L’air du temps médiatique est aux algorithmes et aux intelligences artificielles. Mais de quoi s’agit-il ? Faut-il s’en méfier ou s’en mêler ?
*Ivan Lavallée est professeur émérite d’informatique.
Ce qu’on appelle intelligence artificielle, c’est une algorithmique mise au point pour affronter des situations où la combinatoire des possibles exclut les procédures exhaustives. Il a donc fallu mettre au point des procédures (algorithmes !) appropriées. C’est ainsi qu’on peut faire jouer un ordinateur aux échecs ou au go et faire en sorte qu’il gagne à tous les coups alors que le nombre de parties possibles est supérieur au nombre d’électrons dans l’Univers. Comme l’exprimait Ada comtesse de Lovelace (1815-1852), première programmeuse de l’histoire : « La machine analytique (1) n’a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous saurons lui ordonner d’exécuter. Elle peut suivre une analyse ; mais elle n’a pas la faculté d’imaginer des relations analytiques ou des vérités. Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer. »

TRADUCTION TRAHISON
On traduit allégrement artificial intelligence par intelligence artificielle, bien que nul n’ait confondu Intelligence Service avec service intelligent. On est là devant un problème de culture, les Anglo-Saxons sont pour l’essentiel tentés par le behaviorisme, le test dit de Turing en témoigne, qui juge extérieurement de l’intelligence d’une chose (une situation?) par l’observation qu’on en peut faire. C’est une vision mécaniste du matérialisme. Ainsi en vient-on à parler d’objets intelligents, voiture intelligente, autocuiseur intelligent… Si on définit l’intelligence comme une capacité à faire ceci ou cela, alors les ordinateurs sont ou seront intelligents, car en capacité de le faire : ils peuvent agir, faire, simuler, calculer plus vite que tout être humain, c’est même pour ça qu’on en conçoit et en fabrique. Un ordinateur n’a pas de désir, il ne triche pas s’il n’est pas programmé pour, il n’aime, ne hait, ne souffre, n’est confronté à sa mort ni ne pense, il n’a pas de généalogie, de fratrie, de progéniture, donc pas de frustration.
UN ENJEU IDÉOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE
Le terme « intelligence artificielle » fut créé en 1956 par John McCarthy au cours d’une conférence au Dartmouth College (Hanover, New Hampshire). L’invention et l’utilisation de ce terme sont caractéristiques d’une démarche anthropomorphique alors qu’existe le terme cybernétique, qui recouvre le même champ de connaissances, et même au-delà. Ainsi, il n’y aurait qu’à comprendre le fonctionnement du cerveau, et à le reproduire pour fabriquer de l’intelligence. Il s’agit là d’une démarche surprenante pour des scientifiques : aucun avion ne vole comme un oiseau, la nature n’a pas inventé la roue. Simuler le comportement du cerveau pour en comprendre le fonctionnement est une chose, espérer faire produire à de tels simulateurs de l’intelligence en est une autre. Les hommes ne sont intelligents que parce qu’ils vivent en société, les mésaventures d’enfants abandonnés et élevés par des animaux en témoignent. On peut assimiler l’intelligence au processus d’hominisation, qui est toujours en cours.
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET APPRENTISSAGE
En informatique, on utilise des algorithmes, et le codage de ces algorithmes en un langage compréhensible par la machine se nomme programme. La théorie de la complexité algorithmique nous apprend qu’il existe un certain nombre de problèmes – bien sûr les plus intéressants – pour lesquels, quelle que soit la puissance des ordinateurs utilisés, le temps de calcul nécessaire à leur résolution exacte, même s’ils sont de petite taille (une centaine de variables), est de l’ordre de quelques milliers de siècles. On se contente alors d’utiliser des algorithmes qui donnent de « bonnes solutions », qu’on appelle des heuristiques (2), voire des « solutions approchées » (3).
PROBABLEMENT APPROXIMATIVEMENT CORRECT
L’une des techniques reines de l’intelligence artificielle (IA) est l’apprentissage automatique, qui consiste à concevoir des algorithmes capables d’apprendre à partir d’échantillons pris dans des bases de données ou obtenus par des capteurs. C’est le principe même des systèmes évolutifs qui s’adaptent à leur environnement : ils ont un comportement probablement approximativement correct pour évoluer dans le contexte des contraintes dudit environnement, qu’il s’agisse des règles du jeu de go apprises au fur et à mesure des parties jouées ou de l’évolution des espèces animales. Ce qu’il faut remarquer ici c’est le « approximativement ». C’est le fait de cette approximation qui autorise l’évolution, le progrès. Si un algorithme n’est pas approximatif dans un environnement changeant, il n’est plus adapté lorsque l’environnement change. C’est cette capacité à apprendre à partir des informations fournies par les internautes eux-mêmes qui est mise en oeuvre par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pour analyser les comportements de chacun, en élaborer un profil commercial et proposer des services ou produits adaptés avec une grande pertinence. Les mêmes techniques peuvent servir à prévoir l’évolution de notre santé et à tenter de prévoir les comportements humains et sociaux en général. La maîtrise de ces techniques et des outils permettant de les mettre en oeuvre est un enjeu de démocratie.
ENJEU STRATÉGIQUE
En effet, si les techniques d’IA permettent l’élaboration d’un profil commercial, elles peuvent également servir une organisation malveillante. L’évolution actuelle du libéralisme, le libertarianisme, va dans ce sens. Le but étant de mettre au point des techniques comme le blockchain afin de contourner les institutions, États et intérêts collectifs pour réduire la société à des rapports contractuels entre individus isolés, la société étant alors constituée d’un ensemble d’individus juxtaposés regroupés dans des entre soi tribaux en fonction d’intérêts particuliers. Il y a un risque avéré de domination par des entreprises capitalistes dont, aujourd’hui, le capital est supérieur à celui de bien des États et dont la capacité et la volonté de nuire sont extrêmement préoccupantes. De même, dès le XXè siècle les États- Unis ont pris la mesure des transformations en cours et de la puissance disruptive de ces technologies dans leur soif de prédation et de domination mondiale. Dès 1994, le gouvernement états-unien a créé le PITAC, dont le but avoué est d’assurer la domination impérialiste du pays sur le monde entier. Dans le même mouvement, l’IA peut permettre de développer des forces productives susceptibles de libérer l’humanité des tâches ingrates ou tout au moins de les ramener à une activité très marginale. Les outils fournis par la révolution numérique peuvent être des éléments de libération, il y faut une volonté politique et une organisation. Ces nouvelles forces productives permettent d’envisager une production matérielle de satisfaction des besoins humains ne nécessitant que très peu d’heures de travail aliéné, une réduction drastique du temps de travail à revenus au moins constants est possible.

