Du « remplacement » à la précarisation… quelle réplique à la transformation du système d’emploi ? La sécurité sociale professionnelle est à portée de lutte.
*ANNE RIVIÈRE, membre du comité de rédaction de Progressistes, est juriste.
Plus de 9 embauches sur 10 se font en CDD ou en contrats d’intérim. 2 millions d’intérimaires occupent près de 600 000 équivalents temps plein. La rotation de la main-d’oeuvre est quintuplée depuis trente ans, concentrée sur certains métiers. Le raccourcissement des missions (de 30 à 15 jours ou une semaine) et des CDD traduit une évolution profonde du mode d’utilisation de ces formes d’emplois, hyper-précarisés par les utilisateurs, avec le renfort de l’assurance chômage, en « difficulté » ou confisquée et celui des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires. Le chiffre d’affaires du secteur remonte en 2014 à 17 milliards d’euros, les intérimaires ayant servi d’amortisseurs après 2008.
QUI SONT LES INTÉRIMAIRES?
En majorité, ce sont des hommes jeunes, peu qualifiés, des ouvriers, à 70 % dans l’industrie et le bâtiment. Le poids des moins de 25 ans révèle leur place particulière dans le système d’emploi global. Le travail qui leur est confié est souvent d’une qualité médiocre, répétitive ou difficile et pénible. Loin d’être des sujets passifs, les intérimaires sont en recherche d’un capital d’expériences pour exercer un choix ou pour retrouver, pour les plus qualifiés, une forme d’autonomie dans la maîtrise de leur temps, recherche souvent illusoire. Ils ne sont pas égaux et bon nombre peuvent y rester « enfermés » plusieurs années.
L’INTÉRIM, TRAPPE OU TREMPLIN?
Le contrat d’intérim repose sur une relation triangulaire et la disjonction opérée entre travail et emploi externalisé : l’agence d’intérim paie le salaire, s’occupe des fiches de paie, des aspects administratifs, et de la formation. L’entreprise utilisatrice bénéficie d’un contrat, révocable, de mise à disposition du salarié, si toutefois la légalité de recours au contrat d’intérim est respectée, au moins sur le papier. L’intérim a divers visages, liés au niveau de la formation initiale lors de la prise de poste. À l’âge de fin d’études, ce niveau est déterminant pour l’avenir du salarié et sa liberté de choix. Le marché du travail tend vers un modèle segmenté entre salariés « stables » et « instables », prisonniers d’une trappe invisible (étude Picart, INSEE, 2014). Les chances d’occuper un CDI un an après un intérim, ou un CDD, diminuent : en 2014, un jeune est 4 fois plus souvent intérimaire qu’en 1982. La situation des seniors se dégrade aussi, à 50 ans, après une perte d’emploi en CDI, ils enchaînent des contrats courts jusqu’à la retraite. Le CDI restait en 2011 la forme dominante du contrat de travail, elle concernait 87 % des salariés du secteur privé. Mais il est dans la ligne de mire, par conversion croissante d’emplois stables en formes d’emplois précaires. Les « créations d’emplois » souvent alléguées ne sont que des leurres, avec réembauches chez l’ancien employeur, à 70 %. Les sites de constructions automobiles low cost, ne sont-ils pas peuplés d’intérimaires ?
UN PEU D’HISTOIRE POUR ÉCLAIRER LES ENJEUX ACTUELS
L’intérim, venu des États-Unis vers 1950, est vivement dénoncé comme illégal, synonyme de « zéro droit » et d’une précarité totale. Dans les années 1960, il va néanmoins séduire des ouvriers hautement qualifiés, en proposant des salaires un peu plus élevés, une liberté – relative – de choix des missions, mais des droits sociaux et une protection sociale inexistante. Pour asseoir sa légitimité, Manpower va conclure un premier accord avec la CGT en 1969, base de la première loi sociale sur le travail temporaire en 1972. Les années 1980 et le tournant de la rigueur La faiblesse d’investissements dans l’industrie explique les difficultés économiques de la France tandis que s’installe le chômage de masse. L’intérim, avec art, élargit ses domaines d’intervention, jusqu’à empiéter sur les fonctions des services de ressources humaines. Il va se rendre indispensable pour « sécuriser » des recrutements fiables, former et tester les jeunes intérimaires sur longue période, et aussi améliorer leur « employabilité ». Le travail-marchandise : l’atout du facteur temps L’intérim permet aux donneurs d’ordre de résoudre, avec le lean et le flux tendu, les problèmes inhérents à la période postfordiste d’irrégularité des cycles de production liée à la concurrence et aux caprices des marchés. Il fournit des solutions « gain de temps », ingrédients de la production de jour ou de nuit. L’intérim se développe pour les ouvriers spécialisés, en concomitance avec le chômage et la précarité. Et un remodelage profond de l’économie et des entreprises est opéré par la technique de la sous-traitance. Les sous-traitants sont facilement pressurables via un contrat « commercial », fiction qui masque les dépendances économiques, gomme les responsabilités et ignore le droit du travail. Les entreprises d’intérim fournissent des millions d’heures de travail aux grands groupes du BTP, de l’agroalimentaire, de l’industrie et des services, selon la règle du moins-disant. Les intérimaires, eux, subissent la précarité, les intermissions et leurs attentes anxieuses, et, après les négociations de 2014 avec l’UNEDIC, des pertes de revenus sensibles. La fonction publique territoriale et hospitalière ne se prive pas non plus d’y recourir. Le sous-emploi des jeunes Pour le sociologue Dominique Glaymann, avec l’intérim se maintient un sous-emploi « invisible », qui ne reconnaît pas les qualifications réelles. Il impose, en toute légalité, des exigences élevées et des rémunérations faibles : trop de jeunes travaillent en dessous de leur qualification, briment leur créativité à faire leurs preuves dans l’espoir d’un CDI, qui ne vient que très rarement. Le coût macroéconomique de la formation des jeunes ne reçoit pas un retour normal. Plus préoccupant est le risque de leur démotivation.
