La crise Areva et la politique du pouvoir, Louis Mazuy*

Derrière les discours médiatiques, les vraies raisons de la crise d’Areva : le désengagement de l’État et une volonté de démantèlement pour livrer le groupe au privé, au mépris de la cohérence des projets industriels et de l’efficacité des collectifs de travail.

*Louis Mazuy, ingénieur diplômé Arts-et-Métiers, est syndicaliste.

HISTORIQUE JUSQU’À LA CRISE 

Areva, groupe industriel né en septembre 2001 de la fusion des entreprises Cogema, Framatome, CEA-Industrie et Technicatome, est devenu le premier acteur mondial dans son secteur. À ce jour, il est le seul à intervenir sur l’ensemble de la chaîne nucléaire. Ce modèle intégré est remis en cause par les décisions récentes du gouvernement et du président de la République. 

Entre 2002 et 2012, la droite a progressivement transposé les directives européennes visant à déréguler les marchés de l’énergie, à créer les conditions d’une concurrence et d’un accès progressif du capital privé au profit de cette filière. EDF et GDF ont été séparés. L’éclatement d’EDF entre la production et la distribution de l’électricité est programmé. La loi NOME (loi de 2010 portant sur l’organisation du marché de l’électricité) pousse à la hausse du prix de l’électricité. Cette politique libérale comprend aussi la constitution de transnationales de base française, à partir d’entreprises publiques dont les finalités de services publics ont été remises en cause. Pour le marché de l’énergie électrique et gazière, les groupes Areva, EDF et GDF se sont déployés à l’international de façon indépendante, voire concurrentielle. En 2010, le rapport Roussely déplorait l’absence de coopération entre Areva et EDF lors des appels d’offres internationaux pour des centrales nucléaires. 

Le rapport Roussely affirmait aussi : « La filière nucléaire doit atteindre une compétitivité attractive pour l’investissement privé. » Plusieurs extraits du rapport anticipent les déclarations récentes d’Emmanuel Macron se prononçant pour une compétitivité d’Areva et de l’électronucléaire français. 

« Une centrale nucléaire se prête a priori de manière idéale à des financements longs du fait de sa stabilité économique une fois en service […] Une comparaison avec l’industrie pétrolière montre bien que ce n’est pas le montant des investissements, ni même l’inflation rapide de leurs coûts, qui pose un problème aux investisseurs privés pour s’engager dans le nucléaire. […] S’il ne fait aucun doute que l’ouverture au financement privé est une tendance lourde, il n’en reste pas moins que le nucléaire dispose de caractéristiques propres (risques, règles de sûreté et de sécurité, lien avec les questions de défense…). En outre, l’État reste en France, comme dans de nombreux pays, le garant du nucléaire.Vouloir créer les conditions économiques d’un financement privé du nucléaire n’est pas un choix idéologique mais un principe de réalité : c’est la mesure la plus sûre de la compétitivité de notre industrie. » Si les orientations de principe du pouvoir actuel sont dans la continuité des recommandations du rapport Roussely, rapport établi pendant la présidence Sarkozy, l’abandon du modèle intégré d’Areva est un choix plus récent. 

LE POIDS DES MÉDIAS 

Entre 2010 et 2015, la conjoncture a évolué en défaveur de l’électronucléaire, en Europe et aux États-Unis. Le capital financier, ayant de plus de plus de mal à se valoriser sur l’économie réelle, est peu enclin à des investissements à long terme. Aux États-Unis, le boom des gaz de schiste remet à plus tard une éventuelle relance de la construction de centrales nucléaires. La catastrophe de Fukushima, le non-redémarrage de la plupart des centrales japonaises depuis lors et l’arrêt des centrales allemandes ont réduit à l’export l’activité « combustibles et retraitement » d’Areva. La construction de nouvelles centrales a surtout lieu en Asie, notamment en Chine. L’industrie russe capte aussi des possibilités de commande (Finlande, Vietnam, Afrique du Sud…). Dans ce contexte, Areva a un chiffre d’affaires en baisse (8,5 milliards d’euros) et en dessous du minimum prévu de 10 milliards. L’enlisement du chantier de l’EPR Finlande nuit par ailleurs à sa crédibilité de constructeur mondial. 

Depuis 2013, une campagne médiatique s’est focalisée sur l’affaire d’Uramin, le surcoût de l’EPR Finlande et le résultat comptable négatif de 2014. Le fil conducteur de cette campagne est d’expliquer les difficultés d’Areva avant tout comme le résultat de l’incompétence de la direction du groupe. Donner à penser que le groupe Areva ferait n’importe quoi est devenu un axe médiatique, notamment avec la question de la cuve, et plus récemment des soupapes de pressuriseur de Flamanville. Il suffit qu’un examen soit en cours entre Areva, EDF et l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), à propos d’un écart technique, pour qu’une médiatisation en donne une vision catastrophiste. En fait, les règles de qualité (directives ESPN) imposées progressivement par l’administration française depuis 2005 sont de loin les plus exigeantes du monde. 

