La science économique est-elle expérimentale?, Alain Tournebise*

Retour sur le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg

L’ouvrage “le Négationnisme économique” vise, selon ses auteurs, à démontrer que l’économie est devenue une science expérimentale au même titre que la physique, la biologie ou la médecine. Ainsi, des « vérités » ont été établies, tranchant définitivement certains grands débats économiques. Toute tentative de discussion et de mise en question de ces « vérités » ne relèverait donc que du négationnisme.

*ALAIN TOURNEBISE est ingénieur.


CROYANCE ET IDÉOLOGIE

Le livre s’ouvre sur une dénonciation des « faux savants ». Parmi eux, les auteurs dénoncent pêle-mêle Sartre, Aragon, Bourdieu, Axel Kahn, Claude Allègre, les Économistes atterrés et bien d’autres qu’ils assimilent au tristement célèbre Lyssenko. Leur crime? Être « inféodés » à des croyances et à des idéologies.
Cahuc et Zylberberg, eux, ne sont inféodés à aucune idéologie, cela va de soi. Pour s’en persuader, il suffit de citer le choix des thèmes abordés dans leur livre et dénoncés comme des « remèdes miracles » : l’augmentation des dépenses publiques, l’arrêt de l’immigration, la semaine de 32 heures, la réindustrialisation des territoires, ou encore la taxation des transactions financières. « Dieu ne joue pas aux dés. »
Cette phrase célèbre par laquelle Einstein refusait la théorie quantique montre à quel point même les plus grands scientifiques ne peuvent s’extraire de leurs croyances, de leurs opinions ou de leur culture. La question de l’objectivité, de l’a priori, a fait l’objet de nombreux débats parmi les philosophes des sciences depuis des siècles. Et un large consensus s’est établi pour admettre que la science économique « reçoit, plus que toute autre, l’impact des idéologies » (1). Il ne reste guère que Cahuc et Zylberberg pour prétendre le contraire.

UNE MÉTHODE SCIENTIFIQUE?

Mais l’essentiel est ailleurs. Les méthodes expérimentales développées en économie depuis quelques décennies sont-elles rigoureuses ? Suffisent-elles à donner à la science économique le statut de science expérimentale ? Apportent-elles des réponses définitives aux problèmes qu’elles sont supposées traiter ? Voilà les questions soulevées par les allégations de Cahuc et Zylberberg.

D’abord, quelles sont ces méthodes? Elles sont de deux natures principales: les méthodes de laboratoire et les méthodes de terrain.
Les méthodes de laboratoire s’appuient sur la théorie des jeux. Elles consistent à réunir dans un espace clos des sujets (le plus souvent des étudiants que l’on rémunère à cet effet) à qui l’on demande de prendre des décisions ou de faire des choix dans une situation donnée. On vise ainsi à simuler le fonctionnement d’un marché ou les réactions d’une population et à corroborer par la pratique les hypothèses théoriques résultant de la théorie des jeux.
Les méthodes de terrain consistent à constituer deux échantillons de population, à l’un on appliquera les dispositions que l’on se propose de tester (le groupe « traité »), à l’autre on ne les appliquera pas (le groupe « témoin »). L’impact des mesures appliquées est mesuré en analysant les changements apparus entre les deux groupes après l’expérimentation. Cahuc et Zylberberg s’appuient également sur des études, parfois qualifiées d’« expérimentations naturelles », qui consistent à comparer non pas deux échantillons constitués à cet effet mais deux populations existantes présentant des caractéristiques différentes. Ainsi, ils citent une étude comparant la réduction du temps de travail en Alsace et dans les départements voisins (voir en fin d’article). Dans ce cas, le terme d’« expérimentation » relève de l’abus de langage, car il ne s’agit que d’observations.

LE PROBLÈME DE L’INTERPRÉTATION

Ces méthodes expérimentales soulèvent trois types de problèmes.
Le premier concerne les conditions d’expérimentation. Pour être valides, les méthodes d’échantillonnage doivent notamment être aléatoires, condition que s’efforcent de respecter les spécialistes de ces outils (2) mais qui est loin d’être le cas dans les « expérimentations naturelles » sur lesquelles s’appuient Cahuc et Zylberberg.
Le deuxième réside dans l’appréciation correcte des résultats obtenus. Les auteurs d’études fondées sur des expérimentations naturelles restent eux-mêmes extrêmement prudents dans l’énoncé de leurs conclusions, fortement contraintes par les incertitudes statistiques. Cahuc et Zylberberg, eux, ne s’embarrassent pas de telles précautions déontologiques.
Le troisième touche à la légitimité à généraliser les résultats obtenus, c’est le problème de l’induction bien connu des épistémologistes depuis des siècles. Les résultats obtenus à partir d’une expérience réalisée dans des conditions historiques et locales limitées peuvent-ils être généralisés à une population plus large ou à une autre époque? Si oui, à quelles conditions ?

