C’est la plus grosse acquisition jamais réalisée par une entreprise allemande. Une opération qui ne satisfait guère que les actionnaires des deux groupes.
*ALAIN TOURNEBISE est ingénieur.
« Nous sommes ravis d’annoncer la fusion de nos deux grandes entreprises. Il s’agit d’une étape importante pour notre activité Crop Science, qui renforce le leadership de Bayer […] dans les sciences de la vie avec une position dominante dans ses segments clés. » C’est par ces mots crus de « position dominante » que le président de Bayer a annoncé, le 14 septembre 2016, l’absorption de la compagnie Monsanto, leader mondial des semences, notamment transgéniques.
D’UN MASTODONTE À UN SUPERGÉANT
Monsanto est présent dans plus de 60 pays. La société emploie 20 000 salariés et réalise un chiffre d’affaires de près de 15 milliards de dollars. Leader mondial des semences, elle représente 26 % du marché mondial, et en particulier des semences transgéniques, où sa part de marché est majoritaire ; elle est également présente dans l’agrochimie, avec principalement l’herbicide Roundup. Monsanto traverse actuellement des difficultés. Il subit le plongeon des prix des matières premières agricoles, et donc la chute du revenu des agriculteurs, lequel, à son tour, affecte la demande pour les engrais, OGM et pesticides. Le groupe souffre aussi de la hausse du dollar, qui renchérit ses produits en Amérique latine. Du coup, il prévoit de fermer des sites et de réduire de 16 % ses effectifs globaux d’ici à 2018, soit 3 200 emplois sur 20 000. C’était l’occasion rêvée pour un prédateur de s’offrir un géant mondial des semences. Les candidats étaient multiples, c’est finalement l’allemand Bayer qui l’a emporté. Bayer, est le premier groupe chimique allemand, avec 116000 salariés dans le monde et un chiffre d’affaires de 46 milliards de dollars, dont un quart dans l’agriculture. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, Bayer justifie ainsi cette opération : « L’industrie agricole est au cœur de l’un des principaux défis actuel : nourrir 3 milliards de personnes supplémentaires dans le monde d’ici 2050 dans le respect de l’environnement […]. Nos deux entreprises ont estimé que cet enjeu nécessitait une nouvelle approche qui intègre de manière plus systématique l’expertise dans le domaine des semences, des traits agronomiques et de la protection des cultures. » Mais le même communiqué de presse avoue ensuite des préoccupations plus prosaïques, dont la domination du marché mondial – « L’entreprise née de la fusion bénéficiera du leadership de Monsanto dans le segment Seeds & Traits et de la plateforme Climate Corporation avec la vaste gamme de produits Crop Protection de Bayer qui couvre un ensemble complet d’indications et de cultures dans toutes les régions clés » – et la captation des opportunités de croissance mondiale – « Le chiffre d’affaires pro forma de l’entreprise agricole issue de la fusion se chiffrait à 23 milliards d’euros en 2015. L’entreprise issue de la fusion sera bien positionnée pour jouer un rôle clé dans l’industrie agricole et présentera un potentiel significatif de croissance à long terme ». Selon les termes de la transaction, publiés par les deux firmes, Bayer rachètera les actions de Monsanto « au prix de 128 dollars par action dans le cadre d’une transaction en espèces pour une valeur globale de 66 milliards de dollars ». Bien évidemment, les premiers bénéficiaires de cette opération seront les actionnaires. Ceux de Monsanto d’abord, puisque le prix payé par Bayer est supérieur au cours de l’action et « représente une prime de 44 % pour les actionnaires de Monsanto ». Toutefois, les actionnaires de Bayer ne sont pas oubliés, puisqu’« ils devraient bénéficier d’une hausse du bénéfice par action (BPA) de base au cours de la première année complète après la conclusion de l’opération et d’une hausse à deux chiffres du BPA au cours de la troisième année complète ». Pour financer cette opération, Bayer prévoit de recourir à des fonds propres (environ 19 milliards de dollars via l’émission d’obligations à conversion obligatoire en actions) et à l’emprunt, d’un montant de 57 milliards de dollars, assuré par un consortium bancaire composé de BofA Merrill Lynch, Crédit suisse, Goldman Sachs, HSBC et JP Morgan. Cette opération est significative à bien des égards. Par les montants pharaoniques en jeu d’abord : 66 milliards de dollars, un montant supérieur au PIB de deux tiers des pays du globe. Mais aussi par la facilité avec laquelle Bayer a su trouver un consortium bancaire complice prêt à financer la quasitotalité de l’acquisition. Un nouvel exemple de la dérive du système bancaire mondial qui consacre l’essentiel de ses ressources à financer des opérations qui ne génèrent aucune valeur économique réelle. Il faut dire qu’avant ses difficultés récentes Monsanto affichait une profitabilité insolente, avec un rendement du capital de près de 23 %. Et selon les déclarations des deux groupes, la fusion devrait améliorer significativement les choses, puisqu’ils font état de « création de valeur significative avec des effets de synergie annuels escomptés d’environ 1,5 milliard de dollars après la troisième année ; auxquels s’ajoutent, dans les années suivantes, les effets de synergie supplémentaires résultant des solutions intégrées ». Par « synergie », il faut évidemment entendre essentiellement la réduction des coûts, notamment l’emploi, par suppression des emplois redondants et autres doublons. Sans oublier ce grand classique des opérations de fusions qu’est la mutualisation des dépenses de recherche. En effet : « L’opération permettra également le regroupement des principales capacités d’innovation et des plates-formes de technologie R&D des deux entreprises, avec un budget en R&D pro forma annuel d’environ 2,5 milliards d’euros. » Cette nouvelle concentration dans le secteur de l’agrochimie et de l’agrobiologie n’est pas une première. Cette année s’est réalisé également l’opération de rachat des actions de Syngenta (no 3 mondial) par le chinois Chem China. Montant total de cette acquisition : 43 milliards de dollars. De leur côté, deux autres géants, les états-uniens Dow Chemical (no 2) et DuPont (no 5), avaient décidé de fusionner en décembre 2015. Tous les observateurs soulignent les dangers considérables que font peser ces concentrations sur l’avenir de l’agriculture mondiale. Si cette dernière mégafusion voit le jour, trois groupes contrôleront à eux seuls 60 % des semences et 75 % des produits phytosanitaires vendus dans le monde.
