NUCLÉAIRE ET CAPITAL, JEAN BARRA*

Les méandres du développement de la filière du nucléaire civil en France ont-ils un rapport avec l’intérêt national ou avec l’intérêt du capital ?  

*JEAN BARRA est ingénieur, retraité EDF.

La réduction sensible de la part du nucléaire français dans la production d’électricité programmée dans l’accord PS-EELV constitue un virage politique. Les diverses alternances observées depuis 1981 n’avaient jamais remis en cause le pseudo-consensus national autour de la place occupée par cette énergie. Parallèlement, les conservateurs allemands ont de leur côté décidé d’abandonner le nucléaire, après la catastrophe de Fukushima. Derrière ces aspects politiciens, de considérables intérêts financiers sont en jeu.

GRANDEUR ET DÉCADENCE DU NUCLÉAIRE CIVIL FRANÇAIS 

Entrée de la centrale nucléaire de Civaux (France).
Entrée de la centrale nucléaire de Civaux (France).

Les milieux financiers ne veulent pas investir dans le nucléaire neuf car le temps de retour sur investissement est bien trop long (comme pour la construction des réseaux routiers, ferroviaires ou des barrages hydroélectriques) et incompatible, à l’heure du capitalisme financier, avec la recherche de profits immédiats. Cela n’a pas empêché la réalisation de ces installations indispensables au fonctionnement des sociétés modernes ; mais aujourd’hui ces milieux ne veulent y aller que si la rentabilité est garantie d’une façon ou d’une autre, comme elle l’est par les péages autoroutiers. La catastrophe japonaise et les difficultés rencontrées par l’EPR ont amplifié leur frilosité. Dans les années 1970, les investisseurs n’étaient pas opposés au programme nucléaire français, car les risques à long terme étaient assumés par EDF, entreprise d’État, tandis que les fournisseurs privés (BTP, Schneider, CGE…) des équipements engrangeaient immédiatement des profits colossaux. Et cette industrie a fait la preuve de son efficacité tant sur le plan économique que sur le plan industriel. L’originalité de la situation française explique la décadence de cette filière: réalisations d’EPR qui peinent à confirmer les succès des paliers antérieurs ; difficultés à l’exportation; démantèlement en stand-by, stockage des déchets ultimes dans un enlisement procédurier; filières du futur (ASTRID notamment) insuffisamment développées, en raison notamment des difficultés financières du CEA. Ailleurs dans le monde, trois ans après Fukushima, la relance massive du nucléaire est indéniable: en Chine mais aussi en Russie avec les meilleurs résultats à l’exportation grâce aux prêts de l’État, et en Grande- Bretagne grâce à un prix de rachat garanti par l’État. Les taux de profits y sont donc assurés.

EN MARCHE VERS LE PARADOXE FRANÇAIS 

Hier, en France, la tendance était à l’optimisation des revenus de l’exploitation du nucléaire en service en le maintenant à niveau pour qu’il perdure, et ce sans trop penser à renouveler le potentiel industriel correspondant. Cela se rapproche de ce qui se fait dans la chimie ou la métallurgie, en usant les usines jusqu’à la corde (par exemple les hauts fourneaux lorrains), en cédant les usines à des prête-noms pour ne pas engager de groupes majeurs en cas d’accident (c’est le cas de certaines raffineries) ou en entretenant a minima les installations (comme pour le nucléaire français des années 2000). Ce type de gestion s’est accompagné d’une attitude ambiguë vis-à-vis du nucléaire neuf. EDF, 1er exploitant nucléaire au monde, n’a construit aucune centrale entre 1983 et 2004, a fermé les tranches UNGG et le prototype Superphénix. Elle défend le nucléaire, mais avec, dans le discours, un amalgame savant entre le neuf et l’ancien: on explique que la construction de nouvelles tranches – à dose homéopathique – est indispensable pour que cette industrie soit apte à assurer la maintenance de l’existant (cf. discours de lancement de l’EPR de Flamanville). Mais l’alternance créée à la dernière élection présidentielle marque peut-être un autre virage: le lâchage du nucléaire existant, pourtant capable de fournir les kilowattheures les moins chers de la planète. La loi portant organisation du marché de l’électricité (loi NOME du 7 décembre 2010) et la logique de l’ARENH permettent-elles de provisionner les financements nécessaires au renouvellement du parc, voire d’assurer les coûts de production des tranches en service?

