Ils Ă©taient la derniĂšre mamelle de la rĂ©gulation laitiĂšre : vieux de trente et un ans, les quotas laitiers ont pris fin le 31 mars 2015 pour laisser grandes ouvertes les vannes de la production europĂ©enne. Les rĂ©percussions sont mondiales. Le dĂ©veloppement de circuits de proximitĂ©, notamment dans les pays Ă©mergents, sont, eux, renvoyĂ©s aux calendes grecques.Â
*Marie-NoĂ«lle Bertrand est journaliste, chef de rubrique Ă lâHumanitĂ©.
Les quotas laitiers avaient Ă©tĂ© créés afin de juguler une surproduction europĂ©enne devenue mortifĂšre: Ă la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les Ătats avaient encouragĂ© la filiĂšre Ă produire plus pour rĂ©pondre Ă une demande criante autant que croissante. La politique agricole commune avait pris le relais. TrĂšs vite, la demande europĂ©enne ne devait plus suffire Ă Ă©couler le produit. LâUE, un temps, rachĂštera les surplus, Ă©coulĂ©s ensuite Ă bas prix dans les pays pauvres, dĂ©stabilisant du mĂȘme coup leurs marchĂ©s locaux (cette politique dâaide aux exportations durera trĂšs longtemps).
Mais en 1984 lâUE instaure des quotas. Limitant la production laitiĂšre au niveau de la demande (peu ou prou…), ils auront permis, pendant plusieurs annĂ©es, de garantir un prix stable aux Ă©leveurs et une prĂ©sence de la production laitiĂšre sur tout le territoire des fermes dâampleur raisonnable : aujourdâhui encore, la taille moyenne des exploitations laitiĂšres se limite Ă 52 bĂȘtes. ProgrammĂ©e depuis 2004, la fin des quotas relance le dĂ©bat : alors que les cubages promettent de se multiplier sur le continent (lâIrlande a dâores et dĂ©jĂ annoncĂ© quâelle comptait augmenter les siens de 50 % dâici Ă 2020), nul ne saurait prĂ©dire lâimpact que celaaurasurlafiliĂšrefrançaise,2e productrice de lâUE, derriĂšre lâAllemagne. Conjoncture Ă hauts risques, redoutent certains. OpportunitĂ© dâexpansion, clament dâautres, qui misent sur le marchĂ© international.Â
1 MILLIARD DâEUROS POUR CONQUĂRIR LE MONDEÂ
« LâĂ©quilibre du marchĂ© laitier de lâUE est largement influencĂ© par lâoffre et la demande au niveau mondial», relĂšve ainsi le COPA-Cogeca, consortium europĂ©en regroupant les grandes organisations agricoles (entre autres la FNSEA) et leurs coopĂ©ratives. « Il est important dâaccĂ©der aux marchĂ©s Ă©mergents et dâamĂ©liorer notre accĂšs aux marchĂ©s des pays vers lesquels nous exportons dĂ©jĂ . » VisĂ©s : les Ătats – Unis et le Canada. « Certaines nĂ©gociations commerciales bilatĂ©rales reprĂ©sentent des opportunitĂ©s stratĂ©giques pour les exportateurs europĂ©ens de produits laitiers », note encore le COPA-Cogeca, en rĂ©fĂ©rence au TAFTA et au CETA.Â
Les pays en dĂ©veloppement, dont la croissance, mais aussi la prĂ©caritĂ© de production ouvrent des perspectives, sont devenus la cible Ă atteindre « Pour gagner 1000 euros avec du lait, il faut en avoir investi 5 000 en amont », soulignait ainsi AndrĂ© Bonnard, de la FĂ©dĂ©ration nationale des producteurs laitiers (FNPL), syndicat affiliĂ© Ă la FNSEA, en avril dernier, rĂ©pondant aux questions de lâHumanitĂ©. « Les pays Ă©mergents prĂ©fĂšrent investir dans les cĂ©rĂ©ales, qui impliquent cinq fois moins dâinvestissements. » Les marchĂ©s africains intĂ©ressent Ă moyen terme. DĂ©jĂ mĂ»rs, ceux de lâAsie du Sud-Est, et plus encore de la ThaĂŻlande et de la Chine, font carrĂ©ment se lĂ©cher les babines europĂ©ennes.
