Les inégalités professionnelles commencent à l’école, Entretien avec Marine ROUSSILLON* et Matthieu BAUHAIN**

En France, on distingue vingt-quatre secteurs d’activité, cinq d’entre eux – la santé, les services sociaux, l’éducation, l’administration publique et le commerce de détail – concentrent 48 % des femmes occupant un emploi. Quel est le rôle de l’éducation dans ces inégalités professionnelles ?  

*Marine Rousillon (MR) est responsable du Réseau Ecole du PCF

**Matthieu Bauhain (MB) est secrétaire national de l’Union des Etudiants Communistes (UEC)



Progressistes: Retrouve-t-on la spécialisation professionnelle qui existe entre hommes et femmes dans les parcours scolaires et universitaires ? 

Marine Roussillon Membre de l'exécutif du PCF En charge du secteur éducation.
Marine Roussillon
Membre de l’exécutif du PCF
En charge du secteur éducation.

MR: Jusqu’au bac, les filles réussissent mieux que les garçons mais choisissent des parcours moins valorisés, ce qui influence leur insertion professionnelle. Les filles sont moins souvent en retard scolaire que les garçons. Elles réussissent mieux au bac, ont plus de mentions. À la sortie du système éducatif, les femmes sont plus diplômées que les hommes. Après le brevet des collèges, les voeux d’orientation sont semblables. C’est au lycée que les parcours se différencient. Les filles, choisissent plus souvent des options littéraires ; elles sont majoritaires en terminale littéraire (78,8 % des élèves) et minoritaires en terminale scientifique (45,9 %). Elles sont plus nombreuses dans le tertiaire : 91,3 % des terminales ST2S (sanitaire et social), 70,6% des CAP services, 68,3 % des bacs pro et BMA (brevet des métiers d’art) services; et minoritaires dans les formations industrie et production: 7% des élèves de terminale STI2D (industrie et développement durable), 19,7% des CAP production, 11,8 % des bacs pro et BMA production).

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MB: Cette division genrée du travail trouve en partie sa source dans l’orientation genrée. Il y a un enfermement dans les métiers dits « féminins » : les lettres, langues et sciences humaines sont emblématiques, avec 75 % de femmes, alors qu’elles sont 30 % en sciences fondamentales et 27 % dans les écoles d’ingénieurs. Le cas des BTS est prégnant, il y a 70 % de femmes dans les filières de services, 40 % pour les métiers de la production. Même si elles sont meilleures en classe, les femmes vont moins loin dans l’enseignement supérieur. C’est une hiérarchisation qui se ressent dans le monde du travail. Si 57 % des étudiants sont des étudiantes, elles ne représentent plus que 48 % des doctorants et 41 % des étudiants en CPGE.


Progressistes: Comment cet écart est-il fabriqué chez les jeunes, et par qui ? 

MR: Les analyses libérales rejettent les responsabilités sur les individus, sur les familles et les enseignants en tant que porteurs de stéréotypes… Ces analyses ne pointent pas le caractère sélectif et inégalitaire du système éducatif et conduisent à remédier aux inégalités de genre par des actions en direction des parents, des enseignants et des élèves, menées en marge des apprentissages scolaires (l’« éducation à l’égalité »). Les stéréotypes véhiculés par les manuels jouent un rôle dans les choix d’orientation, mais ils ne permettent pas de comprendre que les garçons réussissent moins bien jusqu’au bac, ni que les filles s’orientent moins vers des formations sélectives après le bac. Les contenus et les pratiques de l’école valorisent des comportements socialement construits comme féminins : la docilité, l’expression des sentiments… Au contraire, l’agressivité et les pratiques d’opposition sont dévalorisées et associées à des comportements « perturbateurs ». Ces exigences, qui ne sont pas explicitées et ne font pas l’objet d’apprentissages, ont d’abord pour conséquence de mettre en difficulté les garçons, et plus particulièrement ceux de milieux populaires. L’école n’enseigne pas aux filles le sens de la compétition nécessaire pour réussir dans des filières sélectives, alors que les garçons, eux, l’acquièrent hors de l’école, dans la famille ou les interactions sociales.

MB: Il n’y a aucune raison pour que les hommes plutôt que les femmes occupent des postes à hautes responsabilités. Le système éducatif reproduit les inégalités. Les clichés « classiques » ont la vie dure dans les programmes que nous étudions. Combien de personnages féminins étudiés dans les facs d’histoire ? Combien de femmes scientifiques mises en avant ?

Progressistes: L’orientation genrée ne pose-t-elle pas, aussi, un énorme problème pour le développement de notre pays ? 