LA CYBER RÉVOLUTION
Ce qui caractérise une révolution, c’est qu’elle bouleverse non seulement la façon de produire, mais également les rapports sociaux et sociétaux. Ce fut le cas de la révolution industrielle, prolongée par la révolution scientifique et technique qui n’a pas vraiment modifié les rapports sociaux de production ni les rapports sociétaux : elle les a amplifiés. Ce qui caractérise aujourd’hui notre société, c’est qu’elle forme un système unique de systèmes, vivants ou non, imbriqués, dynamiques et en interaction, en un mot, un système cybernétique. On ne peut traiter de la préservation de l’environnement sans poser la question de la production agricole ou des déplacements individuels, ou de la façon de produire (d’où, par exemple, la vogue des circuits courts). Le problème qui se pose désormais à l’humanité et qui va devenir de plus en plus prégnant et urgent, c’est de gérer ce système global dynamique, cybernétique. La cyber révolution (4), dont on peut dire qu’elle a démarré au début des années 2000, repose sur trois piliers : la révolution numérique et cognitique, que nous évoquons ici et qui est centrale ; la révolution biotechnologique ou encore métabiologie, dont on perçoit les prémices (5); et la révolution énergétique en cours (6). C’est un nouveau système techno – scientifique qui se met en place et qui bouleverse l’organisation de la société, c’est ce qui fait révolution. Tous les éléments y sont intimement liés, c’est en cela qu’on peut parler d’un système cybernétique. La façon dont les hommes s’empareront de ces possibilités, dont s’opérera cette transformation, dans l’intérêt de qui, de quelle classe, est l’enjeu actuel, l’avenir est ouvert.

est l’apprentissage automatique à partir d’échantillons pris dans une base de données comme Facebook.
(1) Il s’agit de l’analytical engine, la machine mécanique de Babbage, premier calculateur programmable…jamais achevé.
(2) Lesdites heuristiques se fondent sur l’expérience humaine ; elles représentent une connaissance du problème.
(3) Lorsqu’on est capable de dire quelque chose sur la distance à la solution idéale, on parle d’« algorithmes ε-approchés ».
(4) Voir l’ouvrage Cyber Révolution, éd. Le Temps des Cerises, 2002.
(5) Pour avoir une idée de ce qui bouge de ce côté-là : http://people.seas.harvard.edu/~valiant/PAC- %20Summary.pdf/
Voir aussi Gregory Chaïtin Proving Darwin : Making Biology Mathematical http://vintagebooks.com; et aussi, en français, « La machine alpha : modèle générique pour les algorithmes naturels » http://arxiv.org/abs/1304.5604).
(6) On aurait tout aussi bien pu écrire « climatique », mais si on a de l’énergie en grande quantité (décarbonée, et donc, en l’état actuel de la physique, nucléaire !), on peut régler l’essentiel des problèmes posés.
« BLOCKCHAIN»
La chaîne de blocs, plus connue sous le terme anglais de blockchain, est un protocole informatique développé au milieu de la décennie 2000-2010 autour de la monnaie virtuelle “bitcoin” par une communauté d’informaticiens souhaitant remettre en cause le monopole des banques et monnaies étatiques. Construit comme une mise en oeuvre de la solution mathématique du consensus distribué probabiliste ou « problème des généraux byzantins », la spécificité technique du blockchain est de permettre des transactions en ligne, a priori infalsifiables, au travers d’une base de données et de capacités de cryptage/décryptage distribuées entre les ordinateurs de tous les participants au système, c’est-à-dire sans aucun contrôle centralisé, chacun étant contrôlé par tous. Une caractéristique « révolutionnaire » pour nombre d’anarchistes et d’ultralibéraux qui n’empêche pas banques, États… et mafias de s’y intéresser de près.