La forêt appartient à ceux qui en vivent, Marie-Noelle Bertrand*

Plus de 25 % de la population mondiale tire des forêts ses moyens d’existence. Une réalité qui vient se confronter à l’enjeu de stopper net la déforestation et l’érosion de la biodiversité.

*Marie-Noëlle BERTRAND est chef de rubrique au journal l’Humanité.


MENACE SUR LA BIODIVERSITÉ

L’alarme a été donnée au tout début de l’année 2017, a fait beaucoup de bruit, puis plus rien. Dans une synthèse d’études publiée le 19 janvier dans la revue états-unienne Science Advances (1), trente et un primatologues internationaux alertent sur le risque de disparition massive et imminente des singes. « Les récentes informations indiquent qu’il en existe 504 espèces, réparties en 79 genres », rappellent les auteurs du rapport, se référant à la classification anglosaxone (2). Or « 60 % de ces espèces sont menacées d’extinction, et 75 % enregistrent un déclin de leur population », soulignent les spécialistes.

Lémurs cattas à queue annelée, colobes rouges Udzungwa, singes à nez retroussé, semnopithèques à tête blanche ou gorilles de Grauer… un grand nombre de nos plus proches cousins, qui assurent une fonction centrale dans de grands écosystèmes, pourraient ainsi, à très brève échéance, s’évanouir complètement de la surface du globe. « À moins que nous ne fassions de leur préservation une priorité mondiale, un grand nombre d’espèces de primates disparaîtront au cours des vingt-cinq prochaines années », assenait Paul Garber, professeur d’anthropologie à l’université d’Illinois, coauteur du rapport. Une perspective catastrophique, dont les chercheurs ont tenté d’établir les causes. Première ciblée : la pression exercée sur les habitats des primates par l’agriculture et l’extractivisme intensifs.

DÉFORESTATION

L’analyse des données de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) indique ainsi que les principales menaces pesant sur les primates relèvent de la destruction de leur habitat induite par l’agriculture (pour 76 % des espèces), l’exploitation du bois et des forêts (pour 60 % des espèces), ainsi que l’agriculture et l’élevage intensifs (31 %). « Les demandes du marché mondial en soja, en riz ou en canne à sucre », mais aussi « en huile de palme ou en caoutchouc ont abouti à un processus de déboisement rapide », relève le rapport. Les exploitations de mines, de pétrole et de gaz affecteraient, eux, jusqu’à 13 % des espèces de singes.

À une tout autre échelle, la chasse est elle aussi ciblée comme une source majeure de pression sur les espèces de singes, pesant, selon l’étude, sur près de 60 % d’entre elles. « Les rapports indiquent que l’on négocie environ 150 000 carcasses de primates par an sur les marchés urbains et ruraux du Nigeria et du Cameroun. À Bornéo, on évalue le nombre d’orangs-outans tués annuellement à une fourchette comprise entre 1 950 et 3 100. »
On peut lire, en creux, la pression qu’exerce la pauvreté sur des populations locales, conduites à chasser des espèces déjà fragilisées. « Dans ces régions, les populations souffrent souvent d’extrême pauvreté ou se retrouvent à travailler pour des salaires de misère », expliquait ainsi à l’Humanité, au lendemain de la publication du rapport, Marie-Claude Bomsel, docteur vétérinaire et professeur honoraire au Muséum national d’histoire naturelle et spécialiste des primates. « Elles n’ont pas d’autre choix que de se servir dans le gibier. » Dans certaines zones viennent s’ajouter les conflits armés. « Tenter de protéger les singes dans ces conditions, c’est comme si l’on avait tenté de protéger le lapin de garenne pendant la guerre… », commentait-elle pour aider à mesurer la complexité du problème.

Déforestation en Amazonie

PAUVRETÉ ET CLIMATS

Ainsi le rapport des primatologues mettait-il en lumière deux réalités bien connues : d’une part, l’objet de convoitise que constituent les forêts, l’espace qu’elles occupent ou la biodiversité qu’elles abritent, pour l’industrie minière ou agricole ; d’autre part, l’enjeu que ces mêmes forêts représentent pour des populations autochtones et les États pauvres, auxquels elles fournissent l’essentiel des ressources vivrières et des revenus.

Près de 1,6 milliard de personnes – plus de 25 % de la population mondiale – tirent des forêts leurs moyens d’existence, constate la FAO, s’appuyant sur des données publiées en 2015 : « La plupart d’entre elles (1,2 milliard) exploitent les arbres présents dans les exploitations pour se procurer des aliments et des revenus en espèces. » Dans de nombreux pays en développement, décortique encore l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, les habitants utilisent le bois pour satisfaire 90 % de leurs besoins énergétiques. In fine, les forêts, qui couvrent 30 % de la surface terrestre du globe, contribuent au développement des zones rurales « où résident 70 % des populations pauvres et affamées de la terre », conclut la FAO.

Cette réalité vient se confronter à l’enjeu de stopper net une déforestation qui n’a plus cessé depuis des siècles. On le sait et on le « re-sait », tant la chose a été répétée : en plus d’être des réservoirs de biodiversité, les forêts, et plus singulièrement celles des pays dits « du Sud », sont aujourd’hui les poumons de la planète, d’elles dépend la régulation climatique du globe. De fait, alors que les forêts des pays industrialisés ont, depuis longtemps, régressé au bénéfice d’une surexploitation de leurs matières premières ou au profit de l’agriculture intensive, les forêts des pays en développement sont, aujourd’hui, sommées d’assurer l’essentiel de la capture du dioxyde de carbone (CO2) en surplus dans l’atmosphère.

