsqu’ils s’in scrivent dans une perspective de progrès visible, et l’État, porteur alors de l’intérêt général, est reconnu comme légitime à organiser leur réalisation. Les outils de planification et de protection (Conseil supérieur de protection de la nature, zones protégées, parcs, « compensations », etc.) ont prouvé que les aménagements peuvent intégrer le respect de l’environnement.
Un refus de tous les projets d’aménagement d’ampleur et d’impact très dissemblables confinerait à un refus de tout développement, voire à une mise en oeuvre de la « décroissance », sans tenir compte des besoins sociaux à satisfaire et sans mettre en avant les questions d’égalité entre citoyens et entre territoires ni la façon dont les classes sociales en profitent ou en pâtissent.
Mais de fait, l’État n’assumant plus son rôle traditionnel, c’est un champ ouvert pour des projets d’aménagements locaux au gré des groupes sociaux dominant un territoire et le modelant au mieux de leurs intérêts particuliers, comme l’illustrent entre autres le barrage de Sivens, défendu par les agriculteurs du Sud-Ouest. Avec l’effacement de l’État aménageur, les équilibres territoriaux se dégradent, et le débat revient par le biais des incidences environnementales de tel ou tel projet. Si le refus actuel des GPII est global et confusionniste, il s’appuie cependant sur la méfiance massive à l’égard des projets financiers aggravant la crise des territoires ; ces refus sont aussi globalement porteurs (quand bien même ce n’est pas le cas de tous les acteurs, zadistes, etc.) d’une aspiration à plus de démocratie, notamment locale. Mais ils restent localisés.
Leur exploitation politico-médiatique agit en révélateur. Il est mis en avant, du côté des médias comme du côté des opposants au projet, un équipement isolé (Fessenheim, Roybon, NDDL…) et ses conséquences sans en énoncer le contexte: il n’y a pas de réflexion solide sur son utilité sociale. Les arguments des opposants sont les seuls à être mis en avant, tant pis si d’un endroit à l’autre le même courant d’« antis » a des positions contradictoires.
Cela contribue à la déconstruction en profondeur de l’idée d’un État aménageur dans le sens de l’intérêt général. C’est un jalon pour qu’un État croupion, réduit à ses fonctions régaliennes, laisse agir sans « entraves administratives » les groupes financiers du « marché ».

DES CONTRADICTIONS QUI APPELLENT LA DÉMOCRATIE
Dans ces débats polémiques, il y a bien contradiction entre les aspirations à plus de démocratie et la déconstruction libérale de l’État.
Le retrait de l’État ultralibéral nous oblige à un effort d’analyse critique : Y a-t-il une complémentarité entre les infrastructures (autoroutes, tram, train, TGV, aéroport…) ? Les contraintes environnementales sont-elles respectées, et les éventuelles compensations ou restaurations sont-elles prévues ? A-t-on affaire à des opérations purement immobilières ou des logements sociaux seront-ils construits ? Est-ce un partenariat public-privé avec des groupes géants du BTP ou est-il prévu un développement des services publics? Y a-t-il antinomie entre irrigation – pour quelle agriculture ? – et zones naturelles ?
Or la complexité de l’insertion locale d’un aménagement demande des politiques publiques coordonnées aux différents niveaux administratifs. Mais, en rabougrissant son action d’aménagement, l’État s’interdit de mettre en place une telle autorité et encourage les opérateurs privés à définir des offres de services (des avions low cost aux cars Macron ou des « services » payants dans le domaine de l’éducation) dans une logique où l’égalité des territoires et des citoyens a disparu.
La vérité des coûts reste à établir aussi. On retiendra, à titre d’exemple, que les charges du chemin de fer sont maximisées et celles qui devraient incomber au transport routier et à l’avion sont exagérément minorées, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les émissions de CO2, et surtout lorsqu’il s’agit de la prise en charge des infrastructures par la collectivité.
La question du retour de l’État dans ce rôle d’aménageur est primordiale. Car ce sont les usages et les besoins qui doivent être à la base de la structuration des projets en s’adaptant aux particularités des territoires. Et qui mieux que les citoyens peut en affiner les modalités (transports collectifs pour les mouvements pendulaires, par exemple) ? Cela doit placer la démocratie au centre de la démarche pour qu’ensuite l’État réalise.
DES INITIATIVES POLITIQUES AVANT PROJETS ET REFUS
Nous sommes au coeur du domaine politique. Alimenter le débat suppose d’avancer des propositions fortes ; si elles tardent ou sont inaudibles, les médias comblent le vide avec du sensationnel. Le débat doit porter sur la cohérence d’une démarche de développement durable et solidaire à tous ces niveaux. Car la difficulté est de donner plus de clairvoyance dans le débat à ces mouvements de méfiance ou de refus pour les amener à discerner d’euxmêmes ce qui sera utile à la société de ce qui est prétexte à profits pour quelques-uns et à mise en concurrence du plus grand nombre.
Ainsi les critères d’utilité sociale et de contribution à la réponse aux besoins comme à l’égalité des citoyens sur le territoire – c’est-à-dire à l’égalité territoriale et à l’équilibre entre régions –, le respect des équilibres environnementaux, le degré de maîtrise publique et de coopérations territoriales, la qualité du débat démocratique préalable doivent être pris en compte, de même que les classes sociales bénéficiaires du projet et la nature de ceux qui le mettent en oeuvre. Le plus beau des projets peut être détourné au cours de sa réalisation : à chaque niveau, vigilance citoyenne donc. Comment séparer le bon grain de l’ivraie? Comment faire accepter ce qui peut être utile et infléchir les projets élaborés par telle ou telle institution? Inutile dans la période de compter sur l’appareil d’État. Le seul recours est dans la « clairvoyance des masses », acquise dans les revendications et les luttes qui anticipent les projets et leur imposent un contenu acceptable en fonction d’un rapport des forces sur lequel, ainsi, nous pesons.
LA DÉMOCRATIE N’EST PAS UN CHEMIN DE ROSES
Prendre ainsi les devants et nous lancer dans cette confrontation au concret peut alors déboucher sur des propositions alternatives, des actions de luttes, voire des votations citoyennes pour lesquelles, en nous en faisant les porteurs, nous donnons corps à notre démarche démocratique.
Mais les choix locaux ne sont pas forcément ceux qui prévaudront au niveau régional ou national. Les échelles territoriales s’enchevêtrent. Ces différents niveaux emboîtés doivent être hiérarchisés ; la prévalence du niveau supérieur peut sembler logique, car concernant un plus grand nombre et se rapprochant de l’intérêt général. Mais en cas de choix supranationaux ? Dans ce défi démocratique, tout retard se paie par une mise hors-jeu. Il est nécessaire de ne pas hésiter à nous lancer dans ces débats, voire à les lancer nous-mêmes sans attendre. C’est sans doute la leçon à tirer de l’épisode Notre-Dame-des-Landes.