LES ATTRAITS DE L’OUTIL INTÉRIM POUR LE PROFIT
La main-d’oeuvre intérimaire ne fait pas partie de la masse salariale : c’est une fourniture, très rentable par ailleurs. En effet, avoir des salariés isolés, pour des durées courtes, ne pouvant s’organiser ni s’allier avec les « stables », qui voient en eux des « paratonnerres », présente le gros avantage supplémentaire, lors les restructurations, de permettre de contourner les licenciements économiques. Les actionnaires n’y trouvent donc rien à redire. En 2005, avec la loi Borloo, l’intérim est consacré par son inscription au sein du service public même de l’emploi. L’ex-ANPE, devenue Pôle emploi, va coopérer avec les agences d’intérim, leur envoyer directement des chômeurs, dont elle contrôlera la situation et le suivi de missions. Les « agences d’emploi » deviennent le premier recruteur privé de France en CDD et CDI, concurrençant l’ex-ANPE sans en avoir les charges de service public, et en tirent bénéfice. Quelle justification à cette privatisation de la gestion de l’emploi?
L’EXCEPTION FRANÇAISE : ABOLIR L’INTÉRIM PAR LA CONQUÊTE DE DROITS?
Les multiples luttes de la CGT pour bâtir un statut et conquérir de droits pour les plus démunis, isolés et précarisés (comme l’illustrent les luttes des sans-papiers) – mal perçus des salariés stables – répondent à ce qui apparaît comme un terrible paradoxe : lutter pour l’interdiction de l’intérim et, en même temps, conquérir pied à pied les droits des intérimaires à un traitement égal à celui des salariés stables. Ce faisant, il s’agit de déboucher sur des avancées et des questions qui intéressent tout le salariat, notamment celles d’une véritable sécurisation professionnelle, sans mystification. Renchérir le recours à la main d’oeuvre temporaire et bâtir un nouveau statut du travail salarié, c’est défendre aussi le CDI, indirectement. Alors le patronat invente un « CDI intérimaire » en 2013, qu’il cherche à imposer par voie d’accord avec les centrales syndicales, et que la CGT a refusé de signer : en échange d’une promesse de 20000 CDI, il échappe à la surtaxation des CDD à répétition (indolore en réalité) qui ruinent l’assurance chômage. Ce n’est pas un franc succès. Les intérimaires « pointus » n’en ont pas besoin et les agences n’y voient pas d’intérêt financièrement.
LES MOUSQUETAIRES DE LA DÉFENSE DES INTÉRIMAIRES
L’Union syndicale de l’intérim- CGT est une organisation unique en France et en Europe par sa démarche ; elle entend nouer des liens de coopération avec les syndicats des entreprises utilisatrices et les territoires, pour rompre les isolements et informer les salariés de leurs droits (à cet égard, l’exemple des chantiers de Saint-Nazaire est éloquent). Cette démarche opiniâtre et courageuse, parfois mal comprise, fait de la France une pionnière. En Europe, l’intérim est synonyme de négation totale des droits des intérimaires (pour preuve, la question des travailleurs « détachés »). Notre intérim serait « trop réglementé », d’où la floraison de nouveaux instruments : autoentrepreneurs, portage salarial, groupements d’employeurs, CDD moins contraignants, et, dernier avatar : la loi El Khomri, totalement régressive. De quoi, après d’intenses batailles judiciaires sur le recours illégal et abusif à l’intérim, démasquer l’ingéniosité patronale dans sa volonté d’accroître la flexibilité, comme dans l’automobile pour chaque lancement d’un nouveau véhicule, même si son développement s’étale sur dix ans. Dans la même logique de quête de flexibilité, Prim’emploi (patronat de l’intérim) veut abolir le délai de carence entre deux missions, et élargir les cas légaux de recours à l’intérim! Une remise à plat est nécessaire pour que l’assurance chômage ne soit plus détournée de son objet. La flexibilité ne crée pas l’emploi, au contraire.
POUR EN SAVOIR PLUS
Consulter le site de l’Union syndicale de l’intérim (www.interim.cgt.fr).
La Mèche, no 5 (hors série), septembre 2015.
Dominique Glaymann, l’Intérim, La Découverte, 2007.