Malgré une multitude de données, les théories du marché ne permettent ni d’expliquer ni de prévoir les anomalies que sont les crises boursières, financières ou monétaires, ou encore le chômage de masse.

Cahuc et Zylberberg ne se soucient guère de ces difficultés, pressés qu’ils sont de tirer les conclusions qui servent leur croisade idéologique. En fait, malgré leurs affirmations péremptoires, la science économique est encore très loin d’être une science expérimentale. Si certaines études reposent sur une méthodologie d’expérimentation, elles restent très minoritaires dans la pratique des économistes. Tout au plus constituent-elles des outils applicables avec précaution à des questions bien cernées, telles que l’évaluation de politiques publiques locales ou la simulation de comportements dans des situations bien identifiées.
Mais elles sont très loin de constituer un outil adapté pour résoudre les grands problèmes de la science économique ou, surtout, pour valider les principaux axiomes de la théorie néoclassique: anticipations rationnelles, efficience des marchés concurrentiels, etc. Aujourd’hui, au contraire, tous les phénomènes économiques que nous observons – crises financières et monétaires, chômage de masse – montrent que les marchés concurrentiels ne sont pas efficients.

NAÏVETÉ, SCIENTISME OU MANIPULATION?

Dans un éclair de lucidité, les auteurs se demandent si leur attitude ne pourrait pas sembler rigide, arrogante, voire « scientiste ».
En fait, ils essaient de donner de la science une vision primaire. Dans son livre “Qu’est-ce que la science? ” (auquel eux-mêmes se réfèrent), Alan F. Chalmers expose les assertions qui caractérisent cette vision simpliste : « Les théories scientifiques sont tirées de façon rigoureuse des faits délivrés par l’observation et l’expérience. Il n’y a pas de place dans la science pour les opinions personnelles, goûts et spéculations de l’imagination. La science est objective. On peut se fier au savoir scientifique parce que c’est un savoir objectivement prouvé. » Or c’est exactement cette vision que développent Cahuc et Zylberberg tout au long de leur pensum, et c’est ce que Chalmers nomme « inductivisme naïf ». Son appréciation est sans appel: « Ce point de vue sur la science, ainsi que l’image qui correspond, sont tout à fait trompeurs et peuvent même conduire à des conclusions dangereusement erronées. »
Mais Cahuc et Zylberberg ne sont ni naïfs ni scientistes.
Les scientistes font une confiance dogmatique à la science. Mais cette confiance repose sur un fond d’honnêteté. Les scientistes n’instrumentalisent pas la science, ils la vénèrent. Nos auteurs instrumentalisent, dévoient, pervertissent.
Leur démarche est un combat pour préserver l’hégémonie de l’idéologie dominante sur les sciences économiques.
Comme Gérard Debreu en son temps, ils veulent se vanter d’avoir « démontré mathématiquement la supériorité du libéralisme » (3).

UN PARADIGME EN CRISE

Les travaux de Thomas Kuhn éclairent bien la vraie nature de cette démarche.
Cet historien et philosophe des sciences a introduit dès 1962 (4) le concept de paradigme, qu’il définit comme « un modèle ou un schéma accepté ». L’économie néoclassique en est un. Les scientifiques qui se situent à l’intérieur d’un paradigme pratiquent ce que Kuhn appelle « la science normale», qui vise non pas à mettre en évidence des phénomènes nouveaux mais à «étendre la connaissance des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateurs».
Pour Kuhn, l’apparition de nouvelles théories résulte de l’entrée en crise d’un paradigme, crises qui se caractérisent par des anomalies que l’activité scientifique normale échoue durablement à résoudre. Une caractéristique des périodes de crise est la complexification des hypothèses. C’est le cas, en astronomie, de la fin du paradigme géocentrique (dont la version la plus aboutie était le système de Ptolémée) et de son remplacement par l’astronomie copernicienne, le paradigme héliocentrique. La crise s’est révélée par l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’astronomie d’expliquer le mouvement de rétrogradation des planètes dans une logique géocentrique (5). C’est l’adoption du paradigme héliocentrique de Copernic a permis de l’expliquer.