INTÉRÊTS DIVERGENTS DERRIÈRE LE MIMÉTISME ÉNERGÉTIQUE 

La Défense, haut lieu du capitalisme en France. les plus grandes entreprises énergétiques françaises y ont leur siège.
La Défense, haut lieu du capitalisme en France. les plus grandes entreprises énergétiques françaises y ont leur siège.

Aujourd’hui, le syndrome allemand, transposé en France avec l’annonce de la fermeture de Fessenheim et celle de la réduction à 50 % de la part de l’électricité nucléaire dans son mix énergétique, s’accompagne de l’injection massive de capitaux dans l’électricité dite « verte ». Le retour sur investissement – en France comme en Allemagne – est garanti par les tarifs d’achat dès le premier jour, et ce quelle que soit la rentabilité de ces investissements (de petites rentrées d’argent avec peu de capital investi peuvent produire de très gros taux de profits) ou l’efficacité technique réelle des technologies utilisées. Le capitalisme financier ne s’encombre pas de l’intérêt collectif, ni même du coût ou de la qualité de l’énergie produite. Parmi les détenteurs de capitaux, certains ont intérêt à une électricité à bas coût, d’autres recherchent une profitabilité immédiate sans se soucier de l’efficacité réelle du secteur électrique. La situation ressemble à celle des années 1930, où les capitalistes ne réalisaient pas les investissements nécessaires… jusqu’à la nationalisation du secteur rendue inévitable par leur incurie! Les capitalistes de l’industrie lourde intéressés par l’efficacité du système électrique sont en perte de vitesse dans notre pays. L’État est responsable des tarifs de l’électricité et propriétaire des principales entreprises du secteur nucléaire, EDF et Areva. L’État défend-il ses propres intérêts et ceux des concitoyens ? EDF défendra-t-elle sur la durée la poursuite de l’exploitation de Fessenheim? La dureté des combats de ces dernières années a occulté la diversité des intérêts capitalistes et celle des moyens utilisés pour les défendre.

PERDANTS ET GAGNANTS 

Le capitalisme a toujours opéré des choix dans ses propres rangs. La nationalisation des chemins de fer en 1935 a suivi la ruine du patronat qui en était resté propriétaire, alors que les créateurs avaient fait fortune un demi-siècle plus tôt… mais ce n’était pas les mêmes. Les exemples ne manquent pas, même s’ils sont moins visibles que les guerres, où l’affrontement inter capitalistes par peuple interposé prend le pas sur les règlements de compte intra capitalisme. On peut se demander aujourd’hui si le changement officiel de paradigme sur le nucléaire est dû au fait que les capitalistes les plus proches de François Hollande ont des intérêts différents de ceux qui étaient les plus proches de Nicolas Sarkozy ou s’il s’agit d’un virage de l’ensemble du secteur dirigeant de l’économie française. La récente prise de position de l’UMP sur le projet de loi de transition énergétique souligne la pertinence de la question, sans apporter de réponse claire. Si la liaison entre augmentation du capital, baisse du taux de profit, destruction massive de capital pour mieux le rétablir est un brin mécaniste, la fermeture injustifiée du nucléaire allemand ou celle de Fessenheim ressemble à ce schéma; en cas d’une ruine en France de ce secteur industriel et énergétique, aucun capitaliste ne sera lésé (l’État reste propriétaire d’EDF et d’Areva), mais la nation française sera perdante. Le contraire de l’élan donné à l’économie verte où les profits sont garantis et financés par l’ensemble des consommateurs, mais dont l’efficacité économique globale est loin d’être prouvée. Application nouvelle de la vieille maxime « socialisation des pertes/privatisation des profits ».

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