LA POLITIQUE IMMÉDIATE DU POUVOIR

Depuis 2010, au sein des directions d’Areva et d’EDF, les orientations du rapport Roussely guident les feuilles de route. Areva a beaucoup investi pour renouveler ses équipements en amont et en aval du combustible. Les investissements de 2 milliards d’euros par an entre 2005 et 2012 représentaient plus de 20 % du chiffre d’affaires. Il est encore prévu 1 milliard annuel pendant trois ans, soit plus de 10 % du chiffre d’affaires. Ces investissements très lourds vont permettre à notre pays de répondre à ses besoins de combustibles pendant une cinquantaine d’années et d’être un exportateur. Lorsque la conjoncture sera plus favorable à l’électronucléaire (hausse du pétrole, réchauffement climatique…), Areva redeviendra rentable. Mais l’État n’assure pas son rôle d’actionnaire, ce qui a conduit Areva à un endettement insupportable. Le pouvoir met à profit le besoin de financement d’Areva pour démanteler son modèle intégré… et offrir au capital privé ses activités les plus lucratives. L’ingénierie générale d’Areva est vouée à s’inclure dans EDF. La prise en main par EDF d’une filiale issue d’Areva, Areva NP (réacteurs et ingénierie) est une phase transitoire. Comme cela a déjà eu lieu avec Alsthom, la prise de contrôle de certaines activités industrielles issues d’Areva par des transnationales de base étrangère n’est pas exclue. Le groupe Engie (nouveau nom de GDF) est pressenti pour acquérir l’activité services. Si cela se réalise, ce charcutage éclatera des collectifs de travail, en leur imposant de traiter leurs rapports dans le cadre contractuel du droit des affaires et de la propriété intellectuelle. Pierre-Franck Chevet, président de l’ASN, a déclaré : « La situation d’Areva est préoccupante en matière de sûreté nucléaire et la phase de transition dans laquelle le groupe est engagé présente aussi des risques. » 

LOI DE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE ET PROJET LIBÉRAL

Le pouvoir intervient sur le devenir d’Areva au moment où la loi de transition énergétique se finalise. L’objectif de réduire la consommation d’énergie à base de composants carbonés favorise un consensus. La loi se caractérise par l’intention volontariste de développer les énergies renouvelables, filière beaucoup plus attractive pour le capital financier avide de placements avec rentabilité à court terme, et sans contrainte forte en termes de règles de sûreté. Pour les libéraux, l’électronucléaire a l’inconvénient de nécessiter une forte implication de l’État, tandis que les renouvelables sont beaucoup plus compatibles avec a privatisation et la mise en concurrence.
Dans l’immédiat, cette orientation bute sur une difficulté, à savoir que l’électricité éolienne coûte nettement plus cher que celle du nucléaire. Le rapport de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) d’avril 2015 tombe à point nommé dans ce contexte politique. Son parti pris est de montrer que l’abandon de l’électronucléaire à partir de 2050, par un recours aux renouvelables, ne serait pas si problématique que cela. Il se prononce aussi pour la concurrence « libre et non faussée », dans l’objectif d’une libéralisation complète du marché de l’énergie. Un consensus se dessine en faveur d’un effort pour que la France accède aux technologies du stockage de l’énergie (rapport du Conseil économique et social). 

L’ALLONGEMENT DE LA DURÉE DE VIE DES CENTRALES

Un aspect de la loi de transition énergétique a donné lieu à une hésitation. Imposer une réduction à 50 % de l’électricité nucléaire à la date rapprochée de 2025 est une mesure aux conséquences particulièrement lourdes si elle s’applique. Elle conduirait à renoncer au prolongement à 60 ans de la durée de vie des centrales, alors que l’ASN a défini les mises à niveau post-Fukushima, qui permettent cette prolongation avec une sûreté accrue. Une nouvelle hausse du coût de l’électricité en découlerait. En outre, la construction des EPR modifiés (NM), en remplacement des vieux réacteurs, serait repoussée de 2020 à 2030 au moins. Une telle situation entraînerait objectivement un démantèlement du potentiel industriel national. Le Sénat avait voté le report de l’échéance de 2025. En fait, la politique de libéralisation du marché de l’énergie avance en se camouflant derrière un débat sur les technologies. Réduire dès 2025 à 50 % le parc nucléaire est en apparence de bon sens compte tenu de Fukushima, mais la concurrence sur les prix de marché de l’électricité tendra à dégrader la sûreté des centrales. 

Une politique non libérale de l’énergie devrait aborder l’avenir en tenant compte des caractéristiques de notre pays, de son parc nucléaire et de son industrie. L’EPR dans sa version initiale a certes des difficultés de mise au point, ce qui est classique dans une phase prototype. Une fois l’optimisation de l’EPR terminée, la France doit disposer d’un des modèles de centrales de génération 3 +, parmi les plus sûrs du monde. L’application des préconisations post-Fukushima de l’ASN aux centrales ayant bientôt 40 ans de vie permettrait de prolonger leur fonctionnement jusqu’à 60 ans. Le prix de l’électricité serait ainsi moins lourd pour les consommateurs. Une gestion vigilante du parc nucléaire n’exclut pas un effort national pour développer les technologies du stockage de l’électricité et celles de la régulation des mix énergétiques. À l’opposé de l’approche irréaliste du rapport de l’ADEME, l’effort national pourrait respecter les étapes et le temps nécessaires à la création d’une industrie nationale. 

La mise au point d’un système de régulation de la fourniture d’électricité composée par des technologies renouvelables complémentaires pourrait aussi se réaliser dans les secteurs géographiques éloignés des centrales nucléaires. L’expérience plus précoce de pays ne bénéficiant pas de l’acquis d’un parc nucléaire important serait aussi utile pour nos choix du futur. Les énergies renouvelables peuvent être une part significative du mix énergétique, à condition que leurs développements s’inscrivent dans la reconstruction d’un service public de l’énergie. Ce choix se joue notamment dans les modalités d’une transition énergétique, en combattant son dévoiement par le libéralisme. 

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