Il n’est pas possible d’envisager la transformation sociale sans partir de ce qui y fait réellement obstacle dans la société, à commencer par les inégalités de genre.
*Maryse Dumas est membre du Conseil Economique, Social et Environnemental au titre de la vie économique et du dialogue social, où elle représente les salariés.
Il y a quarante ans, l’ONU décrétait 1975 Année internationale de la femme – des femmes concrètes et de leurs droits donc. Depuis, la connaissance des multiples aspects de la domination et des inégalités de tous ordres qu’elles subissent a beaucoup progressé. Plusieurs réformes d’importance, plusieurs lois ont été promulguées. Et pourtant la problématique de l’émancipation reste entière. C’est une question politique majeure que les forces syndicales, associatives ou politiques de progrès doivent défricher si elles veulent ouvrir de réelles perspectives transformatrices.
POUR UNE STRATÉGIE D’ÉMANCIPATION
Révéler les mécanismes par lesquels se construisent et se perpétuent les inégalités de genre est absolument indispensable, mais une stratégie émancipatrice se doit de les intégrer dans une visée plus large. En effet, les inégalités de tous ordres, notamment sociales, s’accroissent, se complexifient, se surajoutent. On ne peut faire reculer les unes qu’en prenant en compte les autres. D’où la nécessité d’un travail approfondi sur la finalité du combat à mener en même temps que sur les axes porteurs de mobilisations possibles, mobilisations sans lesquelles rien ne pourra changer véritablement. C’est à cet immense travail qu’il faut maintenant s’atteler, sauf à laisser les acquis du dernier demi-siècle se diluer dans un consensus institutionnel sans portée transformatrice.
Le féminisme n’est pas une affaire de femmes. Il est un humanisme, une vision des droits fondamentaux de la personne qu’une société démocratique se doit de prendre en compte. Il y a, c’est vrai, plusieurs visions du féminisme et de son contenu, comme il y a plusieurs visions du socialisme, du communisme, et même du libéralisme. D’où l’importance d’en clarifier les visions communes et celles qui divergent afin de favoriser le débat d’idées et l’implication du plus grand nombre possible, dans un processus à la fois mobilisateur et démocratique.
AUTONOMIE ET LIBERTÉ À CONJUGUER AVEC ÉGALITÉ
La question du travail salarié, ou tout au moins rémunéré, des femmes est au coeur de la problématique de l’autonomie, donc de la liberté et de l’égalité des femmes.
Un siècle après l’arrivée massive des femmes dans les usines et les travaux où elles ont remplacé les hommes partis au front, les leviers premiers de l’émancipation féminine ne font plus guère de doute : il s’agit de tous les aspects qui permettant une reconnaissance pleine et entière de leur droit au travail comme droit fondamental de toute personne humaine, tel que reconnu dans la Constitution, mais bien loin encore de l’être dans les faits.
En effet, si les femmes ont toujours travaillé – dans la sphère familiale, domestique ou artisanale –, leur autonomie, comme la visibilité de leur travail et la conquête des droits afférents ont découlé largement de leur accès au salariat. Dans la seconde moitié du XXe siècle, leur entrée massive dans l’emploi à temps plein, de moins en moins interrompu par le mariage et la maternité, a fortement contribué à faire bouger tous les curseurs de leur place dans la société et dans la famille.
Avec la conquête de l’autonomie vient celle de leur liberté, dont celle, ô combien subversive ! du corps : contraception, IVG, criminalisation du viol, mais aussi reconnaissance des couples homosexuels, découlent incontestablement du double mouvement de salarisation massive des femmes et des batailles d’idées féministes. Toute la société a bougé dans ses tréfonds et n’a sans doute pas fini de le faire, donnant raison à Aragon pour qui « la femme est l’avenir de l’homme. »
Pour autant, comme il le dit aussi : « Rien n’est jamais acquis à l’homme », « encore moins à la femme », pourrait- on ajouter : le chômage, la précarité, le temps partiel menacent ce qui a été obtenu, comme aussi la remise en scène des intégrismes religieux, dont l’un des points communs est le refus de la liberté et de l’égalité des femmes. Les progrès inscrits dans les consciences sont à la fois récents (une génération) et fragiles : dans une interview récente, Olivier Mazerolle, par exemple, a fait procès à Mme El Khomri, ministre du travail, de se faire appeler par son nom de naissance, d’origine marocaine, plutôt que par celui de son époux, français; or porter le nom marital est pour les femmes un usage, non une obligation, et ce depuis la Révolution de 1789! Cet incident montre l’ampleur du chemin qu’il reste à parcourir, dans les faits et dans les mentalités. Il permet aussi de remarquer que très souvent la discrimination liée aux origines se surajoute à celles liées au sexe. Rechercher l’émancipation implique donc une bataille concernant chaque type de domination associée à une vision transversale des droits de la personne et de l’égalité.
DE L’INDIVIDU AU COLLECTIF
Partir de la personne, voir l’ouvrière et pas seulement l’ouvrier, la résistante et pas seulement le résistant, la femme et pas seulement l’homme, même avec un grand « H », est l’un des principaux apports des batailles féministes du dernier demi-siècle. Cela a d’ailleurs provoqué nombre d’incompréhensions entre les organisations du mouvement ouvrier et les organisations féministes. Des évolutions réciproques ont permis de les surmonter en partie. Pourtant, une question subsiste : comment intégrer dans une dynamique collective les préoccupations liées à l’individu ? Ou, plus précisément, comment et à partir de quoi construire des communautés de valeurs et d’approches de nature à ouvrir des perspectives de mobilisations et de transformations? La dynamique de classes doit intégrer la différence des sexes, le féminisme doit intégrer les différences de classes.
ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES, POUR L’ÉGALITÉ TOUT COURT
La marche vers l’égalité entre les femmes et les hommes a progressé, mais elle bute aujourd’hui sur la problématique globale des inégalités sociales qui, elles, se durcissent : toutes les femmes de toutes catégories sociales sont confrontées aux inégalités et aux dominations liées à leur sexe. Et pour les femmes, si nombreuses en bas de l’échelle sociale et dans des emplois précaires, partiels ou à faible possibilité d’évolution, la question des inégalités sociales est vécue de façon au moins aussi importante.
Les acquis des femmes cadres ou cadres supérieurs doivent être élargis et consolidés, cela ne fait aucun doute. Cela dit, ils ne servent plus de locomotive pour améliorer la situation de la majorité des femmes. Remarquons d’ailleurs l’absence quasi totale de conflits collectifs portant sur l’égalité femmes-hommes au travail. Pourtant les femmes se battent, à l’exemple récent des sages femmes dans des nombreuses luttes dans les cliniques ou établissements hospitaliers, des femmes de chambre de certains hôtels de luxe, des salariées du commerce ou de l’aide à domicile, sans compter la participation importante des femmes aux côtés de leurs collègues masculins lors des multiples conflits d’entreprises.
Dans ces conflits, la question des salaires, des qualifications et conditions de travail est omniprésente, mais elle n’est pratiquement pas posée en termes d’égalité professionnelle ou salariale. On peut y voir l’effet, d’une part, de la ségrégation par sexe des emplois occupés qui rend les comparaisons immédiates difficiles et, d’autre part, de l’écrasement des salaires qui les rend peu attractifs (la moitié des salariés du privé gagnent moins de 1 600 € par mois). D’où l’intérêt d’une stratégie qui aborde le cœur de l’exploitation du travail sous tous ses aspects, y compris de classe. C’est ce que la CGT tente en s’attaquant à la question de la « valeur du travail », afin que celle-ci soit la référence pour établir classifications, rémunérations, déroulements de carrière, etc. Cette démarche a pour avantage de donner au travail réel une place centrale. Elle favorise le débat entre salariés sur les conditions à réaliser pour le rendre plus utile socialement et plus attractif. Elle favorise une approche de l’égalité non pas en opposition femmes/ hommes mais en communauté de revendications pour que tous les aspects du travail soient pris en compte. Ainsi peuvent être valorisés des aspects du travail aujourd’hui ignorés, notamment pour les emplois à prédominance féminine.
Remarquons par ailleurs que bien des mesures à caractère général auraient une portée immédiate sur les inégalités femmes/hommes : une augmentation forte du SMIC, par exemple, la valorisation de tous les salaires d’entrée des grilles, la lutte contre la précarité ou les temps partiels. Plus généralement, tout ce qui vise à garantir un socle de droits communs pour chaque salarié, de son entrée dans la vie active jusqu’à sa retraite, à créer une sécurité sociale professionnelle pour faire face aux mobilités et transferts d’emplois est bénéfique à l’égalité.
Enfin, gagner une plus grande mixité des emplois et filières, si elle ne suffit pas à l’égalité, en est une condition indispensable, une bonne partie des inégalités salariales et de déroulements de carrière trouvant sa source dans une ségrégation par sexe qui peine à reculer. Plus de femmes dans les filières à prédominance masculine, et plus d’hommes dans les filières à prédominance féminine, cela dès l’orientation scolaire, doivent être un objectif premier. Il doit, bien sûr, s’accompagner de batailles pour l’égalité effective dans chacune des filières, et pour l’égalité au plan général, afin d’éviter de faire rentrer par la fenêtre ce qu’on aurait réussi à sortir par la porte.
POUR UNE ÉDUCATION POPULAIRE DE MASSE
La vigilance s’impose en effet : rien ne progresse spontanément en matière d’inégalités femmes/hommes. Ce sont des cultures millénaires qu’il faut faire bouger. Non seulement l’objectif ne peut être atteint en une ou deux générations, mais on observe même une tendance à ce que chaque progrès sur un aspect de l’égalité soit contrebalancé par un nouveau travers : la progression du nombre de femmes dans les directions d’entreprises, de syndicats, de partis, etc., est ainsi souvent contrebalancée par une modification des lieux réels de pouvoirs et de décisions. D’où l’importance de poursuivre en permanence des batailles d’idées, avec le double souci de clarifier les mécanismes d’inégalités et de dominations, et d’ouvrir des voies pour les dépasser.
Une visée émancipatrice doit reposer sur l’affirmation claire de valeurs, sur les droits fondamentaux de la personne humaine, femme ou homme, de toutes origines, de toutes conditions, en bannissant sexisme, racisme, homophobie, tout ce qui brime les individus en raison de ce qu’ils ou elles sont. Elle implique une analyse approfondie des rapports d’exploitation et de domination et de leurs interactions, et doit se déployer sur chacun des aspects ainsi identifiés avec d’intenses batailles d’idées et des mobilisations au diapason. Définir les conditions d’une éducation populaire de masse démocratique, appuyée sur le vécu et les aspirations de la plus grande partie des femmes et des hommes, est l’enjeu de la période qui s’ouvre.