Au moment même où, à grand renfort de drones, de satellites d’observation et de bombes à guidage laser, la haute technologie militaire apparaît comme omnipotente, l’action d’un groupe de personnes résolues dont les moyens sont limités à des fusils d’assaut déclassés et à des logiciels grand public peut avoir des conséquences politico-militaires d’ampleur internationale.
« La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. »
Carl von Clausewitz, De la guerre.
*Nicolas Martin est chroniqueur sur les questions de défense et de sécurité.
Les dernières attaques et le spectre de futures exactions terroristes ont été abondamment commentés tant par les acteurs du politique que par une foule d’experts plus ou moins crédibles. Chacun allant de son analyse : l’enjeu primordial des événements aurait donc été, en fonction des lubies des uns et des autres, le potentiel refoulé homosexuel des terroristes, la spiritualité dont ils se réclament, ou encore l’absence de modèle viril qui conduirait directement des jeunes gens vers le summum de la violence politique. C’est pourtant la nature du terrorisme qui pose question et non pas des considérations individualistes. Pourquoi et pour quoi les terroristes ont-ils recours à cette forme de violence très politique ?
UNE MÉTHODE ET DES OBJECTIFS
Le terrorisme cherche à influencer le débat public par la violence, par la peur que suscite son action au travers de moyens irréguliers. Il n’est pas un acteur international, donc ne peut pas avoir recours à la diplomatie ; il n’est pas une force politique suffisamment importante pour avoir voix au chapitre ou tout simplement ses opinions sont totalement inacceptables pour la société. Illustrons. Alors que l’indépendance de l’Algérie est en négociation, l’OAS perpètre une série d’attentats à la bombe en région parisienne : le 7 février 1962, des hommes politiques sont visés. Le lendemain, 8 février, se joue à Paris le drame de la station Charonne : neuf morts parmi les manifestants contre les attentats OAS. On voit ici plusieurs dimensions de l’action terroriste : déstabilisation de l’opinion par la peur et l’émotion, imposition d’un nouvel agenda politique, injonction à la prise de position sur un sujet donné : le 8 février 1962, on est pour ou contre la politique de De Gaulle en Algérie, aucun autre sujet ne peut prendre le devant de la scène politique. Ainsi, l’action terroriste est une forme de guerre irrégulière qui vise en premier lieu la population, la « nation » (1) à laquelle les dirigeants doivent rendre des comptes. Pour comprendre la dynamique, il faut donc commencer par définir ce qu’est un conflit où le recours à la violence est choisi et appliqué ; il s’agit d’un « acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter sa [du terroriste »] volonté » (2). Le groupe dont se réclament les terroristes a son agenda politique et des objectifs. Si « fous » que soient les acteurs, ce sont leurs objectifs qui importent, le reste n’est que littérature.
REGARDS SUR LE MONDE ACTUEL
Pour atteindre ses objectifs et répondre à son agenda politique, le terroriste peut ouvrir le feu dans une foule de civils venus, comme à Paris, profiter d’un concert. Il choisit sa cible pour qu’elle soit la moins défendue et la plus facile à atteindre possible. L’enjeu du choix est simple : frapper là où les effets psychologiques de l’attaque seront hors de proportion avec les résultats purement physiques (3), là où l’attentat traumatisera le plus le collectif visé. Toujours à Paris, le 14 juin 2016, un cri résonne dans la rue : « Médic ! » Les mobilisations contre la loi « travail» ont popularisé cette interpellation qui provient du monde militaire pour appeler un infirmier en première ligne pour soigner un ou des blessés. Ce même cri prend des dimensions et des ampleurs différentes selon les contextes : on peut le crier dans un micro devant son ordinateur lorsque son personnage de jeu en ligne n’a plus de points de vie ; ou pour avoir un peu de sérum physiologique pour soulager les effets du gaz lacrymogène ; ou pour recevoir une assistance médicale après une mutilation, conséquence d’opérations de maintien de l’ordre (4) ; ou encore, ayant été pris dans une embuscade en Afghanistan, quelques dizaines de minutes avant d’être achevé à l’arme blanche. Des degrés de violence fondamentalement différents peuvent être perçus et construits mentalement comme équivalents suivant l’environnement. Le rapport entre ces contextes se limite à l’interpellation « médic ! ». Considérons cette interjection comme un symptôme : ces degrés différents appellent la même réponse. Il faut donc s’intéresser à ces différents degrés. La France de 2016 est dans un état de pacification hautement plus avancé que l’Afghanistan ou la Syrie. Les différences de degrés de violence sont telles qu’ils en sont incompréhensibles. Dans un des cas, un fonctionnaire qui reçoit une bombe incendiaire pendant une manifestation est évacué, mis sur le côté, et ses collègues ripostent avec des « moyens intermédiaires » (5). Aucun d’entre eux n’envisage sérieusement d’avoir recours à son arme de service pour riposter. Ce n’est pas le cas dans une zone de conflit, ce n’était pas le cas au début du siècle en Allemagne face aux mobilisations spartakistes. En France, pour l’écrasante majorité des habitants, quel que soit le niveau de confrontation avec les forces de l’État, il est bien peu probable que le pouvoir en place rafle l’ensemble d’un village, l’enferme dans l’église avant de l’incendier. Et même dans les suites des attaques terroristes, il n’a en aucun moment été question de mettre en place un équivalent du Kommandobefehl (6).