« MARIAGE DES AFFREUX », « ALCHIMIE MONSTRUEUSE »
Dès son annonce, le projet de fusion a soulevé de nombreuses réactions. Et d’abord en Allemagne, où l’on craint pour la réputation de Bayer. Certes, elle n’est pas des plus reluisantes : Bayer est l’héritier d’IG Farben, fabriquant du tristement célèbre zyklon B, et a été mêlée à de nombreux scandales dans les dernières décennies (huile frelatée espagnole, sang contaminé, pilules de 4e génération…). Mais cette réputation pourrait bien se voir encore dégradée par celle beaucoup plus sulfureuse de Monsanto, à l’origine de la quasi-totalité des grands scandales des dernières décennies, depuis l’agent orange utilisé au Viet Nam jusqu’au coton transgénique en Inde, en passant par le pyralène, le Roundup, etc. C’est l’une des multinationales les plus critiquées dans le monde par ses opposants, au point qu’un collectif de juristes et d’ONG a créé un tribunal international pour « juger les crimes imputés à la multinationale américaine ». Ensuite, parmi les autorités de la concurrence, états-uniennes et européennes, qui devront donner leur feu vert à l’opération. Or la position dominante de ces oligopoles mondiaux est tellement criante qu’elles sont plus que réticentes à autoriser ces fusions. Il est d’ailleurs à noter que les deux fusions précédentes, annoncées depuis plusieurs mois (Syngenta et Chem China, Dow Chemical et DuPont) n’ont pas encore été approuvées. Enfin, et surtout de la part de tous ceux qui défendent l’intérêt des agriculteurs, la souveraineté alimentaire des États et la diversité biologique.
VERS UNE AGRICULTURE EN COUPES RÉGLÉES ?
La concentration de l’industrie agrobiologique, c’est l’appropriation par quelques groupes de la quasi-totalité des brevets du génie génétique. Grâce à ces brevets, les semenciers ont renforcé le lien de dépendance des agriculteurs à leur égard, notamment par l’interdiction contractuelle de ressemer les semences produites par les agriculteurs, obligeant ces derniers à acheter de nouvelles semences chaque année, et recourant si besoin à des poursuites judiciaires : entre 1997 et 2010, Monsanto a intenté 144 procès et a négocié 700 arbitrages pour atteinte à la propriété intellectuelle, indique l’association Inf’OGM. Les groupes de l’agrobiologie et de l’agrochimie ont d’autres moyens d’accroître la dépendance des agriculteurs à leur égard, parmi lesquels le digital farming. Depuis plusieurs années, ils ont développé des technologies qui, si elles améliorent la productivité des agriculteurs, les rendent plus dépendants des fournisseurs de ces technologies et des données nécessaires. L’absorption de Monsanto permettra ainsi à Bayer de mettre la main sur Climate FieldView, qui permet aux cultivateurs d’adapter leurs pratiques « en temps réel », en fonction des conseils prodigués par l’application. Dès lors, on peut faire nôtre la question que Guy Kastler, membre fondateur du réseau Semences paysannes, posait dans le no 8 de Progressistes : « Où est la souveraineté d’un pays si une seule entreprise a le pouvoir de décider s’il peut ou non produire sa nourriture ? » Cette question est d’autant plus d’actualité que la concentration du secteur conduit aussi a un renforcement considérable de la capacité de lobbying et, au-delà, de la capacité juridique de contester les décisions des États par les oligopoles de l’agrobiologie. En particulier dans le contexte des nouveaux accords de libre-échange en cours de négociation, CETA, TAFTA, etc., qui donnent aux multinationales les fondements juridiques pour contester les décisions des États, on imagine assez bien la force de frappe que constitue un groupe dont le seul profit annuel, de l’ordre de 6 milliards de dollars bon an mal an, est supérieur au budget de la plupart des pays en développement dans lesquels il exerce son activité. Enfin, la concentration du marché des semences et la course aux brevets représentent une grave menace pour la biodiversité agricole, notamment par la concentration des objectifs de recherche. La focalisation de la recherche sur une poignée d’espèces hybrides à hauts rendements a pour conséquence de réduire le nombre de plantes cultivées. « Au lieu de déterminer quelle plante convenait à quel climat et à quel terroir, les semenciers ont modifié les plantes afin qu’elles s’adaptent aux mêmes engrais et aux mêmes pesticides dans les mêmes régions. Aujourd’hui, la même variété de maïs peut être cultivée du Sud Ouest de la France jusqu’en Roumanie », s’inquiète Guy Kastler.