ART ET PEINTURE : L’APPORT DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES, BERNARD ROUÉ*

La révolution numérique a mis en avant les rapports entre science et art, et les arts numériques, de la photographie à la sculpture, en passant par le cinéma, sont en passe d’acquérir leurs lettres de noblesse. Mais peut-être est-il moins connu des amateurs d’arts comme des scientifiques et technophiles que ces rapports s’inscrivent dans une longue histoire.  

*BERNARD ROUÉ est artiste peintre.

Au-delà de l’apport à la géométrie par la redécouverte de la perspective, il faut souligner les rapports entre l’art de la peinture et la chimie ou la physique. La peinture est constituée de quatre composants : – le subjectile, ou support, qui reçoit l’oeuvre ; – le pigment, ou colorant, qui donne la teinte ; – le liant, ou mordant, qui permet l’accroche au support ; – le diluant, qui confère plus ou moins d’épaisseur à la pâte. Nous ne nous intéresserons qu’au colorant. Ce sont des composés chimiques qui, selon leur composition et leurs mélanges, donnent la multiplicité des teintes utilisées par les peintres. Ces mélanges induisent des réactions chimiques bénéfiques ou néfastes pour l’oeuvre. De la connaissance par le peintre de ces interactions dépendra la pérennité de son travail.

DÈS LE PALÉOLITHIQUE 

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En haut : une photographie du tableau Berges de la Seine, exposé au musée Van Gogh d’Amsterdam, divisé en trois et coloré artificiellement pour simuler la différence entre l’état probable de la peinture en 1887 et en 2050. En bas à gauche : échantillons microscopiques d’œuvres d’art préparés dans des lamelles de Plexiglas. Le tube de peinture jaune de chrome provient de la collection personnelle de M. Cotte. En bas à droite : échantillon prêt pour l’analyse au microscope à rayons X de l’ESRF. Au centre : image obtenue au moyen d’un microscope électronique analytique à haute résolution montrant les pigments altérés dans le tableau de Van Gogh et le changement de couleur en surface, provoqué par la réduction du chrome. L’échelle indique la taille de ces pigments. (Explication tirée du site du CNRS : http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2104.htm.)

On peut remonter très loin dans le temps pour voir les hommes utiliser des matières colorantes. Sur les sites d’Ambrosa (Espagne) et de Terra Amata (Nice, France) datés d’environ 380000 BP¹, on a trouvé des sites d’exploitation d’hématite avec des teintes différentes obtenues par thermoclastie. On a observé, répartis sur un rayon de près de 400 km à partir du site de Swietokrzyskie (Pologne), des colorants issus de ce gisement². Des analyses physico-chimiques des dépôts retrouvés ont permis de déterminer que sur cette aire s’est développée une véritable organisation de stockage et distribution de type production/transformation, gros, demi-gros, détail, de structure étoilée, pour laquelle on peut établir des analogies avec nos réseaux de distribution commerciaux actuels. Les principaux minerais retrouvés sont :

– des oxydes de fer anhydres : goethite

– des oxydes de fer hydratés : hématite

– des oxydes de magnésium.

Par cuisson, différentes teintes sont obtenues. Le contrôle des températures doit être assez précis. Par exemple, la goethite naturelle jaune chauffée à 200 °C devient du brun jaune; à 250 °C, rouge (hématite) ; entre 700° et 800 °C, rouge pourpre; à 1000°C, noir (magnétite)³. Si nous considérons qu’à ces périodes les groupes humains, les Néandertaliens, nomades et comportant peu d’individus, parcourent dans un environnement rarement sûr jusqu’à 20 km journaliers et que toute charge peut être un handicap pour la survie individuelle et/ou du clan, pourquoi s’encombrer de ces terres colorées, lourdes par essence? Quelle portée intellectuelle et symbolique représente cet attachement à de la couleur qui ne semble pas être indispensable, à première vue, à la survie du groupe ? Quel usage en était fait qui devait être si important que ces colorants faisaient partie du voyage à la recherche de troupeaux pour se nourrir, au même titre finalement que les armes et les moyens de pérennité du clan ? La recherche préhistorique a encore beaucoup de travail à accomplir pour essayer d’apporter une réponse à ces questions, si toutefois les vestiges, rares, de cette période le permettent un jour. Ces considérations nous amènent à nous repositionner de façon très humble et émouvante par rapport à la longue lignée des hommes et à leurs savoirs techniques et symboliques, savoirs « savants » car complexes et raisonnés.

LA COMPOSITION DES COLORANTS 

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Dès le paléolithique, les colorants font l’objet une véritable organisation de stockage et de distribution de type production/transformation, gros, demi-gros, détail, de structure étoilée, sur des étendues couvrant plusieurs centaines de kilomètres carrés !

On peut classer par familles chimiques les principaux éléments qui composent les colorants, mais pour les peintres il est plus naturel de les considérer selon leurs nuances, bien que la connaissance des compositions chimiques fasse partie du savoir indispensable pour une exécution correcte d’une toile. La connaissance des principes de base des mélanges de ces éléments chimiques (il ne faut jamais l’oublier, les couleurs d’un tube de peinture ne sont que des composés chimiques) doit être maîtrisée par l’artiste, sous peine de voir son oeuvre se dégrader de façon progressive, irrémédiablement, et perdre tout le fin travail d’accord des teintes recherchées patiemment sur la palette et voulu lors de l’exécution.