Représentation du système solaire selon les théories (erronées) de Ptolémée.

On ne peut s’empêcher de rapprocher cet épisode historique de la situation de la théorie économique néoclassique aujourd’hui dominante. Le paradigme de l’efficience du marché concurrentiel ne permet ni d’expliquer ni de prévoir les anomalies que sont les crises boursières, financières ou monétaires, ou encore le chômage de masse. Il ne permet pas non plus de traiter de manière satisfaisante des pans entiers de l’économie qui échappent au marché: monopoles, externalités, biens publics… Cela a conduit les économistes à multiplier les micro-théories de plus en plus complexes.
Depuis la publication de la Théorie de la valeur, de Gérard Debreu, il s’est publié infiniment plus de travaux portant sur les défauts du marché que sur le marché lui-même.

L’APPRÉCIATION PAR LES PAIRS

Pour les auteurs, ces anomalies sont négligeables : « […] une autre recette de la stratégie négationniste en sciences consiste à mettre en exergue des anomalies que la science explique pas. » C’est feindre d’ignorer que c’est justement par la mise en évidence de ces anomalies que se sont produites les principales révolutions scientifiques.
Selon leur logique, donc, Copernic, Lavoisier, Maxwell ou encore Einstein auraient été tous des négationnistes ! En outre, souligne Kuhn, dans la science normale, « les scientifiques n’ont pas pour but, normalement, d’inventer de nouvelles théories et ils sont souvent intolérants envers celles qu’inventent les autres ». C’est pourquoi Cahuc et Zylberberg insistent sur l’idée de validation par le consensus scientifique. Selon eux, « en sciences, c’est le consensus de la communauté des chercheurs, lorsqu’il existe, qui constitue la meilleure approximation de la vérité ».
Comment, en effet, mieux défendre le vieux paradigme en crise qu’en mobilisant la communauté de tous ceux qui y adhèrent pour interdire aux tenants de tout paradigme nouveau de publier, voire de conduire des recherches alternatives ? Ils sont même allés jusqu’à interdire à des générations d’étudiants de prendre connaissance de ces théories alternatives, en s’opposant à la création de filières universitaires non orthodoxes.
Malheureusement, la faiblesse scientifique de la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur l’a conduite à céder aux pressions de la communauté orthodoxe, menée par Jean Tirole, et à renoncer à la création d’une filière universitaire « Économie et Société ».

Les chiens de garde du vieux paradigme ont bien gagné leur os.

(1) Gilles Gaston Grangier, « Épistémologie économique », in Encyclopédie économique, Éd. Economica.
(2) Voir Abhijit V. Banerjee et EstherDuflo, « L’approche expérimentale en économie du développement », in Revue d’économie politique, Dalloz.
(3) « La supériorité du libéralisme est mathématiquement démontrée », interview au Figaro Magazine, 10 mars 1984.
(4) Thomas Kuhn, la Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, coll. « Champs », 2008.
(5) Les planètes, tournant autour du Soleil à des vitesses différentes, ont des trajectoires apparentes (c’est-à-dire vues de la Terre) qui présentent des boucles lors desquelles la planète semble repartir en arrière. Si les planètes tournaient simplement autour de la Terre fixe, elles auraient une trajectoire apparente uniforme.


PETITES FICELLES ET GROSSES LACUNES

Les sujets abordés par Cahuc et Zylberberg sont très sélectifs : la finance serait bénéfique, la réduction du temps de travail inefficace, la dépense publique stérile, etc.
Deux exemples, la finance et le temps de travail éclairciront leur disposition d’esprit.
Pour eux, « un marché financier concurrentiel avec des acteurs privés responsables de leurs ressources constitue un moyen efficace d’allouer l’épargne et de favoriser la croissance ». Tout au plus admettent-ils du bout des lèvres que les marchés financiers doivent être supervisés par les régulateurs. Contester l’efficience des marchés relève du négationnisme, puisque le consensus autour de cette affirmation « s’appuie sur plus de 40 années de recherche sur la question ». Seulement voilà, toutes les études qu’ils citent (E1) pour étayer cette affirmation sont antérieures à 2005, donc très antérieures à l’effondrement du système financier lors de la crise de 2008. Ce choix est évidemment risible, c’est comme vouloir étudier le sida à partir de données antérieures à 1980 ! Mais il est également significatif que nos
deux compères ne puissent citer aucune étude scientifique d’après crise visant à analyser les causes de la crise et à remettre en cause si peu que ce soit le dogme de l’efficience des marchés. Il y a des domaines dans lesquels la science économique orthodoxe n’est guère curieuse…

