Dans tous les pays, il faudrait rĂ©duire les Ă©missions de CO2 et gaz Ă effet de serre en dessous de 1,5 t par habitant et par an, et cela avant 2050. Or nous en sommes trĂšs loin. Lâignorer mettrait en pĂ©ril notre mode de vie. Mais comment faire?
*SEBASTIEN BALIBAR est physicien, chercheur Ă lâĂcole normale supĂ©rieure (Paris), membre de lâAcadĂ©mie des sciences.
Comme nous lâont expliquĂ© les climatologues du GIEC, il faudrait stabiliser la concentration de CO2 dans lâatmosphĂšre aux environs de son niveau actuel : 400 parties par million (400 ppm), avant la fin de ce siĂšcle et faire de mĂȘme pour tous les autres gaz Ă effet de serre que nous Ă©mettons. Or, dans toutes les Ă©missions de ce CO2, qui constitue le polluant principal, seulement la moitiĂ© est absorbĂ©e par les ocĂ©ans et la vĂ©gĂ©tation; lâautre moitiĂ©, environ 20 milliards de tonnes, sâaccumule dans lâatmosphĂšre. Et cela va continuer pendant plusieurs dĂ©cennies, car on ne peut pas arrĂȘter ces Ă©missions du jour au lendemain. Pour dĂ©carboner la production dâĂ©nergie, on ne peut pas remplacer en un clin dâĆil toutes les centrales Ă charbon, gaz ou pĂ©trole par des barrages ou par des centrales nuclĂ©aires. On ne peut pas non plus capturer le CO2 Ă la sortie de toutes les cheminĂ©es dâusines puis apprendre Ă le stocker de maniĂšre sĂ»re sous le simple prĂ©texte quâon le souhaiterait, ni rĂ©duire la consommation dâĂ©nergie en isolant toutes les maisons dâun coup de plume, ni convaincre tous les habitants de la planĂšte de prendre des tramways Ă©lectriques au lieu de leur voiture Ă essence. Il est donc urgent de prendre des mesures rigoureuses pour modifier en profondeur nos modes de production et de consommation dâĂ©nergie, sachant quâon nâempĂȘchera pas la concentration de CO2 dans lâatmosphĂšre dâaugmenter pendant quelques dĂ©cennies. Il faudrait quâensuite, dans la seconde moitiĂ© de ce siĂšcle, les ocĂ©ans et la vĂ©gĂ©tation absorbent davantage de CO2 que ce que nous Ă©mettons. Câest ce quâimagine le GIEC dans son scĂ©nario le plus optimiste. Il faudrait au moins tenter de sâen approcherÂč.
DES RESPONSABILITĂS TRĂS INĂGALEMENT RĂPARTIES
Alors comment faire ? Le problÚme est à la fois scientifique, technique, économique et, évidemment, politique. On ne le résoudra pas sans mobilisation générale. Or les émissions de CO2 sont trÚs inégalement réparties entre pays.
Lorsque les Ătats-Unis nous rĂ©pĂštent que les Ă©missions de la Chine sont de 50 % plus Ă©levĂ©es que les leurs, ils feignent dâignorer que leur population atteint 314 millions dâhabitants, contre 1,35 milliard de Chinois. Les 34 pays de lâOCDE (1,25 milliard dâhabitants) Ă©mettent 50 % de plus que la Chine. MĂȘme sâil est Ă©vident quâon ne rĂ©soudra rien sans un accord entre au moins la Chine et lâOCDE (dont les Ătats-Unis), puisque lâensemble reprĂ©sente 65 % du total des Ă©missions, tout doit commencer par une comparaison de la maniĂšre dont on produit et consomme de lâĂ©nergie dans chaque pays. Pour cela, ce sont bien les Ă©missions par habitant quâil faut regarder et, pour simplifier, considĂ©rons les Ă©missions liĂ©es au trio pĂ©trole-gaz-charbon (voir graphique ci-contre), parce quâelles constituent 86 % de lâensemble et que la dĂ©forestation pose des problĂšmes spĂ©cifiques. Lâobjectif est donc 1,5 t par habitant et par an. La moyenne mondiale est aujourdâhui le triple. Mais Ă qui la faute ?