La question n’est ignorée de personne. Longtemps abordée à l’aune d’une histoire coloniale – souvent prédatrice –, la gestion des forêts est désormais envisagée à l’aune de leur durabilité. En France, l’Agence française de développement (AFD) ou le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) développent des programmes d’agroforesterie ou de lutte contre la faim et la pauvreté impliquant une exploitation raisonnée et locale des ressources forestières. De même, plusieurs initiatives nationales et internationales sont entreprises pour permettre aux populations concernées d’accéder à d’autres sources d’énergie que le bois. Micro barrages hydroélectriques ou énergie solaire figurent au nombre des solutions avancées.

LES FORÊTS, RESSOURCES POUR LES PLUS PAUVRES…

Les peuples autochtones, leurs droits et leur implication, ne sont eux aussi plus ignorés… du moins dans les discours. « Il est essentiel d’impliquer activement les populations autochtones et les communautés locales dans les efforts visant à conserver la faune », notait, le 3 mars 2017, Eva Müller, directrice de la division de la FAO chargée des politiques et des ressources forestières. « Les populations autochtones et les communautés locales […] ne peuvent imaginer leur vie sans la nature. L’autonomisation de ces groupes, leurs connaissances et leurs techniques de planification à long terme sont essentielles pour garantir la survie des générations futures », concluait-elle.

En outre, plusieurs traités internationaux reconnaissent désormais cet apport, à commencer par le Protocole de Nagoya sur la préservation de la biodiversité, adopté en 2010, et par l’accord de Paris sur le climat, adopté en 2015. Cette reconnaissance, obtenue à l’issue de plusieurs années de batailles menées par la société civile, ne s’est toutefois faite qu’à voix basse – l’accord de Paris, par exemple, ne l’évoque que dans son préambule, à la portée plus symbolique que contraignante.

Surtout, les dispositifs concrets qu’avancent ces traités restent davantage construits pour permettre l’émergence d’un capitalisme « vert » que pour assurer le droit des peuples à se nourrir de ce que leur offrent leurs terres. Ils ouvrent ainsi sur une financiarisation des ressources forestières, inclus les services écosystémiques qu’elles rendent. On pourrait citer bien des exemples, parmi lesquels, singulièrement, la façon dont ces dispositifs favorisent la culture intensive d’huile de palme en Indonésie ; ou celui de REDD+ (réduction des émissions de GES dues à la déforestation) adopté dans la foulée du Protocole de Kyoto : il s’agit d’un mécanisme économique dont le principe vise à encourager les pays du Sud à renoncer à l’exploitation des grandes forêts primaires, en compensant les pertes économiques induites par une aide pécuniaire ou technologique. …

OU TERRES D’EXPANSION DU CAPITALISME «VERT»?

Longtemps, deux voies ont été en balance pour financer ce mécanisme : en passer par un fonds public ou inclure les forêts tropicales dans le marché carbone, avec la possibilité de concéder les terres à des investisseurs. La seconde option a été retenue, ouvrant la voie à la privatisation de terres que les peuples indigènes ne peuvent défendre par aucun titre de propriété. Des garde-fous ont certes été établis pour garantir leurs droits. L’expérience montre qu’ils sont insuffisants. Ainsi, en 2009, la compagnie Walt Disney annonçait-elle avoir signé un contrat de 4 millions de dollars pour soutenir la mise en oeuvre de deux projets pilotes REDD+ en République démocratique du Congo (RDC). Objectif : mettre sous protection 2 270 kmÇ de forêt, dont Disney pourrait tirer en retour des crédits carbone échangeables sur le marché du même nom.

En 2011, deux organisations – World Rainforeste Movement et le réseau CREF (Conservation et réhabilitation des écosystèmes forestiers) de la RDC – ont voulu mesurer l’impact de l’initiative. Le rapport qu’elles en ont tiré n’est pas réjouissant. Censément obligatoire, la consultation des populations n’avait pas été conduite au niveau attendu. Privés de l’accès à leurs ressources, désormais mises sous cloche, les habitants n’avaient été informés que partiellement des conséquences, et leur consentement n’avait été obtenu que sur la base de promesses de développement non tenues. Pour toute compensation, chaque foyer avait obtenu l’équivalent de la valeur… d’une chèvre par an, soit 30 dollars, quelle que soit la superficie des terres cédées. Pis : une part, seulement, de la communauté locale avait été associée au projet, l’autre avait été laissée de côté – de façon générale, les femmes avaient été exclues du processus – et des conflits entre villageois couvaient dangereusement.

Publié très récemment (début mars 2017), un rapport du CIRAD enfonce le clou, interrogeant cette fois l’efficacité écologique de REDD. Notant que le cours de l’or détermine désormais celui de la déforestation du plateau des Guyanes – quand le premier s’affiche à la hausse, la seconde aussi –, les chercheurs questionnent « la pertinence des mécanismes globaux de lutte contre la déforestation tels que REDD+ ». Et plaident, en lieu et place, pour l’élaboration de politiques de régulation publiques.

(1) Consultable en ligne (http://advances.sciencemag.org/).
(2) La classification utilisée en Europe ne s’appuie pas sur les mêmes définitions des espèces et n’en recense qu’environ 250.

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