Quelles sont les conséquences de la baisse du secteur industriel en France, ses causes profondes ainsi que les mesures à prendre pour enrayer ce phénomène ?
*NASSER MANSOURI-GUILANI est économiste.
L’industrie représente à peine 12 % de la valeur ajoutée globale produite chaque année en France, contre 25 % il y a un quart de siècle. Parallèlement, sur cette période, on assiste à une dégradation flagrante des conditions sociales et, ce qui peut paraître paradoxal, environnementales. S’agit-il d’un simple hasard ou bien d’une relation de cause à effet ? En effet, ce recul de la part de l’industrie dans l’économie française, cette « désindustrialisation », traduit la fermeture des sites et la délocalisation de pans entiers de l’activité industrielle, principalement vers les pays à normes sociales et environnementales plus faibles. Les conséquences en sont nombreuses : hausse du chômage et de la précarité en France, tout comme dans la plupart des pays industrialisés, surexploitation des travailleurs dans les « pays d’accueil », dégradation de l’environnement… La majorité de l’humanité souffre de ces évolutions, et seule une petite minorité en profite largement. Partout dans le monde, la part des travailleurs dans les richesses qu’ils produisent diminue au bénéfice des détenteurs de capitaux, et particulièrement de capitaux financiers. Cette désindustrialisation va de pair avec une financiarisation de l’économie. Si jadis, même dans une conception capitaliste, la rentabilisation du capital induisait la création de la valeur ajoutée, c’est bien la création de la valeur patrimoniale qui détermine à présent la décision de produire. La finalité de l’activité économique s’en trouve complètement chambardée : on ne produit plus pour répondre aux attentes de la population, pour répondre aux besoins socio-économiques, mais avant tout pour satisfaire l’exigence de rentabilité du capital, surtout à brève échéance (voir ci-dessous). La crise en cours ne résulte pas d’une simple « exubérance des marchés financiers ». Elle est systémique et met en lumière le caractère intenable d’un système qui donne la primauté aux exigences des financiers au détriment des êtres humains et de l’activité productrice de valeur ajoutée. Cette crise systémique confirme la nécessité d’établir un nouveau mode de développement économique et social dont la finalité doit être la réponse aux besoins des populations, avec une visée de long terme et dans une perspective de plus en plus mondiale.
UN NOUVEAU SYSTÈME PRODUCTIF
L’enjeu n’est pas simplement de « réindustrialiser » ou de « reconquérir » l’industrie telle qu’elle existait il y a quelques décennies. Il s’agit de bâtir, à partir de l’existant, un système productif articulant l’industrie et les services, notamment les services publics, de qualité, avec comme objectif le respect et la promotion des normes sociales et environnementales partout dans le monde. Au moins cinq facteurs justifient pleinement une telle démarche.
1. Les gains de productivité sont essentiellement réalisés dans l’industrie et diffusés ensuite dans le reste de l’économie (1). Croire que nous serions entrés dans l’ère des « entreprises sans usine », comme le prétend l’ancien P-DG d’Alcatel, n’est qu’un leurre dangereux : en abandonnant la production pour se focaliser sur les services, on a perdu usine, entreprise et compétences, y compris en matière de recherche et développement. À présent, l’accent est mis sur l’économie numérique – que certains qualifient sans doute à tort de « troisième révolution industrielle » –, censée impulser davantage les gains de productivité. Si l’hypothèse se vérifie au niveau des entreprises, ces gains sont captés essentiellement pour améliorer la rentabilité du capital. Il en résulte qu’au niveau macroéconomique on observe une baisse de la productivité globale. Le paradoxe de Solow résume bien ce constat : on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité.
2. L’effet d’entraînement de l’emploi industriel est considérable : chaque emploi industriel est susceptible de générer quatre emplois indirects. On mesure les conséquences néfastes de la chute de l’emploi industriel, lequel a diminué de 1,3 million en France en trente ans. Cette chute ne s’explique pas par le développement des nouvelles technologies. L’exemple des pays qui, comme l’Allemagne, ont résisté à la tentation de la « société postindustrielle » prouve le contraire. Et aux États-Unis d’Amérique on assiste à un début d’une remontée de l’emploi industriel (2).
3. Le recul de l’industrie s’accompagne en général de la baisse du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB). Il y a certes débat quant à la pertinence de cet indicateur, voire de celle du taux de croissance de ce PIB comme objectif économique. L’industrie est surtout montrée du doigt. Une façon de répondre à cette critique est de porter le débat sur la finalité de l’activité économique en général, et sur celle de l’industrie en particulier.
4. La désindustrialisation pèse sur le niveau général des salaires et augmente la précarité du travail. Globalement, le salaire moyen est plus élevé dans l’industrie que dans les autres secteurs, particulièrement le commerce et les services aux personnes, en forte progression et présentés souvent comme la solution au problème de perte d’emplois industriels. Quand bien même la création de tels emplois compenserait les pertes de l’emploi industriel, leur multiplication va tirer vers le bas le niveau général des salaires. L’externalisation et le traitement d’une partie des emplois industriels comme des emplois de service produisent les mêmes effets car les conventions collectives sont généralement moins protectrices dans ces secteurs.
5. Enfin, dernier facteur et non le moindre, le développement industriel permet de réduire les dégâts environnementaux en évitant la multiplication des transports superflus de marchandises. En effet, nombreux sont les produits finaux dont les composants ont fait le tour du monde pour être assemblés à un endroit et consommés à un autre. D’où la montée des préoccupations à ce sujet et la demande d’une relocalisation des activités industrielles. C’est là une tendance qui commence à s’observer mais qui doit être confirmée (3).