PACIFICATION VERSUS VIOLENCE
Aujourd’hui, il est inimaginable que les pouvoirs publics ordonnent des exécutions sommaires, tant à cause de lois qui l’interdisent que de l’opinion publique qui ne saurait l’accepter, justement parce qu’elle est « pacifiée ». Cette distance, ces différences de degré dans la violence sont les produits de la pacification de la société. Quel que soit le degré de désaccord avec un adversaire politique français, il est impensable et encore moins possible de dire sérieusement qu’il faut organiser sa mise à mort. Le recul de la violence générale et celui de la violence politique en particulier font disparaître ces conceptions. Cette pacification du politique rend incompréhensible et traumatisant l’usage de la violence ; qu’elle soit la résultante d’un acteur privé, d’un groupe intérieur, d’un groupe étranger, d’un autre État, ou même de notre propre État. D’autant plus qu’un consensus commun a émergé dans les régimes politiques modernes : seul l’État peut exercer de manière légitime la violence, mais en contrepartie son usage de la violence doit être régulé (7) par ceux qui la subissent, régulé par des contre-pouvoirs et des droits (8). Et c’est ce consensus que remet en cause le terrorisme. La pacification est le produit de la limitation de la violence politique à l’État, donc la délégation de cette violence à qui dirige l’État, donc à un certain nombre de partis politiques lorsqu’ils exercent le pouvoir d’État et uniquement pour maintenir l’ordre public (la définition de cette notion s’avère ainsi hautement politique). Pour prétendre concourir au pouvoir d’État de façon légale et légitime, les formations politiques répondent à des règles, des lois, des normes : ne pas vouloir restaurer un régime nazi ni en faire la propagande, par exemple. Ces partis sont en concurrence dans un équilibre politique toujours relatif, axés autour de différents sujets de débats publics, mais chaque fois limités par des valeurs et des règles : il est rarement question de proposer l’organisation d’un génocide. Mais tous ces équilibres reposent sur la pacification de la société, ce que le groupe terroriste remet en cause par ses actions violentes. À partir de la remise en cause du monopole de la violence, les équilibres politiques sont modifiés, de même pour la légitimité et la stabilité du régime politique : le délitement de ce qui fait société peut devenir légitime (9). Dans la croyance qu’ils pourront assurer leur sécurité, des acteurs d’une société peuvent s’exclure, s’enfermer, rejeter d’autres éléments, se forger de nouvelles identités collectives dans une frénésie de peur. Ainsi, en utilisant l’action violente, traumatisante, couplée à une propagande qui peut en démultiplier les effets anxiogènes, le terroriste se forge une légitimité pour imposer un agenda politique, des objectifs internationaux, nationaux et locaux (10). Les enjeux sont politiques, il s’agit pour lui de soumettre la société ciblée à sa volonté par l’action politico-militaire. Bref, imposer à l’opinion publique un agenda politique nouveau et volontairement clivant : diviser la société ciblée pour en briser la volonté et atteindre ses objectifs par lassitude de cette dernière.
1) Au sens de collectif de population souverain politiquement sur un territoire.
2) Carl Von Clausewitz, De la guerre.
3) Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations.
4) On pense évidemment ici aux blessés des dernières mobilisations, quelle que soit la nature du blessé et l’origine de la blessure. Le propos de la démonstration n’est pas l’usage de la force – qu’elle soit légitime ou non– mais l’état résiduel de la violence physique dans une société donnée.
5) Il ne s’agit en aucun cas de les légitimer ni d’affirmer qu’il n’y a aucun abus potentiel dans leur emploi.
6) Ordre de Hitler du 18 octobre 1942 d’exécuter sommairement, et sans délai, tous commandos étrangers capturés sur territoire occupé.
7) Ce qui ne veut pas dire qu’elle est parfaitement régulée ni qu’il n’y a pas des abus à différents degrés. La nature d’un régime politique, c’est qu’il cherche à se maintenir !
8) Liberté de la presse, liberté d’association, liberté de manifestation, droit de pétition, système électoral, etc.
9) Le lecteur curieux peut se pencher sur le concept de résilience.
10) Fin de l’action militaire à l’étranger contre lui, reconnaissance d’une souveraineté ou encore reconnaissance politique de sa place dans le débat, comme l’a fait la fraction la plus radicale des antiavortement aux États-Unis.