L’EXEMPLE DE VAN GOGH ET DE COURBET 

Il faut noter que tous les mélanges entre des sulfures et des plombs ont une réaction chimique dans le temps totalement néfaste : ils noircissent ou verdissent. Il en est de même de tous les chromates. À ce sujet, on peut se rendre compte de ces problèmes de compatibilité chimique dans les toiles de Van Gogh. Pour avoir une grande puissance dans ses jaunes, il a beaucoup utilisé le jaune de chrome (chromate de plomb), mélangé à un peu de blanc. L’analyse par spectroscopie aux rayons X réalisée début 2011 par une équipe de physiciens et de chimistes italiens, belges et néerlandais, au synchrotron européen de Grenoble (ERSF) des mêmes peintures prélevées dans des restes de tubes de l’époque a donné des indications précises sur ce phénomène. Après avoir fait vieillir par exposition aux rayons UV les restes d’un tube, les chercheurs constatèrent un processus de dégradation de la saturation rendant les jaunes plus ou moins marrons, de la teinte identique à celle de la toile étudiée. Ils ont alors, avec l’accord de la direction du musée Van Gogh, fait des prélèvements microscopiques sur une toile du peintre. Après analyse de la composition en éléments métalliques présents dans la peinture « fraîche » puis vieillie et de celle de la toile, il fut constaté une similitude de perte de teinte et la transformation identique de la composition chimique des éléments analysés. De plus, tous les jaunes de chrome ne réagissent pas de la même manière, les plus clairs étant ceux qui brunissent le plus vite quand ils sont exposés aux rayons UV. Or on sait que Van Gogh mettait un peu de blanc dans ses jaunes pour en accentuer la clarté et la puissance, et les analyses ont révélé la présence de baryum et de soufre dans son blanc. On sait que le soufre et le plomb en contact entraînent une réaction de brunissement de la peinture, ce qui, s’ajoutant à l’action des rayons UV de la lumière, accentuerait le mauvais état de conservation des couleurs des toiles de ce grand peintre. On peut considérer que ces toiles sont « désaccordées » et que nous les voyons de façon dénaturée, comme si nous écoutions une oeuvre de Debussy sur un piano qui sonnerait faux. Malheureusement, il ne fut pas le seul durant cette période à utiliser ces tubes de peintures fabriqués par des industriels, et de nombreuses toiles des impressionnistes et des mouvements parallèles issus de ce courant esthétique ont subi le même sort. On connaît la catastrophe qu’a représentée l’utilisation, au XIXesiècle, du bitume de Judée, magnifique brun rouge, qui devient inexorablement noir avec le temps, qui migre et « mange » les couleurs sur toute la toile, provoquant de profondes craquelures du feuil (couche picturale). À ce sujet, par exemple, il faut voir au Petit Palais, à Paris, la toile de Courbet intitulée Pompiers courant à un incendie, de 1851, qui a notablement noirci. Les relations entre les sciences et les techniques, au-delà de ces quelques cas cités, sont bien plus nombreuses et complexes. Les outils les plus performants des laboratoires de physique et de chimie sont souvent requis pour aller plus loin dans notre connaissance des chefs-d’oeuvre, que ce soit pour analyser la technique d’un artiste ou les dessous cachés que peuvent révéler certaines pièces.


DES COULEURS ET DES SUBSTANCES
Dans les peintures pour artistes, on trouve ou on trouvait le plus souvent la palette suivante (entre parenthèses figurent les composants chimiques des différentes couleurs et nuances) :
– blanc : de céruse (hydrocarbonate de plomb), d’argent (carbonate de plomb), de zinc (oxyde de zinc), de titane (oxyde de titane) ;
– jaune : de Naples (antimoniate de plomb et sulfure de chaux), de chrome (chromate de plomb), de cadmium (sulfure de cadmium) ;
– rouge : vermillon (sulfure de mercure, minium), cinabre (sulfure de mercure naturel), de cadmium ;
– bleu : bleu outremer (sulfure de sodium et silicate d’alumine), bleu de cobalt (aluminate de cobalt), de Prusse (hexacyanoferrate de fer), de céruléum (stannate de cobalt) ;
– vert : de chrome (oxyde de chrome anhydre), émeraude (oxyde de chrome hydraté), Véronèse (acéto-arséniate de cuivre), de cadmium (sulfure de cadmium et oxyde de chrome) ;
– violet : de cobalt (phosphate de cobalt), de Mars (oxyde de fer et de cobalt), minéral phosphate de manganèse ;


¹ BP pour before present. Référence au « présent », l’année 1950, lorsque les datations au carbone 14, reconnues par la communauté scientifique, se généralisèrent.
² Groenen, Mars, la Couleur : colorants et symbolique au paléolitique, Ousia, Bruxelles, 1993, p. 7-27.
³ Id., ibid., p. 14.

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