LIBÉRER L’INDUSTRIE DU CARCAN FINANCIER
Le développement industriel se heurte à un obstacle majeur : le carcan financier qui pèse aussi bien sur les choix de politique économique du pays que de gestion des entreprises. En France, la part, dans la valeur ajoutée, des dividendes versés a été multipliée par sept en trente ans. Depuis déjà de nombreuses années, le montant des dividendes dépasse celui des investissements (4). Et la part des dépenses consacrées à la recherche et développement dans les richesses créées diminue alors que celle des dividendes augmente. L’idéologie libérale justifie ces évolutions au nom du risque que les détenteurs de capitaux sont censés assumer dans un monde caractérisé par la libre circulation des capitaux. La réalité est tout autre : le risque est de plus en plus supporté par les travailleurs et la société globale, comme l’atteste la situation actuelle du marché obligataire. Depuis 2008, pour sauver le système financier la Réserve fédérale des États-Unis (la banque centrale du pays) puis la Banque centrale européenne ont injecté des milliers de milliards de dollars, surtout dans le cadre de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing). Au lieu d’utiliser ces sommes gigantesques pour développer l’emploi et l’investissement productif, les banques les emploient, notamment depuis 2012, pour acquérir des obligations d’États, si bien qu’à présent les obligations émises par certains États (États-Unis, Japon, Allemagne, France…) sont à taux négatif. En d’autres termes, les banques privilégient les placements jugés moins risqués (même s’ils leur coûtent de l’argent) à ceux qui pourraient éventuellement être plus risqués mais certainement plus vertueux quant à leurs retombées économiques et sociales. Or cette fuite devant le risque a alimenté une nouvelle bulle financière qui risque d’éclater du jour au lendemain et de mettre en péril l’économie mondiale (5).
QUELQUES PISTES
Plusieurs moyens existent pour libérer l’industrie de ce carcan financier. Avant tout, un État stratège, visionnaire et développeur pour fixer, dans une visée de long terme, le cadre général du développement économique et social et mettre en oeuvre une politique industrielle permettant de développer des filières corrélées dans le cadre d’un système productif cohérent. Cette cohérence passe par l’articulation des enjeux immédiats et du futur : la lutte contre le chômage, la précarité, la pauvreté et les inégalités ; la transition énergétique et écologique… L’extension des droits collectifs pour les salariés et leurs représentants, leur permettant de peser sur les choix stratégiques des entreprises, sur l’organisation du travail, la formation, etc. Le développement des services publics de qualité et la mobilisation des recettes et dépenses publiques (fiscalité, aides conditionnées, etc.). La mobilisation du système financier, et particulièrement bancaire, pour distribuer des crédits sélectifs. Des coopérations à tous les niveaux, du local au mondial, en passant par le régional et le national, pour assurer un développement solidaire et harmonieux, combattre les inégalités et garantir la paix et la sécurité. Une telle conception est à l’opposé des politiques d’austérité et d’affaiblissement des droits sociaux, particulièrement le droit du travail. D’où l’importance des mobilisations contre ces politiques de régression sociale.
1) Statistiquement, on observe que la productivité du travail augmente plus vite dans l’industrie et demeure supérieure à celle des autres secteurs d’activité, surtout les services.
2) Thibaut Bidet-Mayer et Philippe Frocrain, « Vers une renaissance de l’industrie américaine ? », in Problèmes économiques, no 3138, septembre 2016.
3) Voir, par exemple, Harold Sirkin, « Reshoring has slowed, but hasn’t stopped », Forbes, 31 mai 2016.
4) La nouvelle base de l’INSEE contredit ce constat. En effet, selon la nouvelle base, les dividendes versés
étaient supérieurs aux investissements réalisés entre 2006 et 2010. Depuis, ils seraient légèrement inférieurs aux
investissements. Il convient de préciser que cette nouvelle base a fait l’objet de nombreuses critiques, y compris au sein même de l’INSEE.
5) Voir, par exemple, Marie-Paule Virard et Patrick Artus, la Folie des banques centrales : pourquoi la prochaine crise sera pire, Fayard, 2016.
DES NORMES DE COMPTABILITÉ RÉVÉLATRICES
Une comparaison du plan comptable « classique » avec la présentation actuelle des comptes selon les normes comptables IFRS est fort utile, même si le plan comptable classique doit être lui-même dépassé, car il est fondé sur les conceptions capitalistes, alors que de plus en plus il devient évident qu’il faut apprécier l’activité économique sur de nouvelles bases, par exemple sur les besoins à satisfaire dans une visée de long terme (cf. réflexions sur de nouveaux indicateurs de richesses).
Conceptuellement, le plan comptable commence par la valeur ajoutée ; viennent ensuite la rémunération des salariés, les dépenses d’investissement, les frais financiers, les taxes et impôts, la constitution des réserves. Les dividendes versés ne viennent qu’après la réalisation de toutes ces dépenses ; ils se trouvent donc au bout de la chaîne, comme le reliquat. À présent, la logique est complètement inversée : la décision de produire, d’embaucher et d’investir est prise sur la base de la rémunération exigée des propriétaires ; l’emploi et l’investissement sont ensuite modulés en fonction de cette exigence.
Il est en effet significatif que les normes IFRS évacuent le concept de valeur ajoutée. En revanche, l’accent est mis sur une série d’indicateurs permettant de mesurer avec précision et à brève échéance la rentabilité financière.