De fait, le mouvement est engagĂ© : entre 2013 et 2014, les importations de lait en provenance du Vieux Continent y ont augmentĂ© de 59 %. Candia, Danone… industriels et grosses coopĂ©ratives ne sont pas en reste. Sodiaal, qui a signĂ© un accord avec une sociĂ©tĂ© chinoise, prĂ©voyant dâĂ©couler son lait en poudre produit dans deux usines fraĂźchement construites en Bretagne, a aussi mis les pieds en Chine. Au total, le Centre national interprofessionnel de lâĂ©conomie laitiĂšre (CNIEL) estime que les industriels et coopĂ©ratives français ont investi prĂšs de 1 milliard dâeuros pour conquĂ©rir de nouveaux marchĂ©s.Â
NOUVELLE CONCURRENCE MONDIALE

Le truc, câest quâils ne sont pas les seuls. La Nouvelle-ZĂ©lande, premiĂšre productrice laitiĂšre mondiale, dont les volumes ont augmentĂ© de 8,4 % en 2014 (avant de stagner sous le coup dâalĂ©as climatiques), lorgne les mĂȘmes plates-bandes, ainsi que lâAustralie. « La Tasmanie a investi un demi-milliard de dollars pour convertir ses champs secs en production laitiĂšre et compte sur une demande asiatique forte », relevait ainsi Helger Meinke, de lâuniversitĂ© de Tasmanie, lors dâun colloque en mars 2015 ; lâĂtat, en outre, vient de sâengager dans un accord de libre-Ă©change avec la Chine, accord plus favorable encore Ă lâĂ©coulement de son lait quâĂ celui de son charbon, pour lequel la Chine est pourtant son principal dĂ©bouchĂ©.Â
LES PRODUCTEURS FRANĂAIS SâEN SORTIRONT-ILS DANS CE PĂTRIN ?Â
Quand certains veulent y croire, dâautres alertent. Les producteurs sont pris entre recherche de laits de qualitĂ© et de valeur, dâune part, et course Ă lâindustrialisation pour des prix compĂ©titifs, dâautre part. «Envoyer les Ă©leveurs europĂ©ens Ă la guerre des prix sur le marchĂ© mondial sans se soucier des pertes humaines : voilĂ le vĂ©ritable projet des industriels, soutenu par les gouvernements », note ainsi la ConfĂ©dĂ©ration paysanne. Sont Ă redouter la concentration gĂ©ographique de la production sur quelques rĂ©gions et lâindustrialisation des Ă©levages.Â

FondĂ©e sur un modĂšle dĂ©jĂ rĂ©pandu en Allemagne et aux Pays-Bas, la dĂ©sormais fameuse ferme des 1 000 vaches, installĂ©e dans la Somme, laisse craindre, entre autres, une baisse de lâemploi agricole et une dĂ©naturation du mĂ©tier. Rien ne garantit, en outre, que lâexport permette de stabiliser quoi que ce soit en termes de revenu agricole. Essentiellement constituĂ© de produits rĂ©siduels, tels que le lait en poudre et le beurre, trĂšs mal rĂ©munĂ©rĂ©s, le marchĂ© mondial « ne reprĂ©sente que 7 % de la production des pays exportateurs », reprend ainsi la ConfĂ©dĂ©ration paysanne. En 2014, poursuit-elle, ces derniers « ont augmentĂ© leurs productions de plus de 10 millions de tonnes, alors que la demande mondiale nâa augmentĂ© que dâenviron 2 millions de tonnes ».Â
AGRICULTURE FRANĂAISE : REPĂRES GRANDES DATES
Une histoire séculaire.
Luttes paysannes continues des petits propriĂ©taires et mĂ©tayers dont les gros propriĂ©taires sont la cible. Au milieu du XX e siĂšcle, la CGA (ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale de lâagriculture) en est le creuset.
1945. La paysannerie, encore nombreuse, a jouĂ© un rĂŽle dans la RĂ©sistance. Des rĂ©formes sâimposent en faveur des petits paysans.
1946-1947. Loi sur les coopĂ©ratives : hĂ©ritiĂšres des fruitiĂšres sĂ©culaires et de lâentraide paysanne, les coopĂ©ratives sont consacrĂ©es par la loi de 1947. Elles peuvent se vouer Ă la production, Ă la commercialisation ou Ă lâachat de produits. Statut du fermage qui protĂšge les exploitants non propriĂ©taires. Loi sur les CUMA (coopĂ©ratives dâutilisation du matĂ©riel agricole); qui prennent leur essor aprĂšs 1965.
1962. Parité enseignement agricole-éducation nationale.
Codification dans la loi des GAEC (groupements agricoles dâexploitation en commun), qui regroupent principalement des exploitants familiaux.
Les politiques agricoles sont ensuite inspirĂ©es par la dĂ©mocratie chrĂ©tienne puis par des «gaullistes» : est favorisĂ©e une Ă©volution technocratique au motif de «moderniser» lâagriculture, au profit des industries de la filiĂšre et des banques, en occultant lâhĂ©morragie que subit le monde paysan. Edgar Pisani, ministre de lâAgriculture, promoteur de la LOF (loi dâorientation fonciĂšre) puis responsable de la PAC Ă Bruxelles incarne des annĂ©es durant cette politique.
ORGANISATIONS PAYSANNES
La FNSEA (FĂ©dĂ©ration nationale des syndicats dâexploitants agricoles) hĂ©rite dĂšs 1946 dâun souhait dâ«unitĂ© paysanne» assez corporatif. Rejointe dĂšs 1956 par le CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs), elle Ă©tablit sa prĂ©- Ă©minence sur le monde rural dans les annĂ©es 1960, avec le CAF (Conseil de lâagriculture française) oĂč convergent mutualitĂ©, coopĂ©ration et crĂ©dit.
Dans le contexte difficile de lâeffondrement du nombre dâexploitants par disparition des plus petits, les luttes de la paysannerie familiale sont portĂ©es par le Modef (Mouvement de dĂ©fense de lâagriculture familiale) ou par une nouvelle organisation, la ConfĂ©dĂ©ration paysanne.
LâAGRICULTURE FRANĂAISE EN 2010
France : 1er pays agricole de lâUE. 27 millions dâhectares cultivĂ©s, soit 16% des terres agricoles de lâUE.
Moins de 400000 exploitations agricoles répertoriées (mais prÚs de la moitié, trÚs petites, ne sont pas « professionnelles »). Ce sont des exploitations familiales (10 millions en 1918 et 6 millions vers 1950).
Surface moyenne des exploitations : 53 ha (supĂ©rieure Ă la moyenne de lâUE).
750 000 emplois ruraux (comprenant chasse et sylviculture).
Revenu agricole par actif non salarié : stagnation ou baisse selon les secteurs.