Proche de la moyenne, on trouve la Chine, mais ses Ă©missions augmentent trĂšs vite : + 21,5 % de 2012 Ă 2013 ! Dans la moyenne mondiale, la France, grĂące Ă son nuclĂ©aire, et surtout la SuĂšde, grĂące aussi Ă son nuclĂ©aire mais aussi Ă ses nombreux barrages hydroĂ©lectriques, et surtout Ă sa politique exemplaire de taxes carbone. Quant aux pays pauvres, comme lâĂthiopie, leurs Ă©missions sont nĂ©gligeables, et le resteront longtemps. Il faudra cependant les aider Ă dĂ©carboner leur production dâĂ©nergie.
On voit surtout que presque tous les pays sont au-dessus de lâobjectif Ă atteindre, certains trĂšs largement au-dessus, mais que tous devront faire des efforts, et quâun accord mondial est donc nĂ©cessaire.
LES DROITS DE LâHOMME
Il faut savoir que dans les confĂ©rences internationales de la sĂ©rie COP les dĂ©cisions sont prises Ă lâunanimitĂ©. On peut le regretter, mais câest un fait. Obtenir un consensus universel entre les 195 pays qui participeront Ă la COP21 de Paris sera donc extrĂȘmement difficile. Ou bien on laisse chaque pays libre de dĂ©finir lui-mĂȘme ce quâil souhaite faire, ou bien on revient aux grands principes.
DâaprĂšs la DĂ©claration universelle des droits de lâhomme, «Tous les ĂȘtres humains naissent libres et Ă©gaux en dignitĂ© et en droits ». Au nom de quoi certains auraient-ils le droit de polluer davantage que dâautres ? Je propose donc dâentamer une Ă©volution vers un mĂȘme droit pour tous : pas plus de 1,5 t par habitant Ă lâhorizon 2050. Peut-ĂȘtre en viendra-t-on un jour Ă adopter ce principe. Mais, pour lâheure, les pays ont plutĂŽt choisi la premiĂšre solution. Chaque pays a donc fait les propositions qui lui convenaient le mieux. Le rĂ©sultat est que, sauf exception, ces propositions sont trĂšs insuffisantes. Par exemple, la Chine ne propose de rĂ©duire ses Ă©missions quâĂ partir de 2030. Ce sera beaucoup trop tard. Câest apparemment la date Ă laquelle ses mines de charbon vont commencer Ă sâĂ©pui ser. Cet immense pays a beau construire des barrages et des centrales nuclĂ©aires, il risque de dĂ©stabiliser le climat Ă lui seul.
Et les Ătats-Unis ? On a entendu les mĂ©dias fĂ©liciter Barak Obama lorsquâil a promis de rĂ©duire les Ă©missions Ă©tats-uniennes de 28 % Ă lâhorizon 2025. Cela pourrait paraĂźtre ambitieux, en fait câest beaucoup moins que la France ou lâAllemagne. Au lieu de prendre 1990 comme rĂ©fĂ©rence, comme lâEurope dans la continuité du protocole de Kyoto, Obama prend 2005, annĂ©e record oĂč leurs Ă©missions avaient atteint 19 % de plus quâen 1990. En consĂ©quence, la rĂ©duction proposĂ©e nâest que de 15 % par rapport Ă 1990, ce qui nâengage pas le pays vers 1,5 t par habitant en 2050. En fait, cette timide diminution doit simplement correspondre au remplacement de leur charbon par leurs gaz de schistes.
Il faut donc dĂ©coder les chiffres. On voit aussi oĂč mĂšne la libertĂ© de choisir chacun ses objectifs. Un dĂ©but dâaccord aurait le mĂ©rite de reconnaĂźtre enfin que le rĂ©chauffement est lĂ et exige une action immĂ©diate. Mais il faudrait corriger toutes ces promesses Ă la hausse dĂšs la confĂ©rence suivante. EspĂ©rons donc que la COP21 maintiendra le rythme dâune confĂ©rence par an, car 2014 a battu tous les records de tempĂ©rature et 2015 sâannonce dĂ©jĂ pire.