MR: Pour l’OCDE, les inégalités scolaires entre filles et garçons posent un problème de compétitivité: «Pour rester compétitifs dans l’économie mondiale d’aujourd’hui, les pays doivent réaliser pleinement le potentiel de tous leurs citoyens »… il faudrait simplement supprimer les « biais » qui entravent la sélection. Or nous ne voulons pas d’une « égalité » entre femmes et hommes qui consisterait à permettre aux femmes d’accéder comme les hommes à des positions de domination : l’égalité entre les femmes et les hommes est un des fronts du combat pour l’égalité de tous, pour l’émancipation individuelle et collective. Dans une société façonnée par des savoirs de plus en plus complexes, il y a besoin d’une élévation générale du niveau de connaissances et de qualifications. La lutte contre les inégalités de genre à l’école est un combat pour une école de la réussite de tous, pour une école qui donne à tous les adultes de demain, filles et garçons, quelle que soit leur origine sociale, les moyens de maîtriser les choix individuels et collectifs auxquels ils seront confrontés, et de construire librement l’avenir, de leur pays et du monde.  M.B. :Notre pays est sclérosé par les vieux schémas patriarcaux. Ça pèse d’abord sur les choix personnels : 30 % de femmes en sciences, c’est gâcher des milliers de vocations personnelles. On se retrouve avec le taux de 96 % d’hommes dans les métiers scientifiques. La moitié du potentiel scientifique de la France est bloquée à la source. Ceux qui pensent que la bataille pour l’égalité femmes/hommes n’est pas une priorité pour notre génération et notre pays n’ont rien compris au XXIe siècle et aux enjeux de progrès qui y sont liés.

Progressistes: Pour finir, quelles propositions pour mettre un terme aux spécialisations suivant le genre ? 

MR: Une « éducation à l’égalité » réalisée en marge des autres apprentissages ne permet pas de lutter contre les inégalités d’apprentissage, elle est source de confusion pour les élèves sur les attendus de l’école et aggrave les inégalités de réussite scolaire. C’est l’ensemble des contenus et pratiques pédagogiques qu’il faut interroger. Cela implique de s’opposer à toutes les tentatives de différencier les contenus en fonction des « goûts » des élèves, qui naturalisent les différences et renforcent les inégalités. Ainsi, face aux difficultés des garçons à entrer dans les activités langagières, on leur propose bande dessinée, mangas…; et pour répondre aux difficultés des filles en éducation physique et sportive, on leur propose de la danse ou du fitness. On prive ainsi garçons et filles d’apprentissages essentiels, celui de la maîtrise d’un langage complexe et l’expression des sentiments d’un côté, celui de l’affrontement, de la prise de risque de l’autre. Les réformes actuelles (rythmes scolaires, collège, lycée), en réduisant les cours communs à tous au minimum et en individualisant les parcours, accentuent la différenciation des contenus. Les choix de chacun sont déterminés par ce qu’il est : son sexe, sa culture, son milieu social… L’école enferme les élèves dans des identités assignées et les prive des moyens de se construire en réfléchissant sur les normes, les valeurs, les stéréotypes. Pis, elle empêche la construction d’une culture commune à tous les citoyens de demain. La mixité (de genre, sociale) reste formelle : garçons et filles fréquentent la même école, mais n’y apprennent pas la même chose et n’y sont pas l’objet des mêmes ambitions. Il s’agit de construire une école qui ne considère aucun comportement, aucun savoir comme « naturel », une école qui interroge à la fois les savoirs et les identités. En prenant en charge l’ensemble des apprentissages nécessaires pour réussir et faire des études longues, sans rien considérer comme acquis ailleurs, l’école peut assurer la réussite de tous. Interroger les savoirs à partir de l’exigence d’égalité des sexes. Quelle meilleure arme contre les stéréotypes qu’une école où tous et toutes apprennent ensemble, réussissent ensemble et acquièrent ensemble le pouvoir de changer le monde ? Cela implique un important effort de formation des enseignants pour leur donner les moyens d’assurer la réussite de tous. La bataille contre les inégalités de genre à l’école ne se livre pas uniquement «pour faire réussir les filles », elle se livre aussi contre l’échec scolaire des garçons, qui touche particulièrement les élèves des milieux populaires. Ne nous laissons pas prendre aux discours moralisateurs qui veulent « civiliser » les garçons des milieux populaires! Ces discours, qui prolifèrent, divisent le peuple, nourrissent la frustration et la rancœur des jeunes hommes de milieux populaires et font le lit du « masculinisme » que tente de manipuler l’extrême droite. En affirmant l’unicité de notre combat pour l’égalité, nous pouvons travailler à la convergence des franges populaires du salariat et des couches moyennes.

MB: Construire l’égalité femmes/hommes dans l’enseignement supérieur est la condition sine qua non à la sortie de l’impasse économique et intellectuelle dans laquelle se trouve le pays. Par exemple, un cadrage des diplômes mettrait fin aux inégalités salariales, ce qui rapporterait au passage 60 milliards d’euros à la Sécurité sociale. De même, avec un vrai service public de l’orientation, on peut enrayer l’orientation genrée, en multipliant les passerelles entre les filières. Il faut mettre en place plus de polyvalence technique dans les filières, et enseigner à tous des compétences de direction et d’organisation du travail : c’est la bataille pour l’abolition de la division sociale du travail. Il y a un enjeu énorme à fédérer les associations étudiantes. Avec cette bataille pour de nouvelles libertés professionnelles pour les femmes, nous voulons les amener vers le camp du progrès. C’est notre ambition pour les années à venir.

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