Autre thème de prédilection, la réduction du temps de travail. Pour démontrer que les 35 heures n’ont pas créé pas d’emploi, car tel est leur objectif, ils s’appuient sur une étude visant à comparer la réduction du temps de travail en Alsace et dans le reste de la France. En effet, la réduction de la durée hebdomadaire a été de 20 min plus faible en Alsace que dans le reste de la France du fait de l’intégration de deux jours de congé propres à cette région. Leur conclusion se veut sans appel : « Les politiques bien ciblées de baisse du coût du travail créent des emplois alors que la réduction du temps de travail n’en crée pas. » Circulez, il n’y a rien à voir. En revanche, il y a beaucoup à dire. À commencer par le fait qu’il ne s’agit aucunement d’une expérimentation mais de l’observation d’une situation existante ; ensuite, que l’étude est entachée de nombreuses erreurs méthodologiques (E2) ; enfin, que les auteurs eux-mêmes sont beaucoup plus prudents : leur conclusion est qu’ils ne peuvent rien conclure : « We cannot conclude with certainty that the aggregate impact of the 35-hour reform was close to zero » (E3). Enfin, même s’ils avaient pu conclure, la seule conclusion qu’ils auraient pu tirer aurait été que la réduction de la durée du travail ne crée pas nécessairement de l’emploi et non pas la généralisation abusive à laquelle ils se livrent au mépris du raisonnement scientifique le plus élémentaire.

Rappelons-le à Cahuc et Zylberberg : c’est justement par des manipulations de cet ordre que Lyssenko a pu tromper la communauté scientifique pendant trente ans !

(E1) «Finance and growth: theory and evidence» Ross Levine in Handbook of Economic Growth 2005.
(E2) Voir : http://olivier.godechot.free.fr/hopfichiers/fichierspub/Commentaire_JOLE_2009_2016_10_09.pdf
(E3) « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in-Differences Estimation Strategy of the Employment
Effects of the 35-Hour Workweek Regulation in France », in The University of Chicago Press (consultable en ligne : http://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/605426).


Une réflexion sur “La science économique est-elle expérimentale?, Alain Tournebise*

  1. D’abord un témoignage: Dans le groupe Alcatel (devenu ensuite Alcatel-Lucent en 2006 et finalement absorbé par le Groupe Nokia en 2016), l’accord sur les 35H n’a effectivement pas créé d’emplois mais seulement arrêté, à cette époque et pour un temps, les suppressions d’emplois. Restés à leur horaire hebdomadaire de 38H50, les salariés n’ont obtenu en compensation que 15 jours de RTT par an au lieu des 22 nécessaires pour avoir un temps de travail annuel correspondant aux 35 H. Cela s’est aussi accompagné du blocage des salaires et de l’accroissement des charges de travail pour les forfaits-jours qui aujourd’hui sont plutôt à une moyenne de 45 H hebdomadaires (perdant au passage des journées de RTT et accumulant des jours de Congés Payés dans Le Compte Epargne Temps de l’entreprise).

    Ensuite il n’y a pas qu’en économie que certaines pistes de recherche et d’étude sont empêchées par la théorie hégémonique. Il en est ainsi en Physique avec la domination sans partage de la Théorie des Cordes, avec des répartitions de budget très déséquilibrées sans parler même des difficultés à faire publier des articles dans les revues qui comptent (voir l’ouvrage déjà ancien de Lee Smolink qui travaille sur la gravité quantique intitulé: “Rien ne va plus en Physique”).

    C’est aussi le cas en en nanosciences-nanotechnologies où les industriels, notamment de la micro-électronique, favorisent la démarche descendante de miniaturisation au détriment des chercheurs qui travaillent la démarche ascendante que certains appellent monumentarisation et qui consiste à partir d’atomes et de molécules pour construire des nano-systèmes.

    Néanmoins ces autres exemples de rapports “conflictuels” entre théories scientifiques et/ou entre technologies reposent plus sur un aspect pratique et non pas purement idéologique.

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