QUELLE TRANSITION ĂNERGĂTIQUE ?
Sâengager Ă rĂ©duire ces Ă©missions est une chose, y rĂ©ussir en est Ă©videmment une autre.
Les pays diffĂšrent par leur situation gĂ©ographique, leurs moyens financiers, leur culture. Si tous sâengagent Ă rĂ©duire vigoureusement leurs Ă©missions de CO2, il faut les laisser libres de choisir comment y parvenir. Il sâagit essentiellement de « dĂ©carboner » lâĂ©nergie, câest-Ă -dire de produire une Ă©nergie que lâon consommera sans Ă©mettre de CO2. Il y a deux moyens Ă combiner pour cela.
![Volumes dâĂ©missions de CO2 par pays (ici, la taille des pays et des continents est rapportĂ©e au volume dâĂ©missions [NDLR]).](https://i0.wp.com/revue-progressistes.org/wp-content/uploads/2015/10/image-balibar-doss.png?resize=300%2C150&ssl=1)
Pour ceux qui souhaitent continuer Ă brĂ»ler du pĂ©trole, du gaz ou du charbon, il faut capturer le CO2 et le stocker ensuite. Cela paraĂźt difficile sur le pot dâĂ©chappement de chaque vĂ©hicule, mais cela peut se faire sur les centrales « Ă flamme » qui brĂ»lent ces combustibles fossiles. Le prix de production du kilowattheure augmenterait dâenviron 50 % et resterait trĂšs infĂ©rieur Ă celui des Ă©oliennes. Le problĂšme principal est le stockage : oĂč stocker et comment sâassurer que le CO2 ne sâĂ©chappera pas ? Il faut donc faire de la recherche sur ce problĂšme, mais il serait bon, dĂšs maintenant, dâimposer que toute nouvelle centrale Ă flamme soit Ă©quipĂ©e dâun systĂšme de capture/ stockage.
Lâautre moyen est de dĂ©velopper tout le reste : hydroĂ©lectrique, nuclĂ©aire, Ă©olien, solaire, biomasse, etc. Certains pays, comme la France, ont dĂ©jĂ construit des barrages presque partout oĂč câĂ©tait possible. Il faut se fĂ©liciter des efforts de la Chine et du BrĂ©sil dans cette direction. Le nuclĂ©aire exige un contrĂŽle aussi permanent que rigoureux de la sĂ»retĂ©, ce qui me semble rĂ©alisĂ© en France grĂące Ă notre AutoritĂ© de sĂ»retĂ© nuclĂ©aire. Mais on a vu Ă Tchernobyl puis Ă Fukushima ce qui pouvait se passer si les rĂ©acteurs Ă©taient exposĂ©s au risque dâerreurs humaines, de tremblements de terre majeurs et, surtout, des raz de marĂ©e, sans oublier lâabandon de la production Ă des sociĂ©tĂ©s privĂ©es qui cherchent Ă maximiser leurs profits.
En ce qui concerne les renouvelables, la comparaison France-Allemagne est particuliĂšrement instructive. La France a abandonnĂ© le charbon au profit du nuclĂ©aire Ă la fin des annĂ©es 1970, contrairement Ă lâAllemagne, qui lâa gardĂ© ; câest la principale raison pour laquelle les Allemands Ă©mettent presque deux fois plus de CO2 que les Français. Et cela continue. RĂ©cemment, lâAllemagne a beaucoup dĂ©veloppĂ© lâĂ©olien et le photovoltaĂŻque. Mais ces renouvelables sont intermittents et lâon ne sait pas stocker lâĂ©lectricitĂ© en grande quantitĂ©. Les Ă©oliennes ne tournent pas sâil y a trop de vent ou pas assez; elles ne produisent en moyenne quâenviron 20 % de leur puissance nominale (le photovoltaĂŻque 12 %).
Les barrages comme celui de GrandâMaison en France peuvent remonter lâeau en pĂ©riode de surproduction et la redescendre en pĂ©riode de surconsommation, mais il y a peu de stations de pompage de ce type, surtout en Allemagne, et la modulation des autres barrages ne suffit pas non plus Ă encaisser les fluctuations de production. Donc, chaque fois que ces renouvelables sâarrĂȘtent, il faut allumer rapidement quelque chose. Les Allemands ont dĂ©veloppĂ© leurs centrales au lignite Ă mesure quâils installaient des Ă©oliennes. La place du lignite dans le mix Ă©lectrique allemand a augmentĂ© dans la pĂ©riode rĂ©cente, passant de 23 % en 2010 Ă 25,5 % en 2013. Le recours Ă ces renouvelables ne fait pas diminuer leurs Ă©missions de CO2. Lorsquâils prĂ©tendent dans leur Energiewende rĂ©duire leurs Ă©missions de 40 % en 2020 et de 80 Ă 90 % en 2050, câest le bon objectif, mais ils ne sâen donnent pas les moyens. PrĂ©tendre Ă la fois supprimer tous leurs rĂ©acteurs nuclĂ©aires en 2022 et faire passer la part des renouvelables à « au moins 80 % » en 2050 suppose des ruptures technologiques imaginaires.
On a lâimpression que les politiques de transition Ă©nergĂ©tiques sont plus souvent guidĂ©es par des considĂ©rations Ă©lectoralistes que par des analyses scientifiques. Il en est de mĂȘme en France, oĂč lâon prĂ©voit Ă la fois une rĂ©duction du nuclĂ©aire Ă 50 % et une augmentation des renouvelables Ă 40 % de la production Ă©lectrique. En fait, il ne me semble pas possible dâinclure plus de 10 % de renouvelables intermittents dans le mix Ă©lectrique. Pas possible non plus de rĂ©duire la consommation dâĂ©nergie de 50 % ni de rĂ©duire la production dâĂ©lectricitĂ© alors que câest la seule Ă©nergie que lâon peut espĂ©rer dĂ©carboner.
Comment rĂ©soudre au moins une partie de ces difficultĂ©s ? Lâexemple suĂ©dois est intĂ©ressant. En instaurant des taxes carbone qui ont progressivement augmentĂ© (de 27 ⏠la tonne dans les annĂ©es 1970 Ă 117 âŹÂ en 2009), ils ont rĂ©ussi Ă rĂ©duire continuellement leurs Ă©missions sans incidence sur leur niveau dâactivitĂ© et de richesse. En SuĂšde, on Ă©met 30 g de CO2 par kilowattheure produit, en France 79, en Allemagne 461, aux Ătats-Unis 522 et en Chine 766. VoilĂ les chiffres qui incitent Ă crĂ©er un systĂšme de taxes carbone universel, qui devrait Ă la fois pousser les pays riches et gros pollueurs Ă changer de politique Ă©nergĂ©tique et offrir aux pays pauvres de quoi produire de lâĂ©nergie propre. Ce systĂšme devrait ĂȘtre contrĂŽlĂ© par une autoritĂ© internationale dotĂ©e de pouvoirs contraignants. Combiner des taxes carbone avec un marchĂ© de permis dâĂ©missions nâest pas impossible, mais supposerait un contrĂŽle du marchĂ© par la mĂȘme autoritĂ© afin dâempĂȘcher tricheries et dĂ©rives comme on en a connu en Europe.
Mais, Ă©videmment, organiser la solidaritĂ© mondiale autour dâune telle autoritĂ© supranationale a de quoi choquer plus dâun pays comme les Ătats-Unis. Cela reprĂ©senterait une vĂ©ritable rĂ©volution, mais nous en avons besoin.
Âč. Pour une analyse dĂ©taillĂ©e, voir S. Balibar Climat : y voir clair pour agir, Le